Dans le cadre de l'examen du nouveau Pacte européen sur la migration et l'asile proposé par la Commission européenne, la Fondation Heinrich Böll publie une série d'études consacrées à ce sujet : ce premier article examine la genèse et le contenu de ce Pacte. Actuellement à l'étude par les différents organes de l'Union européenne, il est censé garantir un parcours de migration plus sécurisé et une meilleure coordination entre les pays membres. Il n'échappe pour autant pas aux critiques de la part des gouvernements et organisations de la société civile. Véritable refonte du système d'asile européen ou réforme en trompe-l'oeil ?
Le 23 septembre 2020, après une longue période marquée par divers effets d’annonce et plusieurs reports, la Commission européenne a présenté son nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile. À cette occasion, sa présidente, Ursula von der Leyen, a publié une déclaration où elle affirme que « l'ancien système ne fonctionne plus » et que le Pacte « offre un nouveau départ ». Elle a annoncé également la mise en place d’un « système prévisible et fiable de gestion de la migration » qui « regroupe tous les aspects de la migration : la gestion des frontières et le filtrage, l'asile et l'intégration, le retour et les relations avec les partenaires extérieurs ».
Ce nouveau Pacte a suscité de nombreuses controverses de la part de gouvernements, décideurs, universitaires et organisations de la société civile. Les neuf propositions qui composent le Pacte vont désormais passer par les différentes étapes du processus législatif de l’UE.
Au cours des prochains mois, nous nous efforcerons de suivre de près les débats qui ne manqueront pas de surgir au Parlement européen, au Conseil, dans certains États membres et au sein de la société civile européenne. Nous publierons une série d’articles où seront documentées et analysées les différentes approches, tout en informant sur les étapes prévues tout au long de la procédure législative. Ce premier article aborde les principales caractéristiques du Pacte et décrit le contexte dans lequel sa genèse s’est inscrite. Nous présenterons ensuite les premières remarques critiques formulées à son égard par diverses parties prenantes et tirerons enfin quelques conclusions préliminaires.
1. Le nouveau Pacte : un immeuble à trois étages
Margaritis Schinas, vice-président de la Commission européenne chargé de la coordination des travaux de la Commission sur le nouveau Pacte, a comparé ce dernier à un immeuble de trois étages, où chaque niveau repose sur une assise stable et fiable à part égale [1]. La dimension externe est placée au rez-de-chaussée. C’est là où se construisent les relations avec les pays d'origine et de transit de migrants et de demandeurs d'asile, « en vue d’y créer les conditions d’une vie meilleure ». La tâche consisterait à établir des partenariats « gagnant-gagnant » avec environ 25 de ces pays. Schinas estime que tous les États membres seraient d’accord avec cette initiative.
La gestion des frontières extérieures de l’UE est située au deuxième étage. Cette gestion doit être commune et partagée, selon Margaritis Schinas : il serait donc injuste de confier cette tâche délicate à seulement cinq ou six pays de première arrivée de migrants. Frontex, l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, serait appelée à jouer un rôle central à cet égard. Elle verrait son budget augmenter de cinq ou six millions d’euros par an et disposerait de près de 10 000 gardes-frontières et garde-côtes. La gestion des frontières extérieures entraîne également la mise en place de procédures de filtrage obligatoires pour l’ensemble des ressortissants de pays tiers, démunis des documents nécessaires pour être admis sur le territoire de l’UE. En outre, des mécanismes de retour efficaces doivent être établis à l’égard des personnes dépourvues d’un permis de séjour valable dans un État membre.
Le troisième étage porte sur la création d’un nouveau système permanent et efficace de solidarité et de répartition des responsabilités. Selon ce principe, les pays de première arrivée seraient en mesure d’activer des mécanismes de solidarité, tandis que les autres États membres auraient la possibilité de choisir entre différentes options « pour réduire la pression sur le système ».
Enfin, de l’avis de Schinas, le nouveau Pacte adopte une approche véritablement globale, alors que l’Union européenne avait jusque-là entièrement échoué en matière de politique d’immigration et d'asile. Les commissions précédentes, y compris la dernière présidée par Jean-Claude Juncker, n’avait adopté qu’un patchwork de solutions réglementaires. Schinas estime ainsi que les propositions législatives de 2016 sur la réforme du régime d'asile européen commun ont abouti en fait à une absence de système, à un puzzle de différents éléments non reliés entre eux. « Moria, Calais, les îles Canaries sont une conséquence directe de l’absence de système actuelle », a-t-il souligné.
2. Un ensemble de mesures beaucoup plus complet
Le nouveau Pacte repose en partie sur les sept propositions législatives de 2016. Élaborées par la Commission pour faire face à la « crise des réfugiés en Europe », ces propositions reflétaient également les premiers « succès » engendrés par le Pacte migratoire signé avec la Turquie en mars 2016, dont la période de mise en œuvre initiale s’était traduite par une diminution considérable du nombre d’arrivées de demandeurs d'asile en Grèce. Cinq de ces propositions avaient déjà fait l’objet d’un accord politique, notamment la réglementation relative aux domaines suivants :
- Les conditions à remplir pour bénéficier du statut conféré par la protection internationale ;
- La transformation du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) en une agence à part entière : l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA) ;
- La révision du système Eurodac établissant une banque de données des demandeurs d'asile ;
- Un cadre pour la réinstallation et l’admission humanitaire des réfugiés ;
- Et non des moindres : la réforme de la directive sur l'accueil des demandeurs d'asile.
Toutefois, l’ensemble du processus de réforme du régime d'asile européen commun (RAEC) s’est enlisé en raison de profondes divergences de vision entre les États membres et entre le Parlement européen et le Conseil sur deux questions fondamentales : les règlements proposés sur les procédures d'asile et le « système de Dublin ». La Commission vient de présenter des versions amendées sur ces deux points afin de faciliter la recherche d'un compromis entre les positions divergentes. Après 30 ans de lacunes et de critiques à l’égard de la Convention de Dublin et des règlements de Dublin qui ont suivi, le terme « Dublin » disparaît et laisse la place à un intitulé plus neutre : « Gestion de l’asile et de la migration ».
Le nouveau Pacte comprend également de nouvelles propositions de règlement :
- Introduction d’une procédure de filtrage de ressortissants de pays tiers aux frontières extérieures de l’Union.
- Établissement d’un cadre de gestion des situations de crises et de force majeure dans le domaine de la migration et de l’asile, en remplacement du règlement sur la protection temporaire (qui n’a jamais été mis en œuvre).
De même, outre la communication préliminaire au Parlement européen et au Conseil, la Commission a formulé des recommandations dans les domaines suivants :
- Coopération entre les États membres à l’égard des entités privées assurant des activités de sauvetage en mer ;
- Voies de protection légales au sein de l’UE.
Enfin, la Commission a fourni aux États membres des orientations sur la mise en œuvre des règles de l’UE concernant la définition et la prévention de l’aide à l'entrée, au transit et au séjour irréguliers.
Un plan d’action sur l’intégration et l’inclusion est en cours de préparation et devrait être adopté au cours du deuxième trimestre 2021.
Une « nouvelle stratégie en matière de retour volontaire et de réintégration des migrants et des demandeurs d’asile » a été publiée par la Commission le 29 avril 2021.
La Commission a également annoncé pour 2021 l'élaboration d'une stratégie portant sur l’avenir du système Schengen. Cette annonce fait suite à une réunion entre plusieurs chefs de gouvernements et membres de la Commission européenne, organisée en novembre 2020 à l'initiative d’Emmanuel Macron. Ce dernier, en effet, a demandé que soit révisé le code frontières Schengen après les attaques terroristes qui ont frappé la France. Il est donc prévu qu’un règlement Schengen amendé soit adopté au cours du premier semestre 2022, pendant la présidence française du Conseil de l'UE.
3. Le Pacte est-il réellement une « nouveauté » ?
Il ne fait pas de doute que le nouveau Pacte englobe une série très complète de propositions législatives et structurelles qui couvrent pratiquement toutes les facettes des politiques de migration et d’asile. Certains observateurs ont toutefois exprimé des doutes concernant le caractère novateur de cette stratégie. En effet, la « dimension externe » des politiques de migration et d’asile avait déjà été mise en avant dans les conclusions du Conseil européen extraordinaire de Tampere en 1999. Le programme de La Haye de 2004, le programme de Stockholm de 2009, l'agenda de l'UE pour la migration de 2015 et divers documents programmatiques et stratégiques ultérieurs de la Commission européenne ont beaucoup insisté sur les relations avec les pays tiers. La nécessité de persuader les pays d’origine à réadmettre leurs ressortissants frappés d’un arrêté d'expulsion dans un État membre, en leur faisant miroiter les avantages d’une coopération renforcée et de la conclusion d’accords de réadmission, a été une constante de la politique de l’UE pendant plus de 20 ans. Or, force est de constater que le nouveau Pacte insiste fortement sur le rôle et les responsabilités des pays tiers d’origine et de transit. Dans son avis du 27 janvier 2021, le Comité économique et social européen (CESE) « regrette que ce nouveau Pacte consacre la plupart de ses propositions à la gestion des frontières extérieures et au retour, sans accorder l’attention qui s’impose aux voies régulières d’immigration, aux voies d’accès sûres pour l’asile ou à l’inclusion et à l’intégration des ressortissants de pays tiers dans l’Union » [2].
Le Conseil Européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) « déplore que la plus importante proposition législative sur l’avenir de la politique d’asile en Europe fasse référence, dès le début, aux responsabilités des pays tiers plutôt qu’à celles des pays européens. Cela démontre la volonté constante d’« externalisation » qui se dégage du Pacte » [3]. Le terme « retour » revient d’ailleurs très souvent dans la partie stratégique du nouveau Pacte et dans de nombreuses propositions législatives.
De même, la gestion plus efficace des frontières extérieures (le deuxième étage) figure à l’ordre du jour des questions migratoires de l’Union depuis de nombreuses années. La volonté d’attribuer un rôle central au Frontex pour gérer un système intégré de contrôle et de surveillance des frontières est l’un des - rares - domaines où un large consensus entre les gouvernements des États membres semble assuré. Depuis sa création en 2004, la réglementation régissant les activités du Frontex a été modifiée à quatre reprises - la dernière fois en 2020. Des compétences nouvelles et plus étendues lui ont été accordées à chacune de ces étapes, tandis que son budget n’a cessé d’augmenter pour atteindre aujourd’hui un financement environ 500 fois supérieur à la dotation d’origine. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la proposition de pouvoir examiner conjointement et immédiatement, dans le cadre des « procédures à la frontière », si un demandeur d’asile remplit les conditions pour bénéficier du statut conféré par la protection internationale, avec délivrance d’un arrêté de retour si tel n’est pas le cas. Si l’on recourt à une fiction juridique (fictio iuris), on peut supposer que ces procédures s’appliquent alors que le demandeur d’asile n’est pas encore entré dans le territoire de l’UE. Parmi les nombreuses critiques émises à ce sujet, mentionnons le commentaire d’Erik Marquardt, député allemand au Parlement européen (Verts/ALE) : « La gestion des migrations est devenue un euphémisme pour refouler les réfugiés » [4]. Face à cette levée de boucliers, Margaritis Schinas a assuré que l’Agence des droits fondamentaux de l’UE (FRA) participera à la surveillance de la gestion des frontières.
4. Le « système de Dublin » sera-t-il remplacé ?
Les termes « solidarité et répartition des charges » font référence, d’une part, à ce que l’on connaît sous le nom de « système de Dublin » et, d’autre part, à la relocalisation ultérieure des demandeurs d'asile – pas des migrants en général ! – secourus en mer et débarqués dans le port d’un État membre. Compte tenu de la divergence d'opinions entre les États membres et entre le Parlement européen et le Conseil, il n'est pas surprenant de constater que la mise en œuvre du principe de solidarité au sein de l'UE, inscrit dans le traité de Lisbonne, est l’enjeu qui pose le plus de problèmes. Un certain nombre de gouvernements et d’observateurs ont été étonnés de constater que les éléments principaux du règlement Dublin III demeurent inchangés dans la proposition de « règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration ». En ce sens, il convient de mentionner que la responsabilité du pays de première arrivée dans l’UE figure toujours dans le texte.
Des dirigeants politiques tels que la chancelière allemande et la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, n’avaient pas hésité à affirmer au préalable que le « système de Dublin » serait abrogé et remplacé par une tout autre approche en matière d'attribution des responsabilités à l’égard des demandeurs d’asile. Or, il apparaît clairement que ces promesses ne sont pas tenues dans le nouveau Pacte. En octobre 2017, une vaste majorité du Parlement européen précédent avait donné mandat de négocier la proposition de règlement « Dublin IV » en se fondant sur un rapport de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), qui stipulait que la responsabilité incombant au pays de première arrivée devait être supprimée et remplacée par un système de solidarité, incluant notamment l’obligation de relocaliser les demandeurs d’asile dans tous les États membres. Les liens réels et individuels de tout demandeur d’asile avec un pays en particulier devraient être pris en considération à cet égard.
Bien que Margaritis Schinas ait affirmé que « les pays de première arrivée ne seront jamais abandonnés à leur sort », cette déclaration d’intention n’a pas été suivie d’effets dans le texte de la proposition et ne convainc pas beaucoup d’États situés « en première ligne ». Au terme d’une réunion à Athènes le 20 mars 2021, les ministres de l’Intérieur de Chypre, de la Grèce, de Malte, de l’Italie et de l’Espagne ont déclaré : « Nous réitérons notre ferme plaidoyer en faveur d'un véritable équilibre nécessaire entre solidarité et responsabilité car, dans sa forme actuelle, le Pacte ne rassure pas suffisamment les États membres de première ligne ». Le ministre maltais de l'intérieur, Byron Camilleri, a été encore plus explicite à ce sujet : « Nous ne devons plus être pénalisés pour notre situation géographique » [5]. La ministre italienne de l'intérieur, Luciana Lamorgese, a souligné la position commune des pays méditerranéens et a enjoint l’Union à mettre en œuvre l’accord sur la relocalisation des personnes secourues en mer, conclu à Malte en septembre 2019 [6]. Le 16 février 2021, lors de la présentation de son gouvernement au Parlement, le président du Conseil italien, Mario Draghi, a évoqué le nouveau Pacte en ces termes : « En fait, le contraste persiste entre, d’une part, les États qui partagent une frontière extérieure et sont directement exposés aux flux migratoires, comme l’Italie, l’Espagne, la Grèce, Malte et, en partie, la Bulgarie et, d’autre part, les États d'Europe de l'Est et du Nord, essentiellement soucieux d’empêcher les "mouvements secondaires" des pays de première arrivée vers leur territoire. L’Italie, avec le soutien d’autres pays méditerranéens comme l’Espagne, la Grèce, Chypre, Malte et, en partie, la Bulgarie, propose, comme mesure de solidarité concrète, un mécanisme de répartition des migrants selon un système de quotas, en mettant l’accent sur le caractère spécifique de la gestion des frontières maritimes extérieures » [7].
5. Procédures aux frontières et détention
Le Comité économique et social européen « estime que le système prévu de filtrage préalable à l’entrée et de procédures aux frontières est inadéquat » et ne fournit pas suffisamment de garanties procédurales pour le respect des droits fondamentaux.
Dans une déclaration conjointe publiée en février 2021, les principales ONG européennes et nationales de défense du droit d'asile ont souligné que le nouveau Pacte peut être l’occasion de changer d'orientation et de cesser de considérer les questions d’asile et de migration comme des situations de crise, ce qui est le cas depuis de nombreuses années. Cependant, elles expriment leur profonde préoccupation face à un certain nombre de propositions de la Commission européenne, en particulier celles relatives aux procédures accélérées aux frontières, susceptibles de s’appliquer automatiquement à toute personne arrivant irrégulièrement dans l’UE pour s’y réfugier. Les ONG craignent que ces procédures ne « portent atteinte à la protection en Europe », suppriment de nombreuses garanties nécessaires et entraînent une prolifération de centres de détention aux frontières.
6. Les prochaines étapes
En annexe au nouveau Pacte, la Commission a présenté une feuille de route afin de mettre en œuvre les différentes propositions. Selon le calendrier proposé, les règlements sur l’Agence européenne de l’asile, l’Eurodac et le cadre pour la réinstallation et l’admission humanitaire auraient dû être adoptés fin 2020. Les règlements sur la gestion de l’asile et de la migration et sur la gestion des situations de crises ainsi que les directives sur l'accueil des demandeurs d'asile et sur le retour des migrants sans papiers auraient dû être adoptés par le Parlement et le Conseil fin juin 2021. L’adoption des autres réglementations est prévue pour fin 2021.
Au moment de rédiger cet article, début mai 2021, aucune proposition n’a encore été adoptée.
En janvier, la commission LIBE du Parlement européen a amorcé le débat autour de la question de la gestion, autrement dit du règlement « Dublin IV ». En septembre, le rapporteur désigné, Tomas Tobé (Suède, groupe PPE), devrait présenter son rapport, sans doute précédé d’un document de travail en juin. Les autres groupes parlementaires ont nommé les rapporteurs fictifs. On peut supposer que les socialistes, les verts/ALE et la gauche adoptent une position commune.
La plupart des parlements nationaux des États membres ont émis des déclarations au sujet du Pacte en général et de différentes propositions en particulier. Certaines d’entre elles, notamment celle du Sénat italien, invoquent une violation du principe de subsidiarité et des dispositions insuffisantes concernant la responsabilité et la répartition des charges.
Nous continuerons à analyser les débats en cours dans nos prochains articles.
[1] Lors d’un webinaire sur le nouveau Pacte, organisé le 22 avril 2021 par le King´s College of London et le British Institute of International and Comparative Law.
[2] CESE, SOC 649, 27 janvier 2021
[3] Commentaires du Conseil Européen pour les réfugiés et les exilés sur la proposition de la Commission portant sur un règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration, février 2021
[4] Interview d’Eva van de Rakt, de la fondation Heinrich Böll, dossier sur le nouveau Pacte, disponible sur : https://eu.boell.org/en/new-pact-migration-and -asylum
[6] Note de l’ambassade d’Italie en Grèce, disponible sur : https://ambatene.esteri.it/ambasciata_atene/it/ambasciata/news/dall-amb…
[7] Traduction libre de l’italien