Balkans : échec du projet européen, néolibéralisme et dérive autoritaire

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Pourquoi les Européens critiquent-ils Orbán et Kaczyński bien plus que Vučić ou Rama ? Pourquoi entretient-on toujours le mythe de la « transition », alors que les pays des Balkans ne font aucun « progrès » mais deviennent de plus en plus autocratiques ? Que signifie la faillite du projet européen ? Le grand intellectuel albanais Fatos Lubonja ouvre le débat.

Fatos Lubonja

Le Monde Diplomatique Shqip | Propos recueillis par Shkodran Hoti et Belgzim Kamberi | Traduit par Hysni Bajraktari

Né en 1951 à Tirana, Fatos Lubonja a été détenu durant 17 ans en camp de travail pour une « faute politique » commise par son père, directeur de la télévision albanaise sous le régime stalinien. Libéré en 1991, il partage sa vie entre l’Albanie et l’Italie. Écrivain et analyste, c’est une des grandes voix intellectuelle de l’Albanie contemporaine.

Le Monde diplomatique (M.D.) : Depuis la chute du Mur de Berlin, l’intégration européenne est présentée comme la seule perspective politique offerte à la région des Balkans. L’idée serait de tourner la page des guerres et des nationalismes, mais aujourd’hui, la situation est paradoxale. D’une part, les régimes autoritaires se multiplient dans la région, tout en revêtant des habits « pro-européens », et ils jouissent du soutien des puissances occidentales au nom de la « stabilocratie ». D’autre part, la région se dépeuple avec l’exode massif de citoyens qui seraient potentiellement en faveur d’un rapprochement de l’Union européenne. Que reste-t-il de la promesse de transformation sociale que représentait l’intégration européenne ? Quelle est aujourd’hui la signification du projet européen ?

Fatos Lubonja (F.L.) : La réunion des pays des Balkans occidentaux à l’UE était un scénario inspirant, mais basé sur deux conceptions simplistes de l’époque. L’une était inspirée par la théorie de la « fin de l’histoire » en Occident, d’après l’ouvrage de Francis Fukuyama, l’autre de celle du « choc des civilisations », d’après Samuel Huntington, qui évoque des « pays séparés » comme la Turquie où les élites seraient d’esprit occidental, mais la population d’esprit oriental. Pour Samuel Huntington, les élites pro-occidentales dans les Balkans ont le devoir de conduire leur peuple vers la « Terre promise » de l’Occident, atteignant par là-même le but final de l’histoire, tel que le conçoit Francis Fukuyama.

M.D. : Considérez-vous la transition comme un mythe qui a perdu son pouvoir d’inspiration ?

F.L. : En effet. L’Occident lui-même n’a pas atteint la « fin de l’histoire », car il continue d’avancer, de changer. C’est ce que montrent les mouvements souverainistes, le Brexit ou encore le fait que l’on parle désormais de « post-démocratie ». Dans des pays comme les nôtres, après bientôt plus de 30 ans de « transition », on ne peut plus parler d’« avancée dans la bonne direction », mais bien dans la mauvaise, vers l’établissement de régimes autoritaires. La vraie question est de savoir pourquoi l’Occident ou les bureaucrates européens continuent de nous dire que nous avons certes bien avancé, mais que nous devons encore aller plus loin... Pourquoi reviennent-ils toujours sur ce scénario de la transition et d’une évolution linéaire ? Je crois que c’est toujours le récit qui domine au sein de l’establishment occidental. Ce récit s’oppose aux partis souverainistes qui promeuvent le retour à l’État-nation, il s’oppose à la droite pour des raisons nationalistes comme à la gauche qui entend récupérer les droits sociaux perdus… C’est ce qui explique à mes yeux ce soutien accordé aux dirigeants autoritaires dans les Balkans. La « stabilocratie » n’explique pas tout. La maladie du néolibéralisme mondialisé, où les politiciens se sont transformés en gestionnaires des intérêts des banques et du grand lobbying, c’est-à-dire de la minorité qui nous mène à la post-démocratie, a également frappé notre région. L’establishment occidental ne souhaite pas voir cette réalité, car cela signifierait l’échec du modèle qu’il a lui-même promu. Au contraire, il préfère aider un pays comme l’Albanie à entretenir le mythe de la transition perpétuelle...

M.D. : Sommes-nous actuellement plus proches du mythe de la transition ou de celui de l’unification européenne ?

F.L. : L’idéologie néolibérale du modèle européen est entrée dans une phase de crise. Le mythe de la transition vers ce modèle a donc perdu sa force inspiratrice de croyance. Il nous faut un nouveau récit ou, en termes hégéliens, une nouvelle synthèse entre les meilleurs aspects de ce modèle et les alternatives proposées. En termes de proximité, je dirais que nous sommes plus proches de la prise de conscience de cette crise et de la nécessité d’une synthèse.

L’Occident est très critique vis-à-vis de l’autoritarisme en Hongrie et en Pologne, mais ne pipe mot quand il s’agit de l’Albanie ou de la Serbie.

M.D. : L’impuissance de l’UE dans les Balkans occidentaux a-t-elle ouvert la voie à d’autres acteurs comme la Chine, la Russie ou la Turquie, qui ne s’intéressent pas à l’État de droit ni au respect des minorités ? Certains dirigeants balkaniques nationalistes et conservateurs, comme le Président serbe Aleksandar Vučić, se rapprochent par ailleurs des pays du Groupe de Visegrad et des courants idéologiques incarnés par Matteo Salvini ou Viktor Orbán. N’est-ce pas un paradoxe que des dirigeants européens souverainistes et conservateurs soient devenus les meilleurs défenseurs de l’intégration européenne des Balkans occidentaux ?

F.L. : Le souverainisme et le conservatisme sont aux antipodes de l’élargissement européen. Dans ces dirigeants autocratiques des Balkans, ces personnalités européennes trouvent leurs semblables. Mais en termes d’attitude à l’égard de l’idéologie dominante en Europe, il y a une différence fondamentale. L’Occident est très critique vis-à-vis de l’autoritarisme galopant en Hongrie et en Pologne, mais ne pipe mot quand il s’agit de l’Albanie ou de la Serbie. Et ce n’est pas qu’Orbán ou Kaczyński soient plus autocrates que Rama ou Vučić. Les deux premiers sont qualifiés de « dirigeants illibéraux », mais qu’entend-on au juste par là dans un monde néolibéral ? On parle ici d’un système socio-économique où les intérêts d’individus ou de groupes économiques particuliers prévalent sur ceux de la communauté ou de la société. Remuant le couteau dans des plaies ouvertes comme les inégalités économiques ou l’insécurité, et traitant l’immigration comme une menace, les souverainistes conservateurs insistent sur la nécessité de protéger les valeurs de l’Église et de la nation, et s’attaquent aux valeurs progressistes. Ainsi, Edi Rama ne nuit nullement au projet néolibéral mondial au sens économique qui a conduit une minorité à dominer une majorité atomisée sans protection. Et si parfois il accorde l’hospitalité aux migrants, cela le rend plus acceptable en tant que « libéral », même si le pays sombre dans le fascisme économique.

Dans les Balkans, nous n’avons connu ni le libéralisme classique, ni la démocratie. Nous sommes passés du national-communisme à la mondialisation néolibérale.

M.D. : On a beaucoup évoqué la « débalkanisation » des Balkans occidentaux en termes de relativisation des divisions ethniques, des nationalismes, des revendications territoriales ou encore des changements de frontières. Y a-t-il actuellement un retour à ces principes politiques ?

F. L : Les nationalismes n’ont jamais disparu des Balkans ni même du reste de l’Europe. Pour moi, l’échec est davantage celui du projet néolibéral européen. Le libéralisme classique qui a accompagné l’industrialisation était émancipateur. Mais sa forme néolibérale mondialisée actuelle, où le bonheur des êtres humains dépend du consumérisme et non pas de projets ou d’idéaux qui les uniraient, a créé de nombreux problèmes. L’homme est un être social et il a besoin non seulement de projets individuels, mais aussi d’appartenance. C’est dans sa nature. Ce type d’affiliation, il l’a historiquement trouvé dans la religion, puis dans la nation, mais aussi dans le communisme ou le fascisme qui se sont avérés être des échecs tragiques. Actuellement, la droite a un modèle alternatif à offrir : le retour à la religion, à la nation, à une droite sociale. Or nous, dans les Balkans, nous n’avons connu ni le libéralisme classique, ni la démocratie. Nous sommes passés du national-communisme à la mondialisation néolibérale, des unions paradoxales mais très efficaces pour les régimes autoritaires.

M.D. : Si la droite en revient à la religion ou à la nation, la gauche a échoué à proposer un projet alternatif. En France ou en Espagne, les opposants au néolibéralisme se tournent de plus en plus vers l’idée d’État-nation et d’État souverain comme alternative, suivant la stratégie de ce qu’on appelle le « populisme de gauche ». Même dans les Balkans occidentaux, des forces politiques de gauche en appellent à l’unification des territoires ethniques en un seul État comme réponse au néolibéralisme et au mondialisme. Quelle est selon vous la responsabilité de cette gauche balkanique ?

F.L. : En ce qui concerne les pays balkaniques, la première question est : y a-t-il vraiment une gauche ? Si l’on prend l’Albanie ou le Kosovo, il n’y a pas de gauche au sens socio-économique qui représenterait la fraction la plus vulnérable de la société et défendrait l’État social. Cela s’explique par des raisons historiques, la gauche ayant été diabolisée par l’expérience des régimes communistes, mais aussi par la volonté d’imiter le néolibéralisme de l’Occident où, jusque dans les années 1990, il y avait le capitalisme bourgeois et le prolétariat, des partis de droite représentant les valeurs de la bourgeoisie et des partis de gauche représentant les travailleurs. Maintenant, les syndicats se construisent autour d’un capitalisme post-bourgeois, post-prolétarien et post-démocratique, avec une puissante minorité en haut et une majorité atomisée en bas. En Occident aussi, la gauche a du mal à construire des alternatives car elle en appelle à l’État-nation, bien que ce soit considéré comme une priorité de la droite, et parce qu’il semble très compliqué de transformer une Europe néolibérale en une Europe sociale, ce qui était peu ou prou le projet de Yánis Varoufákis. Ce qui est arrivé à Syriza en Grèce est très parlant.

Notre problème est que nous sommes directement passés de la dictature à la post-démocratie, alors que l’Occident a connu la démocratie entre les deux.

M.D. : Dans quelle mesure de tels projets peuvent-ils voir le jour dans les Balkans occidentaux, avec des États à la souveraineté limitée ou qui n’ont pas la tradition des syndicats ou des institutions démocratiques d’Europe occidentale ?

F.L. : Notre problème est que nous sommes directement passés de la dictature à la post-démocratie, alors que l’Occident a connu la démocratie entre les deux. On y trouve donc toujours des tentatives d’alternative. Chez nous, la souveraineté limitée signifie également une réflexion limitée dans le cadre de l’idéologie dominante.

M.D. : En tant que citoyen des Balkans, où en êtes-vous par rapport à l’État-nation et à l’Europe sociale ? Quelle serait d’après vous la bonne direction ?

F.L. : Nous devons avant tout passer d’un État d’individus et de clans à un État de droit, où le siège du pouvoir soit enfin la loi, et non pas Edi Rama, Hashim Thaçi ou Albin Kurti. Nous avons également besoin de la séparation des pouvoirs. Ce n’est que sur ces bases que le pluralisme peut être envisagé. Je peux avoir un projet de gauche, quelqu’un peut avoir un projet de droite, nous pouvons dialoguer et réaliser une synthèse. Par rapport à l’Albanie et au Kosovo, je considère le retour à la sociabilité, de gauche, et au communautarisme, de droite, comme un impératif pour servir de contrepoids à une oligarchie qui a capturé l’État. En Albanie, je n’en vois rien de tout cela, alors qu’au Kosovo, Vetëvendosje cherche à faire les deux en même temps, ce qui élimine la dialectique progressisme/conservatisme, nationalisme/internationalisme. En ce qui concerne le nationalisme, nous devons toujours garder à l’esprit l’expérience du passé. Nous ne pouvons pas revenir à une communauté qui a construit son identité contre une autre et qui catégorise ses individus en une seule identité. Nous avons donc besoin d’un parti social de droite ou d’un parti social et libéral de gauche. Il y a peu, je me retrouvais dans l’idéal d’une gauche à la recherche d’une Europe sociale, mais au fil du temps, j’ai douté de la possibilité de transformer cette Europe néolibérale en Europe sociale. J’ai été et je reste en faveur de la liberté de l’individu et de la défense de ses droits fondamentaux, y compris celui de la libre circulation, mais je m’insurge aussi contre l’homme déraciné.

La protection des racines culturelles communes est étroitement liée à la protection de la démocratie, des droits sociaux et culturels que le néolibéralisme détruit au nom des intérêts d’une minorité.

La gauche souverainiste occidentale, qui accuse le financier George Soros d’être un champion du néolibéralisme mondial, estime que la libre circulation sous la forme de l’immigration sert le capital qui a besoin de main-d’œuvre bon marché et qui crée donc un sous-prolétariat. Mais ceux qui émigrent restent des déracinés, sans possibilité de se construire une vie authentique. Les Albanais doivent réévaluer l’idée de leurs racines au sens du Heimat, c’est-à-dire la ville, la province d’origine, là où vous êtes né et avez passé votre enfance, dans le sens de la différence que Derrida met en exergue entre multiculturalisme et multicommunitarisme. Le multicommunitarisme fait référence à diverses communautés vivant séparément les unes des autres, alors que le multiculturalisme entretient des échanges entre différentes cultures. L’idée de conserver différentes cultures nationales non assimilées par le néolibéralisme est très importante. Il suffit de voir comme Edi Rama détruit facilement et de façon irresponsable le patrimoine culturel pour construire des bâtiments symboles du néolibéralisme mondialiste, que l’on trouve aussi bien en Chine qu’au Brésil ou en Australie. La protection des racines culturelles communes est étroitement liée à la protection de la démocratie, des droits sociaux et culturels que le néolibéralisme mondialisé détruit au nom des intérêts d’une minorité.

M.D. : Quelle est la probabilité d’édifier un État de droit dans des Balkans occidentaux dominés par les agendas géopolitiques, les politiques néolibérales et les passions nationalistes ?

F.L. : Si nous regardons notre histoire, nous avons toujours été à la périphérie des empires. Les changements sont venus de l’extérieur à la suite d’événements qui se sont produits dans le monde, que ce soit la naissance des États-nations, la chute du communisme ou l’indépendance du Kosovo... Nous sommes et nous resterons hélas dominés par le système existant. Pour l’heure, les autoritarismes basés sur le système oligarchique continueront de prévaloir. S’il y a des bouleversements dans le monde, ils n’arriveront à nous que tard, comme d’habitude. Il est probable que le système néolibéral sera mis à mal par les souverainismes. Rien d’étonnant donc si nous avons une Europe qui ne se dirigera pas vers une Europe sociale combinant les libertés individuelles comme je le souhaiterais, mais qui en reviendra aux égoïsmes nationaux sous une forme différente que la guerre. Mais il n’est pas exclu que le système mondialiste néolibéral avancera en détruisant encore plus les États-nations, ni que nos gouvernements seront prisonniers des puissantes multinationales.