Dolly Kikon est une chercheuse féministe qui soutient la participation politique des femmes au sein de la communauté Naga, en Inde.
« Si vous ne vous engagez pas, taisez-vous » – Pragati K. B.
« Choisissez n’importe lequel de mes travaux et vous y trouverez un cadre sexospécifique. Vous y reconnaîtrez la voix d'une femme, d'une fille, d'un jeune garçon. L’égalité des sexes est un sujet très important et il me tient à cœur. Vous remarquerez que j’en parle dans tout ce que j'écris », explique Dolly Kikon. Il y a 20 ans, lorsqu’elle décide de se rallier à ceux qui demandent l'abrogation de la Loi relative aux pouvoirs spéciaux des forces armées (AFSPA) – une loi draconienne appliquée dans l'ancien Jammu-et-Cachemire et les États du nord-est du pays, le Nagaland, le Manipur, l'Assam et l'Arunachal Pradesh, et qui confère une totale impunité aux forces armées dans les « zones perturbées » – elle était loin de se douter qu'elle allait être initiée à une vie de militantisme et de recherche sur le droit des femmes.
« Au cœur de la sécurité se trouve en réalité la peur de la menace »
Maître de conférences en anthropologie et en études du développement à l'université de Melbourne, en Australie, Dolly Kikon admet être déconcertée par les défenseurs de l'AFSPA. « Le droit n'est pas la justice. Comment une législation extraconstitutionnelle, qui a traumatisé les citoyens de tout un pays et qui a autorisé le bombardement aérien de son propre territoire, peut-elle coexister avec toutes les bonnes lois dont nous disposons ? » s’interroge-t-elle. Ce que les bureaucrates, les décideurs politiques et les militants de la paix appellent des « zones de conflit armé », l'Inde le qualifie de « zones perturbées ». Là-bas règnent des lois antidémocratiques comme celle de l'AFSPA, des interventions violentes parrainées par l'État et une forte militarisation, le tout au nom de la sécurité. « Au cœur de la sécurité se trouve en réalité la peur de la menace », affirme Dolly Kikon. « Le fait qu'un pays – depuis son indépendance en 1947 – soupçonne ses propres citoyens est le reflet de son insécurité et de sa crainte à gouverner », renchérit-elle. L'Inde doit s'attaquer à la culture de l'impunité, profondément ancrée dans ses fondements postcoloniaux. « Nous ne pouvons pas avoir d’un côté l'AFSPA, par exemple, et espérer de l’autre avoir du civisme », ajoute Dolly.
Dans son premier livre, Living with Oil and Coal: Resource Politics and Militarization in North-East India, Dolly Kikon explore la convergence de l'extraction des ressources naturelles, de la sécurité et des violations des droits de l'homme. Elle soutient que la sécurité est donnée, non pas aux citoyens d'un pays, mais aux marchandises. « Expliquez-moi comment, d'une part, le Nord-Est peut être considéré comme un endroit violent et dangereux, impropre à la prospérité des entreprises et, d'autre part, avoir depuis le XIXe siècle – et jusqu'à l'apogée de l'insurrection armée et de la violence dans la région – des produits de base tels que le thé d'Assam qui continue de s’établir comme une marque mondiale ? »
« Ma prise de conscience tient au fait d’être une femme dans une communauté tribale »
Dolly Kikon est originaire de Dimapur, la plus grande ville du Nagaland et l'un des centres urbains à la croissance la plus rapide du nord-est de l'Inde. « Quand je repense à mon enfance, je me rends compte que ma prise de conscience ne tient pas tant à mon appartenance à une communauté particulière – la communauté tribale Lotha Naga – qu’au fait d'être une femme dans une communauté tribale », explique la première diplôméeuniversitaire de sa génération. Voir sa mère, mère célibataire, subir les stigmates d'une femme divorcée, a déclenché chez Dolly un besoin de comprendre. Pourquoi les femmes sont-elles toujours considérées comme fautives ? Pourquoi les hommes de la famille ne sont-ils jamais tenus pour responsables ? Voilà quelques-unes des questions qui tourmentaient la petite Dolly Kikon. Comme elle l’explique : « L'acte de nettoyer, c’est-à-dire d’aller chercher de l'eau au puits,
de laver le sol et d’épousseter les meubles est un processus continu, implacable, dans lequel, en tant que femme, je ne peux jamais atteindre la perfection. Même si j'ai nettoyé les meubles aujourd'hui, ils vont redevenir poussiéreux. Et pourtant, en tant que femme, je suis jugée sur ma capacité à perfectionner l'art des travaux ménagers. »
« À l'université, alors même que j'étudiais les concepts et les théories liées au genre, je me suis souvenue de mes expériences face à l’inégalité des sexes. Mes cours m'ont donné le vocabulaire nécessaire pour m’exprimer à ce sujet », explique Dolly Kikon, qui reste toutefois prudente : « Mais dans notre manière d’articuler nos idées, nous risquons aussi de manquer de finesse ou d’être trop abstrait. Je dois être capable d'expliquer les questions de genre et d'égalité à un enfant de 5 ans aussi bien qu’à
une personne de 23 ans. Cela ne m’est possible qu’au travers de mes actes et non de mes paroles. » Quand et comment commencer à sensibiliser aux questions de genre ? Elle rit. Être sensible à quelque chose, c'est traiter et aborder un sujet de manière délicate. Pour les questions de genre, il n'y a pas besoin de délicatesse, mais d'urgence, affirme-t-elle. « Lorsque l’on parle de sensibilisation aux questions de genre, en particulier en termes de développement, nous recherchons une réaction, une solution rapide. Cela ne fonctionnera pas. Adopter une approche de sensibilisation au genre est et doit être un engagement politique très profond. »
Son visage change lorsqu’on évoque le thème de l'égalité des sexes pris sous l’angle du pouvoir, de l’influence et de l’autorité. « L'égalité signifie simplement garantir l'égalité des chances
et ne pas discriminer un quelconque groupe », précise-t-elle, tout en expliquant en quoi consiste son travail en faveur de la participation politique des femmes dans la communauté Naga. Elle évoque également le droit coutumier qui maintient les femmes en dehors des conseils traditionnels. « Ma critique est que l'on ne peut pas invoquer la culture pour justifier l’exclusion de la participation d'un groupe aussi important. »
Traumatisme intergénérationnel dans les zones de conflit armé
Life and Dignity: Women's Testimonies of Sexual Violence in Dimapur est une œuvre chère à son cœur. Il y a environ 20 ans, lorsqu’elle part en mission dans les zones de conflit du nord-est, elle revient « ébranlée » par son expérience. « Après que l'armée indienne ait fait irruption dans un village, puis qu’elle ait harcelé et agressé sexuellement les femmes, les survivantes des viols témoignaient, tout en vaquant à leurs occupations quotidiennes : elles s'occupaient de leurs enfants, travaillaient dans les champs et faisaient la cuisine. La normalisation de la violence sexuelle m'a traumatisée », se souvient-elle. Elle a constaté que les familles pensaient protéger la victime en ne parlant pas de la violence sexuelle. Au fil des décennies, cette attitude a donné naissance à une culture de l'impunité où la violence à l’égard des femmes est normalisée, un thème qu'elle met en avant dans son livre. Les hommes, tout autant que les femmes, issus des zones de conflit armé, sont traumatisés. Il s'agit là d'un traumatisme intergénérationnel, explique-t-elle, ajoutant : « le Nagaland, par exemple, a un cessez-le-feu depuis 1997. Néanmoins, l'incertitude quant au fait que l'État puisse reprendre le conflit est permanente. »
« Les jeunes garçons sont très vulnérables. Mais quels sont les recours, les solutions et les conseils que nous leur proposons ? » soulève-t-elle. Les instruments et les politiques internationales sont hétéronormatives et incluent rarement les hommes dans leur champ d'application. « Le vocabulaire est donc important. Il est toujours préférable d'adopter une perspective d'égalité entre les sexes pour s'engager », confesse-t-elle.
Dans ce contexte, des instruments comme la résolution 1325 prennent tout leur sens pour Dolly Kikon. En plus de réaffirmer l'importance des femmes, du sexe, des négociations et de la consolidation de la paix tout en examinant la situation des conflits armés et la reconstruction post-conflit, la résolution propose un vocabulaire qui aide à donner un sens à la réconciliation. « La résolution 1325 constitue une vision, un ensemble de principes directeurs qui nous aide à comprendre ce que signifie faire avancer et aspirer aux droits universels. Les organisations travaillant dans des zones de conflit armé ont tiré leur autorité morale de la résolution », déclare Dolly. « Certes, il existe des lacunes dans la résolution et sa mise en œuvre, mais il serait bon de se rappeler les mots de ces mentors qui m’aident à garder les pieds sur terre : ’Si vous ne vous engagez pas, taisez-vous. Rien ne sert de critiquer.’ S'engager est un processus qui nous rend humbles. »
Son livre Life and Dignity: Women's Testimonies of Sexual Violence in Dimapur a été adapté en deux projets de théâtre sur la violence sexiste. Dolly Kikon a collaboré avec les artistes Rosumari Samsara et Lapdiang Syiem pour le premier, intitulé Requiem for Dead Sisters. Le second a été coordonné par Syiem et réalisé par Abigail Nongsiej dans le cadre du projet Zubaan sur l'impunité. « Pour moi, des projets comme celui-ci font également partie de l'engagement », explique Dolly.
« Vous pouvez accuser de retard en politique selon vos privilèges »
« Les conflits armés prolongés, la militarisation, l’économie stagnante, les structures de gouvernance corrompues et inefficaces, et les rudes conditions de l'agriculture vivrière dans leurs villages ou petites villes natales poussent les jeunes à chercher des perspectives d'avenir en dehors de leur région d'origine », écrit Dolly Kikon dans le livre qu’elle a co-écrit : Leaving the Land: Indigenous Migration and Affective Labour in India. « Le type d'aspirations de la génération née au Nagaland après 1997 – l'année du cessez-le-feu – est très différent. Elle voit grand, elle rêve de faire les choses en grand », déclare-t-elle. Ces rêves étaient similaires à ceux de la classe moyenne indienne de l'après-libéralisation. « Mais une grande partie de ce système s'est effondré et la classe moyenne du pays a commencé à protester », note-t-elle pour expliquer ce soudain réveil politique. « En Inde, vous pouvez accuser de retard en politique selon votre classe, votre caste et vos autres privilèges. Ceux qui se réveillent seulement maintenant ont beaucoup à rattraper en termes d'injustice et d'oppression de l'État. »
Une fois devenue adulte, Dolly Kikon était gênée d’être originaire de Dimapur. « Quand je suis allée à Delhi pour faire mes études, j'ai rencontré des personnes issues des grandes villes du pays. Personne ne connaissait le Nagaland, et encore moins Dimapur. Puis je suis allée à Stanford, où les gens venaient de New York et de Londres ! J'ai donc entrepris un projet personnel qui consiste à analyser les raisons pour lesquelles je suis gênée par mes origines, alors même que je passe la moitié de ma vie à expliquer aux gens pourquoi je possède un passeport indien ou pourquoi je ne ressemble pas à une Indienne », explique-t-elle. Dimapur est une zone très urbaine et moderne. « Mais lorsque vous êtes membre d'une tribu indienne, on suppose que vous venez de la forêt et que vous vivez dans la cime des arbres, n'est-ce pas ? Vous ne pouvez pas venir d’une ville !» Dolly Kikon aborde et remet en question un grand nombre de ces notions dans son prochain livre dont elle est la co-autrice : Ceasefire City: Militarism, Capitalism, and Urbanism in Dimapur.