« Dans un port du littoral occidental de l’Europe, un homme pauvrement habillé est étendu dans son bateau de pêche et somnole. Un touriste élégamment vêtu met un film couleur neuf dans son appareil photo pour photographier l’image idyllique : le ciel bleu, la mer verte avec des crêtes de vague paisibles et blanches comme neige, le bateau noir, le bonnet de pêcheur rouge. Clic. ... »
Texte original : Böll, Heinrich : Anekdote zur Senkung der Arbeitsmoral (1963)
Dans un port du littoral occidental de l’Europe, un homme pauvrement habillé est étendu dans son bateau de pêche et somnole. Un touriste, élégamment vêtu, met un film couleur neuf dans son appareil photo pour photographier l’image idyllique : le ciel bleu, la mer verte avec des crêtes de vagues paisibles et blanches comme neige, le bateau noir, le bonnet de pêcheur rouge. Clic. Encore une fois : clic, et puisque jamais deux sans trois et que sûr est sûr, une troisième fois : clic.
Le bruit sec, presque hostile, réveille le pêcheur assoupi qui, ensommeillé se lève, ensommeillé va pêcher son paquet de cigarettes ; mais avant qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait, le touriste empressé lui a déjà mis son paquet sous le nez, ne lui a pas directement placé la cigarette dans sa bouche mais la lui a mise dans la main, et un quatrième clic, celui du briquet, conclut cette diligente courtoisie. Cet excès, difficilement mesurable, jamais démontrable, d’agile courtoisie a fait naître une gêne tendue que le touriste - qui maîtrise la langue du pays - essaie de dissiper par une conversation.
« Vous ferez une bonne pêche, aujourd’hui. »
Le pêcheur secoue la tête.
« Mais on m’a dit que le temps est favorable. »
Le pêcheur opine de la tête.
« Alors, vous ne partirez pas ? »
Le pêcheur secoue la tête, nervosité croissante du touriste. Certainement, le bien-être de l’homme pauvrement habillé lui tient à coeur, la tristesse de l’opportunité manquée le ronge.
« Oh, vous ne vous sentez pas bien ? ».
Enfin, le pêcheur passe de la langue des signes au mot vraiment parlé.
« Je me sens très bien », dit-il. « Je ne me suis jamais senti mieux. »
Il se lève, s’étire comme s’il voulait montrer combien sa constitution est athlétique.
« Je me sens fantastiquement bien. »
L’expression du visage du touriste est de plus en plus malheureuse, il ne peut plus contenir la question qui menace pour ainsi dire de lui briser le coeur :
« Mais alors pourquoi n’allez-vous pas en mer ? »
La réponse vient, rapide et concise.
« Parce que j’y suis déjà allé ce matin. »
« La pèche était bonne ? »
« Elle était si bonne que je n’ai pas besoin d’y aller encore, j’ai eu quatre homards dans mes paniers, j’ai attrapé presque deux douzaines de maquereaux... »
Le pêcheur, enfin réveillé, se dégèle maintenant et tape de façon rassurante sur les épaules du touriste. L’expression inquiète du visage de celui-ci lui paraît être l’expression d’une affliction certes inappropriée mais touchante.
« J’ai même assez pour demain et après-demain » dit-il, pour soulager l’âme de l’étranger. « Fumez-vous une des miennes ? »
« Oui, merci. »
Les cigarettes sont mises dans les bouches, un cinquième clic, l’étranger s’assied sur le bord du bateau en secouant la tête, ôte l’appareil photo
de sa main, car il a maintenant besoin des deux mains pour donner du poids à son discours.
« Je ne veux pas me mêler de vos affaires personnelles » dit-il, « mais imaginez un peu que vous y alliez aujourd’hui une deuxième, une troisième, peut-être même une quatrième fois, vous attraperiez trois, quatre, cinq, peut-être dix douzaines de maquereaux... imaginez un peu cela. »
Le pêcheur opine de la tête.
« Vous iriez en mer, poursuit le touriste, pas seulement aujourd’hui mais demain, après-demain, oui, tous les jours favorables, deux, trois fois, peut être quatre fois - savez-vous ce qui arriverait ? »
Le pêcheur secoue la tête.
« Vous pourriez au plus tard dans un an vous acheter un moteur, dans deux ans un deuxième bateau, dans trois ou quatre ans vous pourriez peut-être avoir un petit cotre ; avec deux bateaux ou le cotre, vous pêcheriez bien sûr beaucoup plus ; un jour, vous auriez deux cotres, et vous... », l’enthousiasme lui fait perdre sa voix quelques instants,
« Vous construiriez une petite chambre froide, peut-être un atelier de fumage, plus tard une usine de marinades, vous voleriez avec votre propre hélicoptère pour repérer les bancs de poissons et donner des instructions par radio à vos cotres, vous pourriez acquérir les droits de pêche au saumon, ouvrir un restaurant de poissons, exporter le homard sans intermédiaires directement à Paris… et alors... », encore une fois, l’enthousiasme fait perdre la parole à l’étranger.
Secouant la tête, désolé jusqu’au fond de son coeur, presque dépossédé de la joie de ses vacances, il regarde le roulement paisible des flots dans lesquels les poissons libres sautent joyeusement.
« Et alors », dit-il, mais encore une fois, l’émotion lui fait perdre la parole.
Le pêcheur lui tape sur le dos, comme à un enfant qui a avalé de travers.
« Et alors ? », demande-t-il doucement.
« Alors », dit l’étranger avec un enthousiasme tranquille, « alors vous pourriez vous asseoir tranquillement ici dans le port, somnoler au soleil - et regarder la mer magnifique. »
« Mais je le fais déjà », dit le pêcheur, « je suis tranquillement assis dans le port et je somnole, seuls vos clics m’ont dérangé. »
Et en effet, le touriste ainsi instruit partit pensif, car jusqu’ alors, il avait cru qu’il travaillait pour un jour ne plus devoir travailler, et en lui ne restait plus trace de pitié pour le pêcheur pauvrement habillé, seulement un peu d’envie.
Texte original : Böll, Heinrich : Anekdote zur Senkung der Arbeitsmoral, 1963
Werke, Kölner Ausgabe 12, S. 441-443
Traduction : Bertrand Brouder (2019), Tous droits réservés.
Avec l’aimable autorisation de Kiepeneheuer & Witsch