Déchets : quand les poubelles débordent

Analyse

La France est en train d’adopter son cinquième plan de gestion des déchets radioactifs. Leur volume est devenu très préoccupant, en particulier pour les déchets les plus dangereux.

Terreur graphique
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© Terreur graphique pour Alternatives économiques

Qui dit centrale nucléaire dit production de résidus très radioactifs que sont les assemblages de combustible usé. Ce sont des tonnes et des tonnes de matières radioactives dont la dangerosité va mettre, selon leur nature, des centaines, des milliers ou des millions d’années avant de disparaître.

Enfouir avec Cigéo

Face à de telles échelles de temps, aucun mode de confinement de ces déchets très radioactifs et « à vie longue » ne peut garantir une absence de relargage dans l’environnement. C’est un argument fort des opposants au projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) dans la Meuse, visant à enfouir ces résidus dans une installation bétonnée construite à 500 mètres sous terre, au cœur d’une couche argileuse. Un point que ne contestent pas les promoteurs de cette solution. Il s’agit de construire un stockage le plus résistant possible à l’inévitable corrosion liée à des infiltrations d’eau dans une couche géologique la plus profonde et la plus hermétique possible (d’où l’intérêt du site retenu pour Cigéo). Ainsi, l’inévitable relargage d’éléments radioactifs qui pourront migrer jusqu’à la surface surviendra à des horizons si lointains qu’ils auront perdu leur nocivité. C’est du moins le pari.

Ce projet est pharaonique. Entre le moment où débuteront les travaux et celui où l’on aura fini de descendre les derniers colis de déchets produits par le parc actuel de réacteurs, une centaine d’années se seront écoulées. Et ce sont des milliards et des milliards d’euros de dépenses. Etudié depuis une trentaine d’années, Cigéo est encore loin de voir le jour. Le maître d’ouvrage, l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), a déposé une demande de déclaration d’utilité publique en août 2020, mais son dossier a fait l’objet d’un rapport critique de l’Autorité environnementale en janvier 2021, notamment parce qu’il ne présentait pas les études de sécurité et que l’étude d’impact était lacunaire concernant les situations d’accident.

Un risque important pendant la phase d’exploitation (entre le moment où l’on commencera à descendre les containers de déchets radioactifs et celui où l’on scellera définitivement le stockage) est l’incendie souterrain. En particulier, beaucoup de containers enfermeront des colis bitumineux. Il s’agit de boues radioactives issues des activités de retraitement du combustible usé pour en extraire du plutonium. Ces boues ont été fixées dans une matrice de bitume puis conditionnées dans des fûts d’acier. Environ 11 000 m3 sont entreposés à Marcoule et 2 700 m3 à La Hague. Or le rayonnement de ces matières radioactives casse les molécules présentes dans le bitume, ce qui libère de l’hydrogène, qui peut spontanément s’enflammer et exploser à un certain niveau de concentration dans l’air. Descendre ces fûts en l’état serait une menace grave et la reprise de ces conditionnements, à l’étude, représentera des surcoûts élevés. Cela fait partie des sujets en discussion.

Ingérable

Y a-t-il des alternatives à l’enfouissement définitif des déchets radioactifs à vie longue ? Répondre à cette question conduit à poser celle de la nature des déchets produits par l’industrie nucléaire.

A la différence de la France et de la Russie, tous les pays nucléaires considèrent les combustibles usés qui sortent de leurs centrales comme des déchets ultimes. Ils les entreposent, en attendant mieux, dans des installations de surface ou subsurface, après un séjour de quelques années dans les piscines attenantes aux réacteurs afin que diminuent suffisamment leur radioactivité et le dégagement thermique associé. Ce n’est pas un choix satisfaisant sur le long terme, mais il laisse une porte ouverte à la recherche de solutions techniques pour faire diminuer artificiellement la radioactivité. De telles solutions ne sont toutefois pas imaginables à une échelle industrielle avant de nombreuses décennies. Souvent évoquée, la séparation-transmutation, qui consiste à isoler puis transformer des éléments à vie longue en éléments à vie plus courte, n’existe qu’en laboratoire. Passer à un stade industriel impliquerait des investissements colossaux et cette industrialisation comporterait elle-même de nombreux risques de dissémination de substances radioactives. « Les risques pourraient être supérieurs à ceux que l’on cherche à éviter », indique François Besnus, directeur de l’environnement à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Il est par ailleurs des déchets pour lesquels il semble parfaitement illusoire d’imaginer une alternative à l’enfouissement définitif, y compris en se projetant à très long terme. Il s’agit des déchets de l’industrie du retraitement des combustibles usés, pratiqué par la Russie, la France et, jusqu’à récemment par le Royaume-Uni. En France, l’extraction à des fins énergétiques du plutonium contenu dans le combustible usé à l’usine de La Hague donne lieu à une énorme concentration de déchets à vie longue extrêmement radioactifs qui ont été isolés et vitrifiés. Reprendre et dissoudre les verres de ces colis vitrifiés pour en extraire et traiter les radionucléides est mission quasi-impossible. Certains experts très critiques sur le nucléaire jugent que pour cette catégorie de déchets au moins, l’enfouissement de type Cigéo est la moins mauvaise des solutions. Des voix très minoritaires chez les écologistes.

Il y a matière à déchets

La seule partie du combustible usé que la France qualifie de « déchet » est ce qui reste après récupération des « matières » valorisables (plutonium, 1 % de la masse des combustibles usés, et uranium, 94 %). Les 5 % restants concentrent une énorme radioactivité, dont une fraction importante est à vie longue voire très longue. C’est pour s’en débarrasser, ainsi que les éléments métalliques produits lors du cisaillage des assemblages de combustibles, que le projet Cigéo a été conçu. Il a été dimensionné pour stocker les déchets radioactifs à vie longue produits à La Hague sur toute la durée de vie du parc actuel de réacteurs. Si la France devait un jour abandonner le retraitement, les assemblages irradiés sortis de ses réacteurs seraient des déchets définitifs. Et donc des charges à provisionner et non des actifs inscrits au bilan.

Le Cycle pas très cyclique du combustible nucléaire

Graphique 2 : cycle du combustible nucléaire
Source : commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

Recyclage à tout prix

Mais pourquoi la France poursuit-elle le retraitement et, par voie de conséquence, continue-t-elle à produire ce qu’il y a de pire en matière de déchets nucléaires ?

Historiquement, le retraitement visait l’extraction du plutonium à des fins militaires. Le stock militaire étant devenu suffisant fin des années 60, cette production a cependant été poursuivie dans les années 1970-1980 dans la perspective d’un usage civil. Le plutonium peut en effet alimenter les réacteurs surgénérateurs, très séduisants sur le plan énergétique, et que l’on a cherché à industrialiser en France avec le réacteur Superphénix. Les énormes problèmes de sûreté ont conduit à l’arrêt définitif en 1997 de ce qui avait été pensé comme une tête de série.

Cet échec n’a pas fait renoncer la France au retraitement. D’une part, elle n’a jamais abandonné l’idée de construire des surgénérateurs, même si le CEA a annoncé en août 2019 qu’il renonçait à réaliser le prototype Astrid (un avatar de Superphénix) « avant la deuxième moitié de ce siècle ». D’autre part, dans l’attente d’un déploiement de la surgénération et pour justifier le maintien d’une industrie du retraitement, la France a développé dès les années 1980 un autre débouché pour le plutonium : la fabrication de combustibles pour les réacteurs en activité, le Mox (mixed oxide, en anglais) et l’URE (uranium de retraitement enrichi).

Le Mox est un mélange de plutonium et d’uranium appauvri, ce dernier étant un sous-produit de la fabrication de combustible à base d’uranium naturel enrichi (UNE, voir encadré). En réalité, l’UNE représente l’essentiel du combustible utilisé dans le parc français, le MOX ne représentant que 10 %. Par rapport au combustible à base d’UNE, le Mox coûte en effet cinq fois plus cher et sa manipulation impose beaucoup plus de contraintes en termes de sûreté (il est notamment bien plus radioactif), explique Jean-Claude Zerbib, de l’association Global Chance. Quant à l’URE, il est obtenu après ré-enrichissement de l’uranium de retraitement issu de La Hague. Sa fabrication pose beaucoup de problèmes et son usage a été abandonné.

Le retraitement, à supposer que l’on veuille continuer à s’exposer à tous les risques de pollution radioactive qu’il induit, n’a de sens que si la production de plutonium a une rationalité économique. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et cela ne risque pas de l’être demain, en l’absence de perspectives pour la surgénération. Que l’on soit pro ou antinucléaire, il y a au moins d’horribles déchets que l’on pourrait cesser de produire et ne pas avoir à enfouir.

Uranium enrichi et appauvri : de quoi parle-t-on ?

L'uranium est un élément naturel contenant de la matière fissile (l'isotope 235), c'est-à-dire des atomes instables pouvant être cassés en deux parties radioactives sous l'effet d'un flux de neutrons et dégager de l'énergie lors de ces fissions. Ces atomes existent cependant en quantité insuffisante dans l'uranium naturel (0,72 %) pour que cette réaction nucléaire puisse être entretenue. Il est donc nécessaire d'augmenter la teneur de l'uranium naturel en isotope 235 (de l'ordre de 3 % à 5 %), par le biais de différents procédés, ce que l'on appelle l'enrichissement. Cet uranium naturel enrichi (UNE) sert à fabriquer le combustible des réacteurs, tandis que l'uranium appauvri est un sous-produit de l'opération d'enrichissement.