Alors que les bombes nucléaires venaient de frapper les 6 et 9 août les populations civiles des villes d’Hiroshima et de Nagasaki, la France débutait elle sa réflexion sur une force atomique, pour retrouver sa place de grande puissance après l’effondrement de son armée en 1940 face à celle de l’Allemagne. Soixante-quinze ans après ces tragiques événements, le dialogue entre Berlin et Paris sur la dissuasion nucléaire française d’un point de vu tant politique, que technique n’a jamais été aussi important. Mais, les acteurs politiques de ces deux Etats ont-ils encore en mémoire la réalité du danger des armes nucléaires ?
Les cendres de la Seconde Guerre mondiale en Europe sont encore brûlantes ce 6 août 1945. L’annonce de la destruction d’Hiroshima par une bombe atomique donnera lieu à peu de réactions en Allemagne. Seules des retranscriptions de physiciens[1] (notamment Werner Heisenberg et Otto Hahn) du régime nazi détenus par les Britanniques, sont connues et montrent leur étonnement et interrogation devant cet acte. À travers le monde, les commentaires seront la plupart du temps positifs sur cette arme de destruction massive, comme le mentionne, avec amertume Albert Camus dans son éditorial à Combat (8 août 1945) : « Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. » Il poursuivra en posant une question qui reste encore sans réponse : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. »
Le projet Manhattan, mis en œuvre par les États-Unis, avait pour objectif de les doter, avant le régime national-socialisme, d’une arme atomique et de l’utiliser sur le territoire allemand. L’effondrement et la reddition du Troisième Reich, le 8 mai 1945, a eu lieu avant la fin de la conception de la bombe. La population civile allemande, et plus largement européenne, n’a donc jamais été frappée dans sa chair par cette arme atomique.
L’horreur ne se compare pas, et les populations ont connu des destructions de villes par des bombardements massifs à l’image de Dresde, Francfort-sur-le-Main ou Hambourg. Mais jamais, comme le relève le diplomate français M. Lacoste[2], lors de son « voyage d’étude », le 27 janvier 1946 à Hiroshima, une seule bombe n’avait provoqué « en un éclair, l’anéantissement d’une ville entière et de la moitié de sa population ».
Soixante-quinze années plus tard l’Europe a échappé — par chance ! — au conflit nucléaire que la guerre froide lui promettait. La peur de la bombe atomique s’est éloignée et à l’inverse cet armement est devenu officiellement un sujet de travail entre Paris et Berlin. Ce retournement de l’histoire est très étonnant quand on sait que la France s’est dotée d’une force nucléaire dans le but de ne plus jamais être envahie et que des villes de Rhénanie ou de la Sarre ont été ciblées, pendant plus d’une décennie, par des missiles nucléaires tactiques. Dans le même temps, malgré la présence d’armes nucléaires états-uniennes (depuis 1958) entreposées dans le cadre de l’Otan, la population allemande s’est toujours opposée au nucléaire (militaire et civil). Mais du fait de son appartenance à cette organisation militaire, cette volonté populaire est tronquée, puisque le pouvoir politique lui est favorable à une politique de dissuasion nucléaire.
La relation franco-allemande sur ce sujet a toujours été équivalente à un tango feutré. En 1995, le Premier ministre Juppé proposa une « politique de dissuasion concertée ». Cette initiative fut ignorée par Berlin, ce qui signa la fin d’une énième tentative française d’inclure les partenaires européens dans une réflexion sur la portée de sa dissuasion. Tout comme en 2007, sous la présidence Sarkozy, il fut avancé l’idée d’une contribution financière par l’Allemagne à la bombe française en échange de son droit de regard et un appel à « un dialogue ouvert » (21 mars 2008). Outre le tabou du sujet par les acteurs politiques allemands de l’époque, ces refus s’appuyèrent aussi sur leur appartenance au Traité de non-prolifération nucléaire et s’inscrivait également dans une tentative politique (Guido Westerwelle, 2009) de faire retirer les armes nucléaires de l’Otan présentes en Allemagne.
En septembre 2017, le président Macron propose lors de son discours à la Sorbonne, « une initiative européenne d’intervention visant à développer cette culture stratégique partagée[3] » pour relancer la réflexion sur la dissuasion nucléaire française et son avenir avec l’Allemagne et les partenaires européens. En usant d’un vocabulaire technique comme « culture stratégique », les responsables politiques français évitent de communiquer explicitement sur le sujet « nucléaire », pour ne pas créer de conflits politico-médiatique supplémentaires avec leurs partenaires.
Cette manœuvre a fonctionné. Près de trois ans plus tard, nous pouvons lire des déclarations d’acteurs politiques et d’experts qui ne font plus frémir personnes à Berlin et ne font que ravir Paris. Wolfgang Ischinger, diplomate et président de la Conférence de Munich sur la sécurité, a ainsi déclaré (Ouest-France, 9 février 2019) que « la question d’une européisation du potentiel nucléaire français » devra être posée à moyen terme mais « un débat public sur ce sujet ne nous aiderait actuellement pas beaucoup ». Le traité franco-allemand d'Aix-la-Chapelle (31 janvier 2019), avec sa clause de défense mutuelle (article 4.1), a créé un doute (non levé officiellement) sur la portée et les moyens (nucléaires ?) mis à contribution dans ce cadre. Différents parlementaires allemands (Roderich Kiesewetter, Johann Wadephul) se sont déclarés favorables à ces armes, même si l’on doit aussi noter des oppositions (Rolf Mützenich, Norbert Walter-Borjans). Du côté des parlementaires français, c’est à travers le nouveau système de combat aérien du futur (Scaf) que la parole est la plus libérée. Un récent rapport[4] mentionne ainsi que « le nouvel avion de combat devra être capable de porter à la fois l’arme nucléaire française et l’arme nucléaire de l’Otan ». La conception commune d’un chasseur porteur d’une arme nucléaire (française et ou américaine dans le cadre de l’Otan) était inimaginable il y a encore peu de temps, la notion d’indépendance industrielle était privilégiée. Mais pour Paris, le coût du renouvellement et de la maintenance de l’arsenal nucléaire pèsent très lourd ! Le partage du fardeau financier a donc le double avantage de réduire la facture pour la France et « d’accrocher » Berlin dans un projet industriel militaire majeur ou le nucléaire est bien présent.
Enfin, le président Macron lors de son discours sur la dissuasion (7 février 2020) a appelé à développer « un dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective » et à les « associer aux exercices des forces françaises de dissuasion ». Ce dialogue stratégique et ces échanges participeront naturellement au développement « d’une véritable culture stratégique entre Européens ». La boucle est bouclée !
La dégradation de l’environnement mondial de sécurité ne doit pas conduire à un renforcement des politiques de défense de l’Union européenne basées sur les armes nucléaires tricolores. Ce serait faire offense aux victimes des bombardements d’août 1945, renier l’esprit du Traité de non prolifération considéré par Paris et Berlin comme la « pierre angulaire » du régime du contrôle des armements, et enfin ignorer l’entrée en vigueur prochaine du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires[5]. Un traité qui est déjà soutenu par 136 députés du Bundestag, 8 députés français et respectivement 30 et 12 eurodéputés du parlement européen, ainsi que par des villes (68 en Allemagne et 25 en France), dont les deux capitales Berlin et Paris. Si les sondages sont des reflets d’une opinion publique à un instant donné, nous pouvons remarquer que les populations allemandes[6] (68 % en 2019) et françaises[7] (67 % en 2018) se rejoignent sur le souhait de voir leur État signer le TIAN.
Il est incompréhensible que ces deux grandes démocraties ignorent, non seulement les traités internationaux, mais aussi leurs opinions publiques sur un sujet aussi crucial. Si l’objectif commun est bien de protéger les populations face à des périls étatiques, il est alors temps que ces questions soient ouvertement posées : la politique de dissuasion nucléaire (de l’Otan ou de la France) est-elle un système de défense adaptée aux réalités technologiques du XXIe siècle ? Doit-on baser une politique de défense sur une arme de destruction massive ? Quelles sont les conséquences potentielles de la Russie devant ce qui apparaîtra comme l’élargissement du parapluie nucléaire français à toute l’Union européenne ? Cette ouverture de la dissuasion française vers l’Allemagne (et autres partenaires européens) a t-elle pour principal objectif de garantir à Paris de conserver cette force ? Enfin, en projetant une coopération industrielle sur un porteur d’arme nucléaire, dont la durée de vie est prévue jusqu’en 2080, cela signifie-t-il que Berlin et Paris renoncent au désarmement nucléaire ?
En écartant ces questions du débat public, les acteurs politiques (parlementaires et diplomatiques) de France et d’Allemagne construisent une politique de défense ou le spectre d’Hiroshima n’existe pas. Alors que 75 ans se sont écoulés depuis l’usage d’armes nucléaires sur le Japon, il devrait être essentiel que soit débattu de manière démocratique, et avec une vigilance accrue, des décisions impactant la sécurité des populations et l’avenir des générations.
[1] Transcript of surreptitiously taped conversations among German nuclear physicists at Farm Hall (August 6-7, 1945), volume 7. Nazi Germany, 1933-1945, German History in Documents and Images.
[2] Jean-Marie Collin, « Hiroshima, 300 grammes pour provoquer l’anéantissement », Éclairage du GRIP, 6 août 2018, Bruxelles.
[3] Discours du président de la République Emmanuel Macron « Initiative pour l’Europe », Sorbonne, 26 septembre 2017.
[4] Ronan Le Gleut, Hélène Conway-Mouret, Le système de combat aérien du futur, rapport d’information n° 642, Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Assemblée nationale, 15 juillet 2020.
[5] Patrice Bouveret, Jean-Marie Collin, ICAN France, « Interdire les armes nucléaires », Fondation de l'Ecologie politique, note 12, 20 septembre 2019.
[6] ICAN Deutschland, « Umfrage: Deutsche gegen neue Atombomber », 24 Avril 2019.
[7] Le Mouvement de la Paix, La Croix et Planète Paix, « Les Français, les dépenses militaires et l’élimination des armes atomiques », IFOP, 5 Juillet 2018.