"Il n'y a pas d'échappatoire, non, il n'y a pas d'échappatoire ; quelque part sur ce morceau de papier qui t’a permis de passer de l'enfer des héros à l'enfer des adieux, se trouve tamponnée une date qui te ramènera à l'enfer des gares avant que tu puisses enfin être rendu à l'enfer des héros."
Texte original : Denkmal für den unbekannten Soldaten, der tot vor einem Bahnhof lag (1948)
Il n'y a pas d'échappatoire, non, il n'y a pas d'échappatoire ; quelque part sur ce morceau de papier qui t’a permis de passer de l'enfer des héros à l'enfer des adieux, se trouve tamponnée une date qui te ramènera à l'enfer des gares avant que tu puisses enfin être rendu à l'enfer des héros ; il n'y a pas d'échappatoire, il n'y a que des enfers tout autour...
Le buffle de service là-bas à la barrière t’indiquera le quai et à minuit treize précises, le train arrivera, ou il n'arrivera pas, peu importe ; peut-être le train est-il détruit, ou le monde a sombré pendant ces dix minutes. Mais il n'y a pas d'échappatoire, le buffle de service au casque d’acier veillera à ce que tu prennes un autre train, car il est indispensable que tu passes l'enfer des gares avant d’avoir le droit de périr de la mort des héros. Un train quelconque te traînera dans la boue de la nuit où tu es coincé avec d'autres héros pestant, transpirant, sales et marchandant dans une caisse infecte ; quelque part dans la vase noire et glissante de la nuit, il y aura des plates-formes, d'autres gares dans lesquelles d'autres buffles de service pousseront d'autres héros dans leur prison afin que la maison des voués à la mort soit pleine, cette maison tremblotante et trébuchante des voués à la mort ...
Mais il n'est que minuit huit et tu te tiens hésitant devant la barrière, et tu te demandes s'il n'y a pas tout de même une échappatoire. Ne te fatigue pas, il n'y a pas d'échappatoire. Déjà, le buffle de service te jette des regards suspicieux, peut-être y a-t-il sur ton visage une expression un peu rêveuse, et c'est ce qu'ils détestent le plus, ils ne détestent rien plus que chaque rêve qui n'est pas un rêve de leur patrie en ruines ; ils ne laissent que ce rêve fade et douceâtre avoir cours. Mais depuis longtemps, il s’est évacué de toi comme la merde. N'y a-t-il pas tout de même une échappatoire ? Déguerpir, simplement déguerpir, déguerpir dans la nuit... courir, courir... trouver quelque part un tunnel qui transperce l'immense montagne de désespoir et qui n’est pas gardé par des buffles de service. Mais c'est absurde, comme s’il y avait une échappatoire ! La toile est indiciblement finement tissée, du cap Gris Nez jusqu’à Vladivostok et de Hammerfest jusqu'à l’extrême pointe du pied de l'Italie. Il n'y a pas d'autre échappatoire que la mort, et c’est justement à elle que tu voudrais échapper. Ah, c’est étrange et c’est un terrible péché, c’est criminel et lâche qu’à vingt et un ans tu veuilles encore échapper à la mort. La toile est indiciblement finement tissée, et si tu osais la défaire dans la nuit noire, tu courrais quelque part dans un fin maillage, t’y tortillerais et t’y étranglerais jusqu'à ce qu’ou bien tu vomisses le cri de la patrie en ruines ou bien… mais chaque Ou bien est la mort, et c’est justement à elle que tu voudrais échapper.
Il est minuit dix et le buffle de service s'impatiente, sa méfiance grandit, car on voit sur ton visage que tu es destiné à l'enfer des héros que l’on ne peut atteindre que par l'enfer de nombreuses gares. L'enfer de la caserne est derrière toi, l'enfer des adieux, qu'ils appellent permission, tu l'as passé et il est temps, grand temps, que tu sois rendu à l'enfer des héros que l’on atteint par l'enfer des gares ; tu dois être traîné dans la boue noire de la nuit, être tourmenté, sali, et bien, bien des fois te faire crier dessus, tu dois encore manger beaucoup de marmelade et faire la queue pour le pain sur beaucoup de plates-formes avant de pouvoir enfin, enfin peut-être mourir pour ta patrie en ruines, en marmelade ...
Tu as encore trois minutes à passer dans l'enfer des adieux, mais ne t’y trompe pas, il n'y a pas d'échappatoire. De Hammerfest jusqu’à l’extrême pointe du pied de l'Italie et du Cap Gris Nez jusqu’à Vladivostok sont tissés les filets dans lesquels les buffles de service de deux patries sont prêts à t’attraper. Mais surtout, il n'y a pas d'échappatoire au bavardage, nulle part, nulle part tu n'échapperas au bavardage, nulle part. S'ils voulaient au moins se taire, les buffles de service comme les demi, complets et quarts de mutins, et les femmes et les hommes, tous, mais ils vivent de bavardage, et nulle part dans le monde tu n'échapperas à leur bavardage...
Pour toi, l'enfer des adieux dure encore deux minutes...
Elle... elle se trouve quelque part dans une misérable baraque et pleure des larmes rouges foncé qui sombrent dans l'encre sale de la nuit. Pour elle, l'enfer des adieux a déjà commencé. Pour elle non plus, il n'y a pas d'échappatoire ; si tu reviens, tu ne lui offriras qu'une nouvelle peur, la peur des buffles de service, qui s’ajouterait à ses autres peurs : la peur des marteaux incandescents qui frappent dans les airs et viennent sans cesse tout près de son cœur, la peur de la faim, du devoir et la peur de la peur ; son cœur est déjà usé par la peur, mais ce cœur usé est toujours pleinement regonflé avec de nouvelles peurs...
Une minute n'est presque plus du temps, une minute n'est presque rien, si proche de rien qu'elle n'est plus rien. Une minute. Le buffle de service s'est détourné, il va devoir croire qu'il s'est trompé, peut-être croit-il que tu es destiné à l'enfer de l'Est ou à l'enfer de l'Ouest, il y a des enfers auxquels, dans ton uniforme, tu peux être destiné. Il s'est détourné, il ne peut pas croire que tu n'obéirais pas au tampon qui est sur ton papier - une minute, c'est de la folie, et le train gronde déjà sur le quai, il n'est pas détruit, et le monde n'a pas sombré dans ces dix minutes.
Tu ne bouges pas, soldat inconnu de la patrie en ruines, tu ne bouges pas, toi candidat à différents enfers, tu ne bouges pas, toi monument de pierre fait de douleur et de peur. Tu hésites à te confier au train dans lequel, coincé dans le bavardage de ruines, rouge, vert, jaune et violet des héros, tu serais trainé à travers la trouble bouillie noire de la nuit, par tant et tant de plates-formes où les voix de fer des buffles de service de fer appellent des noms et poussent d'autres héros avec un autre bavardage dans la boîte qui vous traîne vers la mort des héros... Tu ne bouges pas, crois-tu qu'il y a vraiment une échappatoire ? Non, il n'y a pas d'échappatoire...
Regarde, l'aiguille de l'horloge saute en un instant à treize minutes après minuit, lentement, noire et fine comme un couteau de bourreau qui te coupera la tête, l’aiguille glisse fraîche et propre sur la minute qui est tamponnée sur ton misérable bout de papier...
Pourquoi ne bouges-tu pas, soldat inconnu ? Il n'y a pourtant pas d'échappatoire, entre ! Le plus sale vêtement du mendiant, le plus sale ne te sauvera pas, car les buffles de services se sont élus pour laisser mourir les mendiants aussi bien que les héros ... Soldat inconnu, le monstre qui est là sur les rails est voluptueusement prêt à te prendre avec lui et, en passant par tant de plates-formes et par la boue noire de la nuit, à t’approcher tout près des héros Machorka là où tu pourras mourir de la mort du héros ...
Ne pense pas à elle .. ne pense pas à elle... ne pense pas à elle ; ses larmes coulent dans la nuit, et son cœur usé est déjà empli d'une nouvelle peur, il y a assez de peur dans le monde, tu n’as pas besoin de craindre que son cœur faiblisse, il est toujours gonflé à bloc d'une nouvelle peur. Le monde entier est plein de peur sans échappatoire, de Vladivostok jusqu’aux abords de la côte d'Angleterre, il n'y a que deux enfers, qui sont identiques, l'enfer des buffles de service des ruines et l'enfer des buffles de service de Machorka, et il n'y a pas d'échappatoire...
Tu pourrais t’enfouir profondément, profondément dans la terre, en jetant toujours la terre meuble derrière toi comme une taupe et là-dessous, quelque part, attendre, attendre, attendre, lié aux chaînes incandescentes de l'attente, attendre jusqu’à ce que ses larmes rouges percent l'épaisse croûte de la terre jusqu’à toi et brisent les chaînes incandescentes...
Il y a un seul pas que tu oses faire dans l'obscurité de la nuit conforme au règlement, et tu tombes, tombes dans cette oubliette où les chaînes incandescentes se referment sur toi jusqu'au jour où elles seront dynamitées par ses larmes...
L'aiguille de l'horloge t'a assassiné, à la minute précise, elle t'a transpercé le cœur...
Texte original : Denkmal für den unbekannten Soldaten, der tot vor einem Bahnhof lag (1948)
in: Böll, Heinrich: Werke. Kölner Ausgabe. Band 3 (1947-1948)
Kiepenheuer & Witsch Cologne, 4. Auflage 2018
Traduction : Bertrand Brouder (2021)
Tous droits réservés.
Avec l’aimable autorisation de Kiepeneheuer & Witsch.