Relations

Nouvelle

« Ma femme a fait la connaissance de la mère d’une jeune fille qui coupe les ongles de la fille d’un ministre. Aux pieds. Maintenant l’excitation règne dans notre famille. Jusqu’à présent, nous étions totalement dépourvus de relations, mais maintenant nous avons des relations qui ne sont pas à sous-estimer. »

Heinrich Böll- Relations (1950)

Texte original: Böll, Heinrich: Beziehungen (1950)

Ma femme a fait la connaissance de la mère d’une jeune fille qui coupe
les ongles de la fille d’un ministre. Aux pieds.
Maintenant l’excitation règne dans notre famille. Jusqu’à présent, nous
étions totalement dépourvus de relations, mais maintenant nous avons
des relations qui ne sont pas à sous-estimer. Ma femme apporte des
fleurs et des confiseries à la mère de cette jeune fille. Les fleurs et
les confiseries sont acceptées avec reconnaissance, mais aussi avec
réserve. Depuis que nous connaissons cette femme, nous nous demandons
fiévreusement quel poste nous devrions solliciter pour moi quand nous
serons parvenus à connaître la jeune fille elle-même. Jusqu’à présent,
nous ne l’avons pas vue, elle est très rarement à la maison, ne fréquente
bien sûr que les cercles gouvernementaux et a un ravissant appartement
à Bonn : deux pièces, cuisine, salle de bains, balcon. Mais quoi qu’il en
soit : on dit qu’il sera bientôt possible de lui parler : je suis très impatient
de la voir et je procéderai bien sûr avec l’humilité appropriée, et aussi
avec fermeté. Je crois que dans les cercles gouvernementaux on apprécie
l’humble fermeté, et on dit que les seuls à avoir une chance sont ceux qui
sont convaincus de leurs capacités. J’essaie de me convaincre de mes
capacités, et je le serai bientôt. Quoi qu’il en soit : attendons.
Tout d’abord, notre crédit s’est consolidé depuis qu’il s’est su que nous
avons des relations avec les cercles gouvernementaux. J’ai entendu
récemment une femme dans la rue qui disait à une autre : « Voilà
Monsieur B., il est en relation avec A. » Elle le disait très doucement
mais de telle manière que je devais et pouvais l’entendre, et quand je
suis passé près des dames, elles ont souri gentiment. J’ai hoché la tête
avec condescendance. Notre épicier qui ne nous accordait jusqu’ici un
petit crédit qu’avec hésitation et qui voyait avec un visage méfiant la
margarine, le pain ordinaire et le tabac à cigarette disparaître dans le
sac de courses de ma femme, sourit maintenant quand nous venons et
nous propose des friandises dont nous avons oublié le goût : du beurre, du
fromage et du café en grains. Il dit: « Ah, n’aimeriez-vous pas ce superbe
Chester » et quand ma femme hésite, il dit : « Prenez tranquillement »,
puis il baisse les yeux et sourit discrètement. Ma femme en prend. Mais
hier, ma femme l’a entendu chuchoter à une autre femme: « Les B sont
apparentés à A ». C’est étrange, comment les choses se répandent. En
tout cas, nous mangeons du beurre et du fromage sur le pain - ce n’est
plus du pain ordinaire - et nous buvons du café en grains en attendant
avec une certaine inquiétude l’apparition de la jeune fille qui coupe les
ongles de la fille du ministre. Aux pieds. La jeune fille n’est pas encore
apparue et ma femme devient agitée même si la mère de la jeune fille,
qui semble maintenant porter ma femme dans son coeur, la tranquillise
et dit: « Juste un peu de patience.» Mais notre patience va mal car
nous faisons large usage de ce crédit silencieux qui nous est accordé
depuis peu.

La fille à qui cette jeune dame coupe les ongles aux pieds est la fille
préférée du ministre. Elle étudie l’histoire de l’art et on dit qu’elle est
très douée. Je le crois. Je crois tout mais je tremble tout de même
car cette jeune pédicure de Bonn n’est toujours pas apparue. Nous
consultons les encyclopédies et tous les manuels de biologie disponibles
pour nous informer sur la croissance naturelle des ongles des orteils
et constatons qu’elle est minime : il ne peut donc pas y avoir que cette
fille de ministre, la jeune pédicure prend probablement un orteil de la
bonne société de Bonn après l’autre dans ses douces mains et le libère
du fardeau des cellules mortes qui sont dangereuses pour les bas nylon
et les chaussettes de ministres.
Espérons qu’elle ne coupera pas de travers. Je tremble à l’idée qu’elle
puisse faire mal à la fille du ministre. Les historiennes d’art sont
incroyablement sensibles à leurs ongles d’orteils (j’ai adoré autrefois
une historienne d’art et quand je suis tombé à ses pieds, je me suis
appuyé accidentellement sur ses orteils avec les coudes, sans soupçonner
à quel point elle était sensible ; et tout fut fini; depuis je sais à quel
point les historiennes d’art sont sensibles aux orteils). La jeune fille
doit être prudente, l’influence de la fille sur le ministre et celle de la
pédicure sur la fille (que l’on soupçonne d’ambitions sociales) doit être
extraordinairement grande ; et la mère de la pédicure affirme par sousentendus
(tout se passe par sous-entendus) que sa fille a déjà trouvé un
emploi de chargé de correspondance dans l’antichambre d’un rapporteur
pour un jeune homme de sa connaissance. Rapporteur est le mot clé
pour moi. C’est ce qu’il faut.

En attendant, la mère de la jeune dame accepte les fleurs et les
confiseries avec une amabilité constante : nous les sacrifions volontiers
sur l’autel de la notabilité, alors que nous tremblons : la hauteur de
notre crédit ne cesse d’augmenter et les gens se chuchotent que je suis
le fils illégitime de A. Nous sommes passés du beurre et du fromage aux
pâtés et au foie gras d’oie ; nous avons maintenant cessé de rouler les
cigarettes et ne fumons plus que des bouts-filtres. Et nous apprenons
que : la jeune dame de Bonn arrive ! Elle arrive réellement ! Elle arrive
dans la voiture d’un secrétaire d’État qu’elle a apparemment libéré de
toute une colonie de sinistres cors au pieds. Donc attention : elle paraît !
Nous passons trois jours dans la plus extrême nervosité et fumons
maintenant des cigarettes à quinze pfennigs au lieu des cigarettes à dix
pfennigs parce qu’elles calment mieux nos nerfs. Je me rase deux fois par
jour alors qu’auparavant je m’étais rasé deux fois par semaine comme
il convient à un chômeur normal. Mais depuis longtemps, je ne suis plus
un chômeur normal. Nous tapons à la machine des certificats, et en
tapons encore, toujours plus propres, toujours plus concis, écrivons des
curriculum vitae, en dix-huit exemplaires par sécurité, et nous courons
au bureau de police pour les faire certifier conformes : tout un paquet
de papier qui donnera des renseignements sur mes énormes capacités
qui me prédestinent à être chargé de correspondance dans l’antichambre
d’un rapporteur. Vendredi et samedi passent, au cours desquels nous
consommons quotidiennement un quart de livre de café en grains et un
paquet de cinquante cigarettes à quinze pfennigs (à crédit, bien sûr).
Nous essayons de nous parler dans un jargon qui pourrait satisfaire
les cercles gouvernementaux. Ma femme dit : « Je suis complètement
down, très cher » et je dis : « Sorry, très chère, nous devons tenir bon ».
Nous tenons bon effectivement jusqu’à dimanche. Dimanche après-midi,
nous sommes invités pour le café chez la jeune dame. (Contrepartie
pour douze bouquets de fleurs et de cinq boîtes de confiseries.) Sa mère
nous a assuré que je serai au moins huit minutes seul avec elle. Huit
minutes. J’achète vingt-quatre gros oeillets roses, trois pour chaque
minute : des splendeurs d’oeillets qui semblent éclater tant ils sont gras
et roses : ils ressemblent à des dames rococo en concentré. J’achète
une ravissante boîte de confiseries et je demande à mon ami de nous
conduire en voiture. Nous y allons, klaxonnons comme des fous, et ma
femme, qui est toute pâle d’excitation, chuchotait sans cesse : « Down,
mon cher, je suis down. »

La jeune dame a l’air charmante, très sportive, très sûre d’elle,
complètement pédicure gouvernementale, mais cependant aimable et
charmante, un peu froide toutefois. Elle trône au milieu de la table,
choyée par sa mère, et je compte, à mon effroi, sept personnes à table,
trois jeunes crapules avec leurs femmes et un vieux monsieur qui est
suffisamment courtois pour admirer à haute voix mon bouquet ; mais
notre boîte de confiseries est aussi vraiment ravissante : elle est entourée
d’un carton lisse doré, elle a un joli pompon rose sur le couvercle et
ressemble dans son format plus à un charmant poudrier qu’à une boîte
de confiseries : cette boîte est elle aussi admirée par le vieux monsieur
(je l’en remercie chaleureusement), et lorsque nous sommes présentés,
je remarque que la mère dit à sa fille : « Monsieur B. et Mme » puis,
après une pause, souligne: « Monsieur B ». La jeune dame me lance
un regard significatif, hoche la tête, sourit, et je sens que je pâlis : j’ai
le sentiment d’être le favori, et j’accepte en souriant la présence de
ces jeunes crapules avec leurs femmes. Nous prenons le café avec un
entrain forcé : nous nous entretenons d’abord des énormes progrès
de l’industrie du chocolat depuis la réforme monétaire : l’occasion en
est : une boîte de confiseries qui semble plaire au vieux monsieur. J’ai
l’obscur sentiment que la mère de la jeune dame l’a fait venir prendre
le café pour des raisons tactiques. Mais le lascar me semble être trop
démonstratif, trop peu diplomatique, et les trois autres crapules, dont
les boîtes de chocolats restent inaperçues, ont un sourire doux-amer
et, pendant le café, tout est un peu forcé jusqu’à ce que la jeune dame
commence à fumer : elle fume des cigarettes à dix pfennigs et égrène
quelques très gentils, très discrets potins sur le gouvernement : tous les
cinq, nous sautons comme un seul homme pour lui donner du feu: mais
elle ne prend que le mien.

Je sens comme je bombe le torse et commence à imaginer mon bureau
à Bonn : fauteuils en cuir rouge, rideaux couleur cannelle, fabuleuse
armoire de classeurs, et comme supérieur, un colonel à la retraite qui
est si plein d’humanité qu’il voit à peine quelque chose…
Soudain, la jeune dame a disparu et pendant un moment, je ne remarque
pas les signes de sa mère qui essaie de me faire comprendre que je
dois sortir, jusqu’à ce que ma femme me pousse et me chuchote:
« Sors, imbécile. » Je sors en respirant difficilement.
Ma conversation avec la jeune dame se passe dans une totale sobriété
professionnelle. Elle me reçoit dans le salon, regarde l’horloge en
soupirant, et je comprends que les huit minutes ont déjà commencé
depuis longtemps, sont probablement déjà à demi écoulées. En
conséquence, mon discours, que je commence par précaution avec
« Sorry », est un peu confus mais elle sourit malgré tout, prend mes
trois livres de papier et dit à la fin : « S’il vous plaît, ne surestimez pas
mon influence, j’essaye seulement parce que je suis convaincue de vos
capacités. D’ici trois mois, vous aurez une réponse ». Un regard qu’elle
jette à l’horloge me dit que je dois partir. Je joue un court moment avec
la pensée d’un baisemain, puis je l’abandonne, murmure mes déférents
remerciements et sors en titubant. Trois mois. Par ailleurs, elle était jolie.
Je retourne dans la pièce à café, et je vois sur les visages des trois jeunes
crapules dont les boîtes de confiseries sont restées presque inaperçues,
une envie venimeuse. Peu de temps après, une voiture très nerveuse
corne dehors, et la mère de la jeune dame nous annonce que sa fille a
été demandée télégraphiquement de Bonn pour délivrer le ministre de
ses durillons. Sa partie de golf commence à neuf heures, et il est déjà
cinq heures, et il ne peut pas jouer avec ses durillons. Nous jetons un
regard dans la rue pour voir la voiture du ministre : elle est puissante
mais pas exagérément élégante. La jeune dame quitte la maison avec
une ravissante petite valise et une mallette. La société réunie pour le
café se dissout.

À la maison, ma femme, qui a tout observé de près, me rapporte qu’il
n’y a que moi qui ai été seul avec « elle ». A la question comment
« elle » est, je réponds: « Ravissante, très chère, ravissante ».
Je tais à ma femme le temps d’attente de trois mois, et je délibère avec
elle pour savoir comment nous pouvons « lui » prouver la persistance
de nos égards. Mon idée de « lui » offrir trois mois de salaire est rejetée
par ma femme comme étant d’un mauvais goût révoltant. Nous nous
mettons finalement d’accord sur un scooter qui devra lui être envoyé
sans adresse d’expéditeur, mais de telle manière qu’elle sache qui l’a
envoyé. Cela devrait être pratique pour elle, d’être elle-même motorisée
et de pouvoir aller de maison en maison avec son ravissant étui. Si elle
parvient à soigner le ministre avec succès (le gaillard semble avoir les
pieds étalés, à un degré considérable), peut-être mon insupportable
temps d’attente de trois mois sera-t-il raccourci. Trois mois, je n’y
arriverai pas, nous n’avons plus assez de crédit ; j’espère que le scooter
que je vais acheter à tempérament sera la goutte qui fera déborder le
vase et que dès qu’un mois sera passé, je serai assis dans les fauteuils
en cuir rouge. Provisoirement, nous sommes tous deux, ma femme et
moi, complètement down et nous regrettons sincèrement qu’il n’y ait
pas de cigarettes à dix-huit pfennigs, ce serait maintenant ce qu’il faut
pour nos nerfs ...

Texte original: Böll, Heinrich: Beziehungen (1950)
in: Böll, Heinrich : Werke. Kölner Ausgabe. Band 4. 1949-1950 
Herausgegeben von Hans Joachim Bernhard; © 2003, Verlag
Kiepenheuer & Witsch GmbH& Co. KG, Köln
Traduction : Bertrand Brouder (2020)
Tous droits réservés.
Avec l’aimable autorisation de Kiepenheuer & Witsch.