"Camus n'avait pas ces inquiétudes et préjugés terriblement stupides et meurtriers dont nous sommes encombrés, nous Européens ; il n'avait pas tous ces ressentiments et colères qui se sont emparés de nous - que nous soyons catholiques ou protestants ou anticatholiques ou antiprotestants, communistes ou anticommunistes - il apporta dans la littérature européenne et mondiale, dans la philosophie et la théologie, la chaleur et le froid, le soleil, le sable et la clarté de l'Afrique du Nord".
Texte original : Camus-Statement (1970)
Quand j'ai essayé de regarder en arrière, vers Albert Camus, j’ai constaté que ce n'était pas un regard en arrière ; qu’il est simplement présent, présent d'une manière qui signifie : plus que vivant au sens physique. Certains sont vivants, mais non présents. Je ne sais pas et ne veux pas savoir s'il était plus grand comme romancier, auteur de pièces ou essayiste. Il était un poète et il avait la qualité d'être contemporain au plus haut point ; il était un auteur et un intellectuel et toujours plus que cela, il ne prenait aucune de ces positions comme un privilège. Je crois que nous le regarderons - peut-être le faisons-nous déjà maintenant, plus tard très certainement - comme nous regardions les premiers Pères. Il était un premier Père, vint de la résistance, resta dans la résistance, et le fait qu'il soit resté dans la résistance lui permit - par exemple - de regarder un philosophe comme Nietzsche sans préjugés, et ainsi il fut libre de considérer Nietzsche comme bien plus que le philosophe corrompu et perverti par le national-socialisme allemand. J'ai souvent pensé à Camus quand j'allais en voiture à la foire du livre de Leipzig, et dans ce village endormi, triste et affreusement calme nommé Röcken où Nietzsche est enterré.
Camus n'avait pas ces inquiétudes et préjugés terriblement stupides et meurtriers dont nous sommes encombrés, nous Européens ; il n'avait pas tous ces ressentiments et colères qui se sont emparés de nous - que nous soyons catholiques ou protestants ou anticatholiques ou antiprotestants, communistes ou anticommunistes - il apporta dans la littérature européenne et mondiale, dans la philosophie et la théologie, la chaleur et le froid, le soleil, le sable et la clarté de l'Afrique du Nord. La littérature européenne dans ses diverses manifestations avait, dans un certain sens, toujours une fatale touche de confort. Ce confort se trouve dans le dogmatisme du passé fossilisé en cléricalisme communiste, dans le cléricalisme chrétien ; et dans le dogmatisme de tous les ennemis de ceux-ci.
Si je regarde en arrière - pas Camus, mais l'époque de sa mort, lorsqu'il mourut sans être absent - et que je regarde notre époque, dix ans plus tard, et l’envisage comme le futur de Camus et réfléchis sur ce futur actuel - ces dix années ont apporté avec elles d'immenses vagues d'absurdité criminelle -, de plus en plus de personnes refusent d'accepter le confort qu'on leur offre ou l'optimisme profane ou spirituel des différents dogmes dominants. Camus était un miracle. Il n'acceptait pas l'alternative que l'Europe a offert jusqu'à présent : pessimiste ou optimiste, objectif ou subjectif, pour ou contre, etc. Camus n'était pas objectif parce qu'il n'était pas un objet et il n'était pas subjectif parce qu’il n'était le sujet de personne - il ne s'est pas soumis ; puisqu'il venait de la résistance, il resta résistant - il n'était pas un exécutif pour le législatif de qui que ce soit. Il fut probablement la première édition d'un Homme nouveau dont Simone Weil et Teilhard de Chardin rêvaient.
Texte original : Heinrich Böll: Camus-Statement (1970)
in: Böll, Heinrich: Werke. Kölner Ausgabe. Band 16, 1969 - 1971
Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH& Co. KG, Köln, 2008
Traduction : Bertrand Brouder (20201)
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