Des fleurs pour Beate Klarsfeld

Nouvelle

"Je devais ces fleurs à Beate Klarsfeld comme prolongation cohérente de mon activité d’écrivain, aussi insignifiante ou signifiante puisse-t-elle être ou puisse-t-elle être déclarée telle par les maîtres d'école ; parce que je me le devais à moi-même, comme personne, comme quelqu’un qui vient d'avoir 3 x 17 ans et qui avait 15 ans et un mois lorsque le politicien bourgeois von Papen aida Hitler à accéder au pouvoir."

Des fleurs pour Beate

Le 7 novembre 1968, la militante franco-allemande Beate Klarsfeld gifle le chancelier d'Allemagne de l'Ouest, Kurt Georg Kiesinger, ex-propagandiste du IIIe Reich. Un geste spectaculaire dans le but d'ouvrir les yeux des Allemands sur le passé et les crimes commis par leurs aînés, et sur l'importance du travail de mémoire.

Beaucoup ne comprennent pas ce geste. L’écrivain Günter Grass le critique et écrit : « Une gifle n’est pas un argument. La gifle dévalorise les arguments, le courage de distribuer des gifles est à bon marché. » En réponse, Heinrich Böll envoie à Beate Klarsfeld un bouquet de roses rouges, accompagné de la tribune qui suit, où il lui réaffirme son soutien et répond vertement à Günter Grass ; selon lui, les mots ne suffisent plus. Il affirme : "Je devais ces fleurs à Beate Klarsfeld".


 

Avec des manières de maître d’école, Günter Grass a déclaré, dans un discours publié par Die Zeit, qu'il n'avait existé aucune « raison d'envoyer des roses à Beate Klarsfeld ». Eh bien, cette déclaration me semble assez présomptueuse, embarrassante et, faite ainsi publiquement, tout à fait déplacée. Je me demande, avec la modestie qui me caractérise, s’il incombe à Günter Grass de déclarer si et quand j'ai des raisons d'envoyer des fleurs à une dame. J'avais mes raisons et je suis prêt à les dévoiler publiquement à tous les maîtres d'école parmi mes collègues. Je devais ces fleurs à Beate Klarsfeld :

A

  1. comme prolongation cohérente de mon activité d’écrivain, aussi insignifiante ou signifiante puisse-t-elle être ou puisse-t-elle être déclarée telle par les maîtres d'école ;
  2. parce que je me le devais à moi-même, comme personne, comme quelqu’un qui vient d'avoir 3 x 17 ans et qui avait 15 ans et un mois lorsque le politicien bourgeois von Papen aida Hitler à accéder au pouvoir ;
  3. à cause de ma mère, en souvenir d'elle qui mourut en novembre 1944 lors d'une attaque aérienne à basse altitude ; elle réunissait en elle des propriétés qui sont rarement réunies ! Intelligence, naïveté, tempérament, instinct et humour, et elle me renforça dans ma haine des maudits nazis, tout particulièrement ceux dont fait partie M. le Dr. Kiesinger : les nazis bourgeois soignés qui ne se salirent ni les doigts ni le gilet et qui sillonnent encore sans honte le pays après 1945, qui sont même invités par le Comité central des catholiques allemands à prononcer des discours.
  4. à cause de ma « génération » : les morts et les survivants ; parmi les survivants ceux qui n'ont pas les moyens d’exprimer via le « flower power » leur sympathie à Mme Klarsfeld car sinon ils perdraient leurs postes d'instituteurs, de professeurs, de rédacteurs de télévision, de directeurs de maison d’édition. Je peux me le permettre et je me le permets, je joue au « bouc émissaire de leur liberté » pour beaucoup dont je sais que leur liberté ne va pas aussi loin que la mienne.

B

  1. Parce que, regardons le discours de Günter Grass, notre critique – celle de tous les écrivains critiques - à l’égard du Dr. Kiesinger est toujours comptée positivement pour la République fédérale : nous jouons le rôle ridicule de « la conscience de la République fédérale », nous sommes présentables à l'étranger où l'on peut en même temps se pavaner en parlant des néo-nazis en RFA, tandis que les respectables chefs de gouvernement de ces pays prennent le petit déjeuner avec le Dr. Kiesinger. De quelque façon et avec quelque calibre que nous attaquions Kiesinger : rien ne nous arrive parce que nous sommes les idiots modèles « en vue » de la RFA. Il se peut que quelque part en secret cela soit porté sur notre ardoise et qu'un jour pendant l’ère Strauss – toujours avec Willy Brandt comme vice-chancelier – la facture soit présentée ;
  2. parce que des oubliettes dénonciatrices de la psychologie primitive bourgeoise, on sort immédiatement ce mot qu’utilise malheureusement aussi Günter Grass : le mot « hystérique ».

Remarque finale : Pour la troisième fois : je décide moi-même (avec bien sûr la modestie qui me caractérise) si j'ai quelque raison d'envoyer des fleurs à une dame. Je l'ai fait consciemment et spontanément, et je suis prêt à reconnaître ce fait devant tous les psychologues des hauteurs ou des profondeurs. Quand j'ai entendu parler de « l'acte » de Mme Klarsfeld, il était onze heures du soir : une heure relativement malcommode pour envoyer des fleurs sur la route de Paris. J'ai donc eu le temps d'en discuter avec ma famille, de dormir dessus, d'en discuter de nouveau au petit-déjeuner, de réfléchir, et j'ai encore laissé – en un mélange rationnel-irrationnel – passer trois heures avant d'envoyer mon fils cadet passer la commande chez le fleuriste le plus proche. Plus tard, j'ai encore envoyé des fleurs à Mme Klarsfeld, et je lui enverrai – pardon ! –une troisième fois des fleurs quand je verrai à cela une raison.

 

Texte original : Heinrich Böll: Blumen für Beate Klarsfeld (1969)
in: Böll, Heinrich: Werke. Kölner Ausgabe.
 Band 16, 1969 - 1971
Verlag Kiepenheuer & Witsch GmbH& Co. KG, Köln, 2008 
Traduction : Bertrand Brouder (2021)
Tous droits réservés.
Avec l’aimable autorisation de Kiepeneheuer & Witsch.