« Récemment, ils m’ont contrôlé (...) et j’ai fait diablement attention. J’ai compté comme un fou, un compteur kilométrique ne peut pas mieux compter. (...) Ma petite bien-aimée était passée et jamais de ma vie je n’aurais laissé transporter ce bel enfant dans le second futur, cette petite bien-aimée mienne ne doit pas être multipliée et divisée et transformée en néant de pourcentage. Mon coeur saignait... »
Texte original : Heinrich Böll: An der Brücke (1949)
Ils m’ont rafistolé mes jambes et m’ont donné un poste où je peux être assis : je compte les gens qui passent sur le nouveau pont. Cela leur fait plaisir de se prouver leur valeur avec des nombres, ils s’enivrent de cet absurde néant fait de quelques chiffres et toute la journée, toute la journée, ma bouche muette va comme un mouvement d’horlogerie et j’entasse numéro sur numéro pour leur offrir le soir le triomphe d’un nombre.
Leurs visages brillent quand je leur communique le résultat de mon travail, plus le nombre est élevé, plus ils brillent et ils ont bien raison de se mettre au lit satisfaits car des milliers de personnes passent chaque jour sur leur nouveau pont...
Mais leur statistique n’est pas exacte. Je suis désolé, mais elle n’est pas exacte. Je ne suis pas quelqu’un de fiable, même si je m’entends à donner une impression d’honnêteté. En secret, cela me fait plaisir de parfois en soustraire un et puis, quand je ressens de la pitié, de leur en offrir quelques-uns. Leur bonheur est entre mes mains. Quand je suis en colère, quand je n’ai rien à fumer, je déclare seulement la moyenne, parfois moins que la moyenne, et quand j’ai le coeur qui bat, quand je suis content, je laisse ma générosité se répandre en un nombre à cinq chiffres. Ils sont si heureux alors ! Ils m’arrachent à chaque fois littéralement le résultat des mains et leurs yeux se mettent à briller et ils me tapent sur l’épaule. Ils ne se doutent de rien ! Et puis ils commencent à multiplier, diviser, pourcentiser et je ne sais quoi encore. Ils calculent combien de gens passent par minute sur le pont aujourd’hui et combien seront passés sur le pont en dix ans. Ils aiment le futur antérieur, ce second futur, ce second futur est leur spécialité - et pourtant, je suis désolé, que tout cela ne soit pas exact...
Quand ma petite bien-aimée passe sur le pont - et elle vient deux fois par jour – alors mon coeur s’arrête tout simplement. L’infatigable tic-tac de mon coeur cesse tout simplement jusqu’à ce qu’elle soit entrée dans l’allée et ait disparu. Et tous ceux qui passent pendant ce temps, je les leur tais. Ces deux minutes m’appartiennent, à moi tout seul, et je ne me les laisse pas prendre. Et aussi quand elle revient le soir de chez son glacier – je sais maintenant qu’elle travaille chez un glacier -, quand elle passe de l’autre côté du trottoir devant ma bouche muette qui doit compter, compter, alors mon coeur s’arrête de nouveau et je ne recommence à compter que lorsqu’elle n’est plus visible. Et tous ceux qui ont la chance de défiler pendant ces minutes devant mes yeux aveugles n’entrent pas dans l’éternité de la statistique : hommes fantômes et femmes fantômes, êtres nuls qui ne marcheront pas dans le futur antérieur, le second futur de la statistique...
Il est clair que je l’aime. Mais elle n’en sait rien et je ne veux pas non plus qu’elle l’apprenne. Il ne faut pas qu’elle se doute de la monstrueuse façon avec laquelle elle chamboule tous les calculs et elle doit
rester ignorante et innocente et marcher dans sa boutique de glaces avec ses longs cheveux bruns et ses pieds délicats, et il faut qu’elle reçoive beaucoup de pourboires. Je l’aime. C’est très clair que je l’aime.
Récemment, ils m’ont contrôlé. Le camarade qui est assis de l’autre côté et doit compter les autos m’a prévenu assez tôt et j’ai fait diablement attention. J’ai compté comme un fou, un compteur kilométrique ne peut pas mieux compter. Le statisticien en chef lui-même s’est placé de l’autre côté et a ensuite comparé le résultat d’une heure avec mon résultat horaire. J’avais juste un de moins que lui. Ma petite bien-aimée était passée et jamais de ma vie je n’aurais laissé transporter ce bel enfant dans le second futur, cette petite bien-aimée mienne ne doit pas être multipliée et divisée et transformée en néant de pourcentage. Mon coeur saignait de ce que je devais compter sans pouvoir la suivre du regard et j’étais très reconnaissant envers le camarade qui devait compter les autos de l’autre côté. Il en allait carrément de mon existence. Le statisticien en chef m’a tapé sur l’épaule et a dit que je suis bon, fiable et fidèle. « Une unité d’erreur en une heure, a-t-il dit, cela ne change pas grand-chose. Nous ajoutons de toute façon un certain pourcentage pour la fatigue. Je vais demander à ce que vous soyez transféré aux voitures à cheval ». Les voitures à cheval, c’est bien sûr la meilleure combine. Les voitures à cheval, c’est une sinécure, vingt par jour, et toutes les demi-heures laisser passer dans son cerveau le numéro suivant, c’est une sinécure ! Les voitures à cheval, ce serait magnifique. Entre quatre heures et huit heures, aucune voiture à cheval n’a le droit de passer sur le pont et je pourrais aller me promener ou me hâter vers la boutique de glaces, je pourrais longuement la regarder ou peut-être l’accompagner un bout de chemin jusqu’à la maison, ma petite bien-aimée non-comptée...
Texte original : Heinrich Böll: An der Brücke (1949)
in: Böll, Heinrich: Werke. Kölner Ausgabe. Band 4. 1949-1950.
Herausgegebenvon Hans Joachim Bernhard © 2003, Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH& Co. KG, Köln
Traduction : Bertrand Brouder (2020)
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Avec l’aimable autorisation de Kiepeneheuer & Witsch.