La balance des Balek

Nouvelle

« Sur la table se trouvait la grande balance des Balek, une antique chose tarabiscotée, peinte au bronze doré, devant laquelle s’étaient déjà tenus les grands-parents de mon grand-père, tenant dans leurs crasseuses mains d’enfants les paniers de champignons, les sacs en papier emplis de fleurs de foin, visiblement impatients de savoir quels poids Mme Balek devrait jeter sur la balance pour que l’aiguille oscillante se place exactement sur la ligne noire, cette mince ligne de la justice, qui devait être tracée de nouveau chaque année. »

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La balance des balek

Texte original : Böll, Heinrich: Die Waage der Baleks (1952)

Sur la terre natale de mon grand-père, la plupart des gens vivaient du travail dans les entreprises de broyage de lin. Depuis cinq générations, ils respiraient la poussière qui émane des tiges brisées, se laissaient ainsi lentement tuer, cinq générations patientes et gaies qui mangeaient du fromage de chèvre, des pommes de terre, abattaient parfois un lapin ; le soir, dans leurs demeures, ils filaient et tricotaient, ils chantaient, buvaient du thé à la menthe et étaient heureux. Pendant la journée, ils broyaient le lin dans d’anciennes machines, livrées sans protection à la poussière et à la chaleur qui s’échappait des fours de séchage. Dans leur chambre, il y avait un seul lit, un lit-armoire, qui était réservé aux parents, et les enfants dormaient autour sur des bancs. Le matin, leur chambre était emplie de l’odeur de soupe à la farine ; les dimanches, il y avait de la bouillie de blé noir et les visages des enfants rougissaient de joie quand le café noir en grains, certains grands jours de fête, se colorait de blanc, s’éclaircissait du lait que la mère versait en souriant dans leurs bols à café.
Les parents allaient tôt au travail, le ménage était laissé aux enfants : ils balayaient la chambre, rangeaient, lavaient la vaisselle et épluchaient les pommes de terre, précieux fruits jaunâtres dont ils devaient montrer les fines épluchures pour dissiper le soupçon d’éventuel gaspillage ou de négligence.

Quand les enfants revenaient de l’école, ils devaient aller dans la forêt et - selon la saison - ramasser des champignons et des herbes : reine-des-bois et thym, cumin et menthe poivrée, de la digitale aussi et en été, quand ils avaient récolté le foin de leurs maigres prés, ils ramassaient les fleurs de foin. On avait un pfennig par kilo de fleurs de foin qui étaient vendues en ville dans les pharmacies vingt pfennigs le kilo à des dames nerveuses. Le plus précieux, c’était les champignons : ils rapportaient vingt pfennigs le kilo et étaient négociés pour un mark vingt-cinq dans les magasins en ville. En automne, les enfants rampaient loin dans la verte obscurité de la forêt, quand l’humidité fait sortir les champignons du sol, et presque chaque famille avait ses coins où elles cueillait les champignons, des coins que l’on se chuchotait de génération en génération.
La forêt appartenait aux Balek, et aussi les fabriques de lin, et les Balek avaient un château dans le village de mon grand-père, et la femme du chef de famille avait à côté de la laiterie, une petite salle dans laquelle les champignons, les herbes et les fleurs de foin étaient pesés et payés. Sur la table se trouvait la grande balance des Balek, une antique chose tarabiscotée, peinte au bronze doré, devant laquelle s’étaient déjà tenus les grands-parents de mon grand-père, tenant dans leurs crasseuses mains d’enfants les paniers de champignons, les sacs en papier emplis de fleurs de foin, visiblement impatients de savoir quels poids Mme Balek devrait jeter sur la balance pour que l’aiguille oscillante se place exactement sur la ligne noire, cette mince ligne de la justice, qui devait être tracée de nouveau chaque année. Puis, Mme Balek prenait le grand livre à dos de cuir marron, inscrivait le poids et payait l’argent, des pfennigs ou des sous et très très rarement, un mark. Et quand mon grand-père était enfant, il y avait là un grand bocal avec des bonbons acidulés, ceux qui coûtaient un mark le kilo, et quand Mme Balek, qui régnait à l’époque sur la salle, était de bonne humeur, elle fouillait dans le bocal et donnait un bonbon à chacun des enfants, et les visages des enfants rougissaient de joie, tout comme ils rougissaient
quand la mère, certains grands jours de fête, versait du lait dans leurs bols à café, du lait qui colorait de blanc le café, l’éclaircissait encore jusqu’à ce qu’il soit blond comme les tresses des filles.

Une des lois que les Balek avaient données au village était la suivante : personne n’a le droit d’avoir une balance à la maison ! La loi était déjà si ancienne que personne ne pensait plus à se demander quand et pourquoi elle avait vu le jour, et elle devait être respectée car celui qui l’enfreignait était renvoyé de l’entreprise de broyage de lin, on ne lui prenait plus de champignons, plus de thym, plus de fleurs de foin, et le pouvoir des Balek s’étendait si loin que personne dans les villages voisins ne lui donnait plus de travail, personne ne lui achetait plus les herbes de la forêt. Mais depuis que les grands-parents de mon grand-père avaient ramassé des champignons, quand ils étaient de petits enfants, les avaient apportés afin qu’ils puissent épicer le rôti ou être cuits dans des tartes dans les cuisines des riches Pragois, personne n’avait pensé à enfreindre cette loi : pour la farine, il y avait des mesures de capacité, les oeufs pouvaient être comptés, ce qui était filé se mesurait en coudées, et d’ailleurs l’antique balance ornée de bronze doré des Balek ne donnait pas l’impression de pouvoir être inexacte, et cinq générations avaient confié à l’aiguille noire oscillante ce qu’elles avaient recueilli dans la forêt avec un zèle enfantin.
Certes, il se trouvait aussi parmi ces gens silencieux quelques-uns qui ne respectaient pas la loi, des braconniers qui désiraient gagner en une nuit plus que ce qu’ils pouvaient gagner en un mois entier à l’usine de lin, mais aucun d’entre eux ne semblait non plus avoir eu l’idée de s’acheter une balance ou d’en bricoler une. Mon grand-père fut le premier qui fut assez hardi pour mettre à l’épreuve la justice des Balek, qui habitaient au château, avaient deux carrosses, qui payaient toujours à un garçon du village ses études de théologie au séminaire de Prague, chez qui le pasteur allait tous les mercredis jouer au tarot, à qui le préfet, les armoiries impériales sur la voiture, rendait visite au Nouvel An, et à qui l’empereur conféra la noblesse au Nouvel An de l’année 1900.

Mon grand-père était travailleur et intelligent : il entra plus loin dans la forêt que là où les enfants de sa tribu étaient entrés avant lui, il avança dans les bois touffus dans lesquels, selon la légende, logeait Bilgan, le géant, qui veille là sur le trésor des Balderer. Mais mon grand-père n’avait pas peur de Bilgan: il avança loin dans le maquis, déjà quand il était enfant, rapporta de grands butins de champignons, même des truffes que Mme Balek comptait trente pfennigs la livre. Mon grand-père consignait tout ce qu’il apportait aux Balek au dos d’une feuille de calendrier : chaque livre de champignons, chaque gramme de thym, et de son écriture d’enfant, il écrivait à droite ce qu’il avait reçu pour eux ; de sa septième à sa douzième année, il griffonna chaque pfennig et quand il eut douze ans arriva l’an 1900, et les Balek offrirent à chaque famille du village, parce que l’empereur les avait anoblis, un quart de livre de vrai café, de celui qui vient du Brésil ; il y eut aussi de la bière et du tabac pour les hommes, et une grande fête eut lieu au château ; beaucoup de carrosses étaient garés dans l’allée de peupliers qui mène du portail au château.
Mais avant la fête déjà, le café fut distribué dans la petite salle où se trouvait depuis près de cent ans la balance des Balek, qui s’appelaient maintenant Balek von Bilgan parce que selon la légende, Bilgan, le géant, aurait un grand château là où se trouvent les bâtiments des Balek.
Mon grand-père m’a souvent raconté comment il se rendit là après l’école afin d’aller chercher le café pour quatre familles : les Cech, les Weidler, les Vohla et la sienne, les Brücher. C’était l’après-midi précédant le réveillon : les demeures devaient être décorées, on devait cuisiner, et on ne voulait pas se passer de quatre garçons, laisser faire à chacun d’eux le chemin du château pour chercher un quart de livre de café.
Et donc mon grand-père était assis sur l’étroit petit banc de bois de la salle, laissant Gertrud, la servante, compter les paquets d’un huitième de kilo de café, quatre paquets, et il regarda la balance sur le plateau gauche de laquelle était resté un poids d’un demi-kilo ; Mme Balek von Bilgan était occupée aux préparatifs de la fête. Et quand Gertrud voulut mettre la main dans le pot à bonbons acidulés pour en donner un à mon grand-père, elle constata qu’il était vide : il était rempli de nouveau une fois l’an et en contenait un kilo qui valait un mark.
Gertrud rit et dit: « Attends, j’apporte les nouveaux », et mon grand-père resta avec les quatre paquets d’un huitième de kilo qui avaient été emballés et fermés dans l’usine, debout devant la balance sur laquelle quelqu’un avait laissé le poids d’un demi-kilo, et mon grand-père prit les quatre paquets de café, les mit sur le plateau vide, et son coeur battit violemment quand il vit comment l’aiguille noire de la justice restait collée à gauche près de la ligne, comment le plateau avec le poids d’un demi-kilo restait en bas et comment le demi-kilo de café planait assez haut dans l’air ; son coeur battit plus violemment comme s’il s’était mis derrière un arbuste dans la forêt et avait attendu Bilgan, le géant, et il chercha des cailloux dans sa poche, comme il en avait toujours avec lui pour tirer à la fronde sur les moineaux qui picoraient les choux de sa mère ; il dut mettre trois, quatre, cinq cailloux à côté des quatre paquets de café jusqu’à ce que le bol avec le poids d’un demi-kilo s’élève et que l’aiguille se place enfin exactement sur la ligne noire. Mon grand-père enleva le café de la balance, enveloppa les cinq cailloux dans son mouchoir, et quand Gertrud vint avec le grand sac d’un kilo plein de bonbons acidulés qui devait durer encore un an pour porter la rougeur de la joie sur le visage des enfants, quand Gertrud fit cliqueter les bonbons dans le verre, le petit garçon pâle se tenait là et rien ne semblait avoir été changé. Mon grand-père ne prit que trois des paquets, et Gertrud regarda, étonnée et effrayée le garçon pâle qui jeta par terre le bonbon acidulé, l’écrasa et dit : « Je veux parler à Mme Balek ! »
« Balek von Bilgan, s’il te plaît », dit Gertrud.
« Bon, Mme Balek von Bilgan », mais Gertrud se moqua de lui, et il retourna au village dans l’obscurité, apporta leur café aux Cech, aux Weidler, aux Vohla et prétendit qu’il devait encore aller chez le pasteur.

Mais il partit dans la nuit noire avec ses cinq cailloux dans le mouchoir. Il dut aller loin jusqu’à trouver quelqu’un qui avait une balance, qui avait le droit d’en avoir une : dans les villages de Blaugau et Bernau, personne n’en avait, il le savait, et il les traversa jusqu’à arriver après deux heures de marche dans la petite ville de Dielheim où vivait le pharmacien Honig. Une odeur de crêpes fraîchement cuites sortait de la maison de Honig, et le souffle de Honig, quand il ouvrit au garçon frigorifié, sentait déjà le punch, et il avait un cigare humide entre ses lèvres minces ; il retint un moment les mains froides du garçon et dit : « Bon, est-ce que cela a empiré avec les poumons de ton père ? »
« Non, je ne viens pas pour des médicaments, je voulais ... » Mon grand-père tripota son mouchoir, sortit les cinq cailloux, les tendit à Honig et dit : « Je voulais que l’on pèse ça. » Il regarda anxieusement le visage de Honig, mais comme Honig ne disait rien, ne se mettait pas en colère, ne questionnait pas non plus, mon grand-père dit: « C’est ce qui manque à la justice » et mon grand-père sentit alors, en entrant dans la pièce chaude, combien ses pieds étaient trempés. La neige avait traversé les chaussures abîmées, et dans la forêt, les branches avaient fait tomber sur lui de la neige qui fondait maintenant, et il était fatigué et affamé, et il se mit subitement à pleurer parce que tous les champignons lui revenaient en mémoire, les herbes, les fleurs, qui avaient été pesés sur la balance à la justice de qui il manquait le poids de cinq cailloux. Et quand Honig, secouant la tête, les cinq cailloux en main, appela sa femme, mon grand-père se rappela les générations de ses parents, de ses grands-parents, qui avaient tous pesé leurs champignons et leurs fleurs sur la balance, et il sentit sur lui comme une grande vague d’injustice, et il se mit à pleurer encore plus violemment, s’assit, sans y être invité, sur une des chaises de la demeure de Honig, ignora la crêpe épaisse, la tasse de café chaud, que Mme Honig lui offrait et ne cessa de pleurer que lorsque Honig lui-même revint de la boutique et, secouant les cailloux dans sa main, dit doucement à sa femme : « Cinq décagrammes et demi, exactement. »

Mon grand-père marcha les deux heures de retour à travers la forêt, se laissa battre à la maison, se tut lorsqu’on l’interrogea sur le café, ne dit pas un mot, calcula toute la soirée sur sa feuille sur laquelle il avait noté tout ce qu’il avait apporté à l’actuelle Mme Balek, et quand minuit sonna, quand on pouvait entendre les pétards depuis le château, quand dans tout le village retentissaient les cris, le cliquetis des crécelles, quand la famille se fut embrassée, enlacée, il dit dans le silence qui suit la nouvelle année : « Les Balek me doivent dix-huit marks et trente-deux pfennigs. » Et il pensa de nouveau à tous ces enfants, qu’il y avait au village, il pensa à son frère Fritz, qui avait ramassé beaucoup de champignons, à sa soeur Ludmilla, il pensa aux centaines d’enfants qui avaient tous ramassé des champignons pour les Balek, des herbes et des fleurs, et cette fois il ne pleura pas, mais raconta sa découverte à ses parents et à son frère et à sa soeur.
Lorsque les Balek von Bilgan arrivèrent à l’église pour la grand-messe le jour du Nouvel An, les nouvelles armoiries - un géant accroupi sous un épicéa - déjà en bleu et or sur leur voiture, ils regardèrent les visages durs et pâles des gens qui tous les fixaient. Ils s’étaient attendus à des guirlandes au village, une sérénade le matin, des hourras et des vivats, mais le village était comme mort lorsqu’ils l’avaient traversé et dans l’église, les visages de ces gens pâles se tournèrent vers eux, silencieux et hostiles, et quand le pasteur monta dans la chaire pour prononcer le sermon de fête, il sentit la froideur des visages d’ordinaire si calmes et paisibles. Il rapiéça péniblement son sermon et retourna ruisselant de sueur à l’autel. Lorsque les Balek von Bilgan quittèrent l’église après la messe, ils passèrent devant une haie de visages muets et pâles. La jeune madame Balek von Bilgan s’arrêta cependant devant les bancs des enfants, chercha le visage de mon grand-père, le pâle petit Franz Brücher, et lui demanda dans l’église : « Pourquoi n’as-tu pas pris le café pour ta mère ? » Et mon grand-père se leva et dit : « Parce que vous me devez encore autant d’argent que ce que coûtent cinq kilos de café. » Et il tira les cinq cailloux de sa poche, les tendit à la jeune
femme et dit : « Tout cela, cinq décagrammes et demi, manque dans chaque demi-kilo de votre justice » ; et avant que la femme puisse dire quelque chose, les hommes et les femmes entonnèrent dans l’église le chant : « La justice de la terre, Ô Seigneur, t’a tué ... »
Pendant que les Balek étaient dans l’église, Wilhelm Vohla, le braconnier, s’était introduit dans la petite salle, avait volé la balance et le grand livre épais, relié en cuir, dans lequel chaque kilo de champignons, chaque kilo de fleurs de foin était noté, tout ce qui avait été acheté par les Balek au village, et tout l’après-midi du Jour de l’An, les hommes du village restèrent assis dans la chambre de mon arrière-grand-père et ils calculèrent, calculèrent onze dixièmes de tout ce qui avait été acheté, mais alors qu’ils avaient déjà calculé pour plusieurs milliers de thalers et n’étaient toujours pas parvenus à la fin, les gendarmes du préfet arrivèrent, pénétrèrent en tirant et en poignardant dans la chambre de mon arrière-grand-père, et ils prirent par la violence la balance et le livre. La soeur de mon grand-père fut tuée, la petite Ludmilla, quelques hommes blessés et l’un des gendarmes fut poignardé par Wilhelm Vohla, le braconnier.

Il y eut des émeutes non seulement dans notre village, mais aussi à Blaugau et à Bernau, et le travail cessa pendant près d’une semaine dans les usines de lin. Mais de nombreux gendarmes vinrent et les hommes et les femmes furent menacés de prison et les Balek forcèrent le pasteur à présenter publiquement la balance dans l’école et démontrer que l’aiguille de la justice était un juste pendule. Et les gens retournèrent à la fabrique de lin - mais personne n’alla à l’école pour regarder le prêtre qui resta seul, impuissant et triste, avec ses poids, la balance et les paquets de café.
Et les enfants cueillirent de nouveau des champignons, cueillirent du thym, des fleurs et des digitales, mais chaque dimanche dans l’église, dès que les Balek y entraient, la communauté entonnait le chant :
« La justice de la terre, Ô Seigneur, t’a tué », jusqu’à ce que le préfet fît tambouriner dans tous les villages qu’il était interdit de chanter ce chant.
Les parents de mon grand-père durent quitter le village, la tombe fraîche de leur petite fille, ils devinrent vanniers, ne restèrent jamais longtemps au même endroit parce que cela les faisait souffrir de voir comment partout le pendule de la justice battait faux. Ils tiraient derrière leur voiture, qui marchait lentement le long de la route de campagne, leur maigre chèvre, et qui passait près de la voiture, pouvait parfois entendre que l’on y chantait « La justice de la terre, Ô Seigneur, t’a tué ». Et qui voulait les écouter pouvait entendre l’histoire des Balek de Bilgan, à la justice desquels manquait un dixième. Mais presque personne ne les écoutait…


Texte original : Böll, Heinrich: Die Waage der Baleks (1952)
in: Böll, Heinrich: Erzählungen, Hörspiele, Aufsätze.
Kiepenheuer & Witsch, Cologne 1961
Traduction : Bertrand Brouder (2020)
Tous droits réservés.
Avec l’aimable autorisation de Kiepeneheuer & Witsch.