Destin d'une tasse sans anse

Nouvelle

« En cet instant, je suis dehors sur le rebord de la fenêtre et je me remplis lentement de neige ; la paille est gelée dans l’eau savonneuse, des moineaux sautillent autour de moi, de rudes oiseaux se bagarrent pour les miettes qu’on leur a jetées, [...]. Je ne vois que pâlement scintiller les lumières du sapin de Noël à travers les fenêtres embuées. »

Destin d'une tasse sans anse (1954)

Texte original: Böll, Heinrich: Schicksal einer henkellosen Tasse (1954)

En cet instant, je suis dehors sur le rebord de la fenêtre et je me
remplis lentement de neige ; la paille est gelée dans l’eau savonneuse,
des moineaux sautillent autour de moi, de rudes oiseaux se bagarrent
pour les miettes qu’on leur a jetées, et je tremble pour ma vie, pour
laquelle j’ai déjà dû si souvent trembler ; si l’un de ces gras moineaux
me renverse, je tomberai du rebord de la fenêtre sur la bande de béton
en contrebas ; l’eau savonneuse formera un ovale gelé, la paille se
brisera ; et mes débris seront jetés à la poubelle.
Je ne vois que pâlement scintiller les lumières du sapin de Noël à
travers les fenêtres embuées ; je n’entends que faiblement le chant à
l’intérieur : les cris des moineaux couvrent tout.
Aucun de ceux qui sont à l’intérieur ne sait, bien sûr, que je suis née il
y a exactement vingt-cinq ans sous un arbre de Noël et que vingt-cinq
ans d’existence est un âge étonnamment avancé pour une simple tasse
de café : les créatures de notre race qui somnolent inutilisées dans
les vitrines vivent sensiblement plus longtemps que nous, les simples
tasses. Je suis cependant sûre qu’aucun membre de ma famille ne vit
encore : que mes parents, mes frères et soeurs, même mes enfants sont
morts depuis longtemps, tandis que je dois passer mon vingt-cinquième
anniversaire sur un rebord de fenêtre à Hambourg en compagnie de
moineaux criards.
Mon père était un plat à gâteaux et ma mère une respectable boite à
beurre ; j’avais cinq frères et soeurs : deux tasses et trois soucoupes,
mais notre famille ne resta unie que quelques semaines ; la plupart
des tasses meurent jeunes et subitement, et ainsi deux de mes frères
et une de mes chères soeurs tombèrent de la table dès le deuxième jour
des fêtes de Noël. Nous dûmes aussi très tôt nous séparer de notre
cher père : en compagnie de ma soeur Joséphine, une soucoupe, et avec
ma mère, j’ai voyagé vers le sud ; enveloppées dans du papier journal,
entre un pyjama et une serviette éponge, nous sommes allées à Rome
pour servir là-bas le fils de notre propriétaire qui s’était adonné à
l’étude de l’archéologie.
Cette période de ma vie - je l’appelle mes années romaines - fut
extrêmement intéressante pour moi : d’abord Jules – ainsi se nommait
l’étudiant – m’emmenait chaque jour aux thermes de Caracalla, ces
vestiges d’un immense établissement de bains ; là, dans les thermes,
je me liai d’une grande amitié avec une bouteille thermos qui nous
accompagnait au travail, moi et mon maître. La bouteille thermos
s’appelait Hulda, nous restions souvent allongées des heures dans
l’herbe pendant que Julius travaillait avec la bêche ; je me fiançai plus
tard à Hulda, je l’épousai pendant ma deuxième année à Rome, bien
que j’aie dû entendre de violents reproches de ma mère qui trouvait
qu’un mariage avec une bouteille thermos était indigne de moi. Ma
mère devint d’ailleurs étrange : elle ne se sentit jamais humiliée d’être
utilisée comme boîte à tabac alors que ma chère soeur Joséphine
ressentait comme une extrême offense d’être abaissée au rang de
cendrier.
J’ai passé des mois heureux avec Hulda, ma femme ; nous vîmes
ensemble tout ce que Julius vit : la tombe d’Auguste, la Via Appia, le
Forum romain ; mais ce dernier est resté pour moi un triste souvenir
car c’est ici que Hulda, ma chère femme, a été détruite par une pierre
lancée par un gamin des rues romain. Elle mourut d’un morceau de marbre -
gros comme le poing - d’une statue de la déesse Vénus.
Au lecteur qui est disposé à suivre encore mes pensées, qui a assez de
coeur pour concéder de la douleur et de la sagesse à une tasse sans
anse, à celui-ci je peux maintenant rapporter que les moineaux ont
depuis un bon moment picoré les miettes, de sorte qu’il n’y a plus de
danger immédiat pour ma vie, et entre-temps est aussi apparue sur
la vitre embuée une zone vide, de la taille d’une assiette à soupe, à
l’intérieur de laquelle je vois clairement l’arbre et vois aussi le visage
de mon ami Walter qui aplatit son nez contre la vitre et me sourit ;
il y a trois heures encore, avant que la distribution des cadeaux ne
commence, Walter soufflait des bulles de savon, maintenant il me
pointe du doigt, son père secoue la tête, pointe du doigt le train
flambant neuf que Walter a reçu, mais Walter secoue la tête ; et je
sais, tandis que la fenêtre s’embue à nouveau, que je serai au plus tard
dans une demi-heure dans la pièce chaude...

La joie de ces années romaines ne fut pas seulement troublée par la
mort de ma femme, mais plus encore par les bizarreries de ma mère
et l’insatisfaction de ma soeur qui le soir, lorsque nous étions assises
ensemble dans l’armoire, se plaignaient auprès de moi du mésemploi
dans lequel leur destin les avait mises. Mais des humiliations
m’attendaient moi aussi, de celles qu’une tasse consciente de sa valeur
ne peut supporter qu’avec peine : Julius but du schnaps dans moi !
Dire d’une tasse: « On a déjà bu du schnaps dans elle » signifie la
même chose que quand on dit d’un humain : « Il a été en mauvaise
compagnie ». Et beaucoup de schnaps a été bu dans moi.
Ce furent des temps humiliants pour moi. Ils durèrent jusqu’à ce que
- en compagnie d’un gâteau et d’une chemise - un de mes cousins, un
coquetier, fut envoyé de Munich à Rome : à partir de ce jour, le schnaps
fut bu dans mon cousin et je fus offert par Julius à une dame qui était
venue à Rome dans le même but que Julius.
Si pendant trois ans j’avais pu regarder la tombe d’Auguste depuis
le rebord de la fenêtre de notre appartement romain, je déménageai
et pendant les deux années suivantes je regardai, depuis mon nouvel
appartement, l’église Santa Maria Maggiore : dans ma nouvelle
situation, j’étais certes séparée de ma mère mais de nouveau je servais
le vrai but de ma vie : on buvait dans moi du café, j’étais nettoyée deux
fois par jour et j’étais placée dans une jolie petite armoire. Cependant
là aussi les humiliations ne me furent pas épargnées : dans cette jolie
armoire, j’avais la compagnie d’une Hurz ! Toute la nuit et bien, bien
des heures de la journée - et ceci pendant deux ans - j’ai dû supporter
la compagnie de la Hurz. La Hurz était de la race des Hurlewang,
son berceau avait reposé dans le château de famille des Hurlewang
à Hürzenich sur la Hürze et elle avait quatre-vingt-dix ans. Mais elle
n’avait pas vécu grand-chose pendant ses quatre-vingt-dix ans.
À ma question, pourquoi elle restait toujours dans l’armoire, elle
répondit avec hauteur : « On ne boit certes pas dans une Hurz ! » La
Hurz était belle, elle était d’un délicat gris-blanc, avait de minuscules
points verts peints et chaque fois que je la choquais, elle pâlissait de
sorte que les points verts devenaient très clairement visibles. Sans
aucune mauvaise intention, je la choquai souvent : d’abord par une
demande en mariage. Quand je lui offris coeur et main, elle devint
si pâle que je craignis pour sa vie ; il fallut quelques minutes avant
qu’elle reprenne un peu de couleur, puis elle murmura : «S’il vous plaît,
ne reparlez plus jamais de cela ; mon fiancé est à Erlangen dans une
vitrine et m’attend… »
« Depuis combien de temps ?» demandai-je
« Depuis vingt ans », dit-elle ; « nous nous sommes fiancés au printemps
1914, mais nous fûmes brusquement séparés. J’ai passé la guerre
dans le coffre-fort de la banque à Francfort, lui dans la cave de
notre maison à Erlangen. Après la guerre, je suis arrivée - par suite
de conflits d’héritage - dans une vitrine à Munich, lui - par suite des
mêmes conflits d’héritage - dans une vitrine à Erlangen. Notre seul
espoir est que Diana » - ainsi se nommait notre maîtresse - « se
marie avec Wolfgang, le fils de la dame d’Erlangen dans la vitrine de
laquelle se trouve mon fiancé, alors nous serons de nouveau réunis
dans la vitrine d’Erlangen. »
Je me tus pour ne pas la blesser de nouveau, car j’avais bien sûr
remarqué depuis longtemps que Julius et Diana s’étaient rapprochés
l’un de l’autre. Diana avait dit à Julius pendant une excursion à
Pompéi : « Ah, savez-vous, j’ai certes une tasse, mais une de celles
dans lesquelles on n’a pas le droit de boire. »
« Ah » avait dit Julius, « je peux peut-être vous aider à sortir de cet
embarras ? »
Plus tard, et puisque plus jamais je ne lui ai demandé sa main, je me
suis très bien entendue avec la Hurz. Quand nous étions ensemble
le soir dans l’armoire, elle disait toujours : « Ah, racontez-moi donc
quelque chose, mais s’il vous plaît, rien de vulgaire, si c’est possible. »
Elle trouvait déjà fort étrange que du café, du cacao, du lait, du vin et
de l’eau soient bus dans moi, mais quand je racontai que Julius avait
bu du schnaps dans moi, elle eut de nouveau un évanouissement et se
permit la remarque injustifiée (à mon humble avis) : « J’espère que
Diana ne tombera pas dans le panneau de cet homme vulgaire. » Mais
tout faisait penser que Diana tomberait dans le panneau de l’homme
vulgaire : les livres prenaient la poussière dans la chambre de Diana,
et pendant des semaines resta insérée dans la machine à écrire une
unique feuille de papier sur laquelle une demi-phrase seulement était
écrite: « Quand Winckelmann à Rome… »
Je ne fus plus nettoyée qu’à la hâte et même la Hurz si ignorante des
choses du monde commença à pressentir que les retrouvailles avec
son fiancé à Erlangen devenaient toujours plus improbables, car Diana
recevait certes des lettres d’Erlangen mais laissait ces lettres sans
réponse. Diana devint étrange : elle but - je n’en rends compte qu’avec
réticence - du vin dans moi. Quand je le racontai le soir à la Hurz, elle
faillit en tomber à la renverse et dit, quand elle revint à elle : « Il est
impossible que je reste en la possession d’une dame capable de boire
du vin dans une tasse. »
Elle ne savait pas, la bonne Hurz, avec quelle rapidité son souhait se
réaliserait : elle fut déposée chez un prêteur sur gages et Diana enleva
la feuille de papier avec la phrase « Quand Winckelmann à Rome… »
de la machine, et écrivit à Wolfgang. Plus tard arriva une lettre de
Wolfgang que Diana, pendant qu’elle buvant du lait dans moi, lut au
petit-déjeuner et je l’entendis murmurer : « Ce n’était donc pas pour
moi, mais seulement pour cette stupide Hurz. » Je vis encore qu’elle
sortit le reçu du livre « Introduction à l’archéologie », le mit dans une
enveloppe ; et je peux donc supposer que la bonne Hurz est maintenant
à Erlangen unie à son fiancé dans la vitrine et je suis sûr que Wolfgang
a trouvé une femme digne de lui.

Pour moi, d’étranges années suivirent : je suis retourné, avec Julius et
Diana, en Allemagne. Ils n’avaient tous deux pas d’argent et j’étais
pour eux un bien précieux parce qu’on pouvait boire de l’eau dans moi,
une eau claire, belle, comme on peut la boire dans les fontaines des
gares. Nous n’allâmes ni à Erlangen ni à Francfort, mais à Hambourg
où Julius avait accepté un emploi dans une banque.
Diana avait embelli. Julius était pâle ; mais j’étais de nouveau avec ma
mère et ma soeur et elles étaient dieu soit loué un peu plus satisfaites.
Ma mère disait volontiers lorsque nous nous tenions côte à côte le soir
sur l’étagère de la cuisine : « Bon, tout de même de la margarine… » et
ma soeur devint même un peu hautaine parce qu’elle servait d’assiette
à saucisses ; mais mon cousin, le coquetier, fit une carrière telle qu’elle
est rarement accordée à un coquetier : il servit de vase à fleurs ; à des
pâquerettes, boutons d’or, minuscules marguerites, il servit de lieu de
séjour, et quand Diana et Julius mangeaient des oeufs, ils les mettaient
sur le bord de la soucoupe.
Julius devint plus calme, Diana devint mère ; une guerre arriva et je
pensai souvent à la Hurz qui se trouvait certainement de nouveau
dans le coffre-fort d’une banque, et bien qu’elle m’eût souvent blessé,
j’espérais pourtant qu’elle fût unie à son mari dans le coffre-fort de
la banque. Avec Diana et l’aînée de ses enfants, Johanna, je passai
la guerre dans la lande de Lunebourg et j’eus souvent l’occasion de
regarder le visage pensif de Julius quand il venait en permission et
remuait longtemps dans moi. Diana s’effrayait souvent quand Julius
remuait si longtemps le café et elle s’écriait : « Qu’est-ce que tu as ;
tu remues des heures le café. »
Il est assez étrange qu’aussi bien Diana que Julius semblent avoir
oublié que je suis depuis si longtemps chez eux : ils tolèrent que je
gèle ici dehors, sous la menace d’un chat errant, alors qu’à l’intérieur
Walter pleure pour m’avoir. Walter m’aime, il m’a même donné un
nom, il m’appelle « Boit-comme-Ivan » ; je ne lui sers pas seulement
de pot à bulles de savon, je sers aussi de mangeoire pour ses animaux,
de baignoire pour ses minuscules poupées de bois, je lui sers pour
mélanger les couleurs, la colle... Et je suis sûre qu’il essaiera de me
transporter dans le nouveau train qu’il a reçu en cadeau. Walter
pleure violemment, je l’entends et j’ai peur pour la paix familiale
que j’aimerais savoir garantie ce soir ; et pourtant cela me trouble
d’apprendre à quelle vitesse les gens vieillissent : Julius ne sait-il plus
qu’une tasse sans anse peut être plus importante et plus précieuse
qu’un train électrique tout neuf ? Il l’a oublié : il refuse obstinément
de me faire rentrer et de me donner à Walter ; je l’entends rouspéter,
j’entends non seulement Walter mais aussi Diana pleurer ; et que Diana
pleure, c’est terrible pour moi : j’aime Diana.
Ce fut certes elle qui me cassa l’anse ; quand elle m’empaqueta lors du
déménagement de la lande de Lunebourg pour Hambourg, elle oublia
de me rembourrer suffisamment et je perdis ainsi mon anse, mais je
restai précieuse : même une tasse sans anse avait alors de la valeur
et curieusement, quand il y eut de nouveau des tasses à acheter, c’est
Julius qui voulut me jeter mais Diana dit : « Julius, tu veux vraiment
jeter la tasse ; cette tasse ? »
Julius rougit, il dit « Pardonne-moi ! » ; et c’est ainsi que je restai en
vie et que je servis, au long d’amères années, de bol à savon à raser ;
et nous, tasses, détestons finir en bol de rasage.
Je contractai tardivement un second mariage avec une boite à épingle
à cheveux en porcelaine ; ma seconde femme s’appelait Gertrud, elle
était gentille avec moi et avait de la sagesse et pendant deux années
entières nous restâmes côte à côte sur l’étagère en verre de la salle
de bain.

C’est devenu sombre, très soudainement ; Walter pleure toujours à
l’intérieur et j’entends Julius parler d’ingratitude ; je ne peux que
secouer la tête : que ces humains sont insensés ! C’est calme ici
dehors : la neige tombe ; le chat s’est esquivé depuis longtemps, mais
j’ai peur maintenant : la fenêtre s’ouvre, Julius me saisit et à la prise
de ses mains je sens combien il est en colère : va-t-il me fracasser ?
Il faut être une tasse pour savoir combien ces moments sont terribles
quand on pressent que l’on va être jeté contre le mur, ou sur le sol.
Mais Diana me sauva au dernier moment, elle me prit de la main de
Julius, secoua la tête et dit doucement: « Cette tasse, tu veux... ». Et
Julius sourit soudain et dit: « Pardonne-moi, je suis si énervé. »
Depuis longtemps, Walter a cessé de pleurer, depuis longtemps Julius
est assis près du poêle avec son journal et Walter regarde, depuis les
genoux de Julius, comment l’eau savonneuse gelée à l’intérieur de
moi se dégèle, il a déjà sorti le brin de paille ; et maintenant je suis
là, sans anse, taché et vieux, au milieu de la pièce parmi les nombreux
objets neufs et cela me remplit de fierté que ce soit moi qui ai rétabli
la paix, bien que je devrais me faire des reproches d’être celui qui l’a
troublée. Mais est-ce ma faute si Walter m’aime plus que son nouveau
train électrique ?

Je souhaiterais seulement que Gertrud, qui est morte il y a un an,
vive encore pour voir le visage de Julius : il semblerait qu’il a compris
quelque chose...

 

Texte original: Böll, Heinrich: Schicksal einer henkellosen Tasse ; aus: Böll, Heinrich: Werke. Kölner Ausgabe. Band 9. 1954-1956“
Herausgegeben von J.H. Reid
© 2006, Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH & Co. KG, Köln
Traduction : Bertrand Brouder (2020)
Tous droits réservés.
Avec l’aimable autorisation de Kiepenheuer & Witsch.