"Ce réjouissant processus que l’on nomme « détente internationale » semble profiter le moins, précisément à ceux qui sont intervenus le plus vigoureusement pour lui sous les différents systèmes politiques, au risque constant d’être dénoncés ou arrêtés : les écrivains, universitaires, intellectuels de toute provenance."
Texte original : Einmischung erwünscht (1973)*
Ce réjouissant processus que l’on nomme « détente internationale » semble profiter le moins, précisément à ceux qui sont intervenus le plus vigoureusement pour lui sous les différents systèmes politiques, au risque constant d’être dénoncés ou arrêtés : les écrivains, universitaires, intellectuels de toute provenance.
On entend dire que l’Union soviétique cherche le rapprochement avec l’Espagne, que la Grèce va bientôt reconnaître la RDA. Cela aura-t-il pour conséquence que Papadopoulos dira un mot en faveur de Wolf Biermann ou que Honecker dira un mot en faveur des auteurs grecs emprisonnés et censurés ? Est-ce que le généralissime Franco va intercéder pour Alexandre Soljenitsyne et pour Vladimir Boukovski, et M. Brejnev pour Castellet, Cinci, Cucurulli, Fauli, Manent et Triadu, éditeurs et auteurs condamnés à payer 100.000 marks et privés de passeport pour le crime indicible d’avoir pris part à une séance du jury du traditionnel Jocs Florals (jeux floraux) ? Le président Nixon va-t-il se démener pour le romancier indonésien Toer et pour les quelque 100 000 prisonniers politiques d’Indonésie ? Le gouvernement de la République fédérale allemande va-t-il, lors des négociations d’un contrat avec le gouvernement de Prague, glisser au moins quelques mots en faveur des auteurs tchèques qui semblent être livrés à la terreur et à la faim ?
Je crains que l’on doive répondre non à toutes ces questions, car tous ces auteurs, universitaires, intellectuels, qui, à l’intérieur des systèmes qui les poursuivent et les dénoncent comme « rouges » en Espagne ou comme « amis des impérialistes » en République socialiste tchécoslovaque, peuvent être regardés comme « intelligence progressiste », étaient certes de bon aloi pour être prisés comme précurseurs et avocats d’un dogmatisme moins figé, mais politiquement, ils sont tout à fait « insignifiants » comme on dit si joliment. Bien que l’on sache que sans eux et les innombrables générations de leurs prédécesseurs, rien de rien sur cette terre n’aurait jamais été mis en mouvement, on peut les laisser dépérir et cela même eu égard à la « détente internationale ». L’essentiel : les relations commerciales s’engagent, des investissements profitables deviennent possibles, et si quelque chose va de travers, on peut à tout moment remplir avec ces valeureux sa réserve de boucs émissaires.
En Croatie, Vlado Gotovac et Zlato Tomicis et d’autres ont été condamnés. Pour décrire même allusivement la situation en Turquie, il faudrait écrire des livres entiers. Et effectivement, la documentation qui s’accumule au sujet des tortures et des persécutions politiques en Turquie et en Indonésie pourrait déjà remplir des livres et on peut faire chaque année un livre avec les documents qui apparaissent régulièrement sur la Grèce.
Ce n’est plus seulement chaque mois, mais maintenant chaque semaine que parviennent à Amnesty International, au PEN international, à l’Association Writers and Scholars, des informations sur des écrivains et des intellectuels arrêtés, censurés, accusés, pour lesquels chaque information devrait donner lieu à une protestation.
On se demande seulement si ces appels et résolutions qui plaident pour des libertés qui passent pour conventionnelles et sont garanties constitutionnellement dans la plupart des pays, si ces appels et résolutions, dans leur solitude, ont encore un sens si les politiciens ne se tiennent pas aux côtés de ces trois organisations et des nombreux autres groupes et cercles qui se préoccupent de la persécution et de l’oppression sur cette terre.
Ces organisations et groupes représentent malgré tout cette instance singulièrement difficile à définir que l’on appelle communément la conscience. Il existe le danger que cette conscience devienne une fleur morte à la boutonnière des différentes idéologies, si les politiciens ne veulent pas comprendre qu’ils sont les seuls à pouvoir transformer la pression morale en pression politique, et s’ils ne renoncent pas enfin au concept hypocrite de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres états.
Qui se soucie, autour des tables de conférence où est négociée une aide militaire et économique, du poète paraguayen Ruben Bareiro Saguier, des deux Uruguayens, du romancier Jorge Musto et de l’essayiste Carlos Nunez, ou des centaines de jeunes hommes et femmes en Turquie qui sont torturés et estropiés dans un pays où le revenu annuel moyen est d’environ 600 marks et où le mouchardage est rémunéré entre 2000 et 3000 marks.
Cela fait partie de la perversité de la situation intellectuelle que ce soient justement les forces dont les relations commerciales avec les pays socialistes et les pays sous-développés de l’OTAN et de l’OTASE apportent du profit, qui dénoncent constamment dans leurs organes les forces qui sont intervenues pour la détente, l’ouverture etc.
Ce serait bien sûr émotionnel, ce qui est devenu synonyme de criminel, de prendre à la lettre la liberté occidentale qui est prétendument garantie en Grèce. Nous, des auteurs plus tout jeunes, qui n’ont guère été gâtés par les expériences historiques, nous gardons encore levé une sorte de fanion, pas encore crispés, mais laborieusement, toujours convaincus, bien que, au regard des circonstances immuables, désespérés. Mais le moment pourrait bien venir où nous nous reconnaîtrons non pas comme des idiots utiles au sens de Lénine, mais comme des idiots utiles à cette partie du monde dont nous sommes citoyens.
Le discours de la liberté indivisible devient une farce quand l’hypocrisie de la non-ingérence est mesurée à l’aune du profit par des industriels. Ce fut un grand encouragement lorsqu’enfin un politicien, auquel d’autres se joignirent ensuite, trouva le courage de rompre énergiquement et clairement avec le principe de non-ingérence : le Premier-ministre suédois Olof Palme, lorsque l’aviation américaine voulut bombarder avec une brutalité accrue le Nord du Vietnam en paix. Le courage d’Olof Palme a été contagieux et ce serait une consolation pour nous, auteurs et intellectuels, si cette contagion se poursuivait et si nous trouvions le soutien de quelques politiciens lors de l’appel pour la liberté indivisible.
Nous, auteurs, sommes les « ingéreurs-nés », nous nous ingérons dans la jurisprudence et la politique culturelle de l’Union soviétique, de la République socialiste tchécoslovaque, de l’Espagne, de l’Indonésie, du Brésil et du Portugal, et nous nous ingérons dans l’effrayante évolution de la Yougoslavie où de nouveau l’on cherche des boucs émissaires, et où de nouveau l’espoir doit être enterré. Nous nous ingérerons aussi en République populaire de Chine, à Cuba et au Mexique. Cela semble
être idéaliste, mais cela ne l’est pas. S’engager est la seule manière de rester en contact avec la réalité.
Nos amis tchèques, qui ne cèdent pas un centimètre, ne sont pas des idéalistes, ce sont des réalistes car ils savent très bien que le terrain intellectuel est plus vite et plus définitivement occupé que le terrain géographique.
Ce qui vaut pour la République socialiste tchèque vaut pour la Yougoslavie, pour la Turquie, pour la Grèce, le Brésil, l’Espagne : un lycéen inconnu ou une jeune femme qui sont torturés en Turquie par les sbires de la junte sont à mettre sur le compte d’une politique de profit ou d’intérêt. Sur les tableaux qui indiquent les cours de la bourse, le sang n’est jamais visible.
Je sais très bien que les messieurs de la Realpolitik riront de tout cela : pour eux, nous sommes vraiment les idiots utiles qui agitent quelques jolis fanions. Qu’ils rient. Je n’écris pas ce lamento seulement pour les yeux et les oreilles occidentaux, mais aussi pour ceux de l’Est ; pour les responsables politiques de là-bas et pour ceux qui sont les victimes de mesures irresponsables : pour Vladimir Boukovski, Alexandre Soljenitsyne et d’autres ; pour beaucoup, là-bas, qui se trouvent sur les listes d’Amnesty International, du PEN international, d’INDEX de Writers and Scholars. Il faut qu’ils sachent dans quelle hypocrisie nous sommes empêtrés ici. Il faut qu’ils sachent que nous sommes les ingéreurs-nés, comme ils le sont là-bas.
On pourrait mécomprendre comme une contribution pornographique plus ou moins bienvenue si je décrivais ici quelques pratiques de viol, telles qu’elles sont commises par la police turque sur les amies, femmes et soeurs d’opposants incarcérés. Bien sûr, il ne faut pas s’ingérer ici, juste ne pas s’ingérer.
Il y a bien toujours une réserve d’idiots utiles qui tiennent haut le fanion, le fanion de la liberté, de la dignité humaine, de la démocratie, plus exactement de cette liberté qui est défendue via l’OTAN et l’OTASE, en Grèce, en Turquie, en Espagne, en Indonésie et aux Philippines.
Mais j’aurais presque oublié une des valeurs originelles que nous défendons en même temps un peu partout : l’héritage chrétien, le patrimoine culturel occidental. Non, que j’aie presque oublié cela !
Je demande l’ingérence dans les affaires de la République fédérale allemande. Et j’aimerais, en cette circonstance, attirer l’attention sur le fonds d’urgence pour les écrivains emprisonnés et leurs familles. Le fonds est administré par le centre PEN néerlandais et a un compte à la banque AMRO de La Haye.
Texte original : Einmischung erwünscht (1973)
in: “Heinrich Böll. Werke. Kölner Ausgabe. Band 18. 1971-1974”
Heinrich Böll © 1977 Kiepenheuer & Witsch Cologne.
Herausgegeben von Viktor Böll und Ralf Schnell, in Zusammenarbeit mit Klaus-Peter Bernhard © 2003, Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH & Co. KG, Köln
Traduction : Bertrand Brouder (2020)
Tous droits réservés.
Avec l’aimable autorisation de Kiepeneheuer & Witsch.