Un demi-siècle d’attentats, de scandales politico-financiers et de crimes jamais entièrement élucidés ont éveillé la méfiance d’une partie des Italiens vis-à-vis des autorités et des médias et leur adhésion aux théories du complot. Des partis populistes tels que le Mouvement 5 étoiles ont profité de l’occasion pour gravir les marches du pouvoir en s’alimentant du désarroi et de la colère des citoyens.
Par Alessandro Calvi, Voxeurop
Le 23 mai dernier, la chute d’une cabine de téléphérique a fait 14 morts dans le Piémont, au nord de l’Italie. Au micro d’une radio le lendemain matin, Paolo Mieli, ancien-directeur du vénérable Corriere della Sera, a émis l’hypothèse d’un attentat pour le simple fait que certaines victimes étaient d’origine israélienne. Mais comme l’admettra plus tard l’intéressé lui-même, cette suspicion ne reposait absolument sur rien.
Cet épisode illustre la facilité avec laquelle même des personnes “au-dessus de tout soupçon” tendent à s’éloigner de l’analyse des faits pour privilégier des thèses complotistes qui, en règle générale, présentent une vision simplifiée de la réalité et de la complexité du monde en rassurant les individus qui les soutiennent ou en contribuant à façonner leur identité. Cette sorte de réorganisation du réel n’a rien d’étonnant à une époque où les citoyens sont désorientés face à la crise des grandes idéologies laïques et religieuses. En Italie, toutefois, il y a des circonstances particulières qui, par le passé, ont motivé la recherche d’explications au-delà des apparences.
Le doute érigé en instrument face à l’Etat
Lors de la seconde moitié du XXe siècle, le doute a en effet été utilisé comme un instrument visant à contester les versions complaisantes des autorités à l’égard des événements tragiques qui secouaient alors le pays.
Durant cette période, différentes couches de la société ont été fortement imprégnées des relations qui existaient entre la mafia et la politique. Ce sont également les fameuses “années de plomb”, marquées par de multiples attentats et massacres de l’extrême droite et la lutte armée des mouvements d’extrême gauche, qui ont provoqué des centaines de morts et de blessés. Or, les nombreux procès et affaires judiciaires qui ont suivi ces événements sont souvent restés sans réponse.
“Je sais les noms des responsables […], mais je n’en ai pas les preuves”
Pierpaolo pasolini
Il est vrai que certains cas ont pu être éclaircis grâce au travail de contre-enquête mené par des journalistes, des historiens, des proches de victimes et de quelques enquêteurs particulièrement courageux. Mais bien que leurs conclusions aient souvent été confirmées par les tribunaux, ces efforts d’investigation ont été entravés et déviés par des officines liées à l’Etat souvent elles-mêmes impliquées dans les faits incriminés.
“Je sais les noms des responsables […], mais je n'en ai pas les preuves”, affirmait Pier Paolo Pasolini dans les pages du Corriere della Sera en 1974. L’intervention de l’écrivain et réalisateur – qui, quelques mois après avoir écrit ces mots, sera assassiné dans des circonstances jamais vraiment élucidées – a certes constitué une parenthèse poétique dans le travail de contre-enquête en cours à cette période, mais elle a surtout marqué une séparation nette entre deux époques.
La période précédente était celle du doute conduisant à la vérité par une reconstruction alternative des faits. Celle-ci s’opposait à la version officielle mais elle reposait sur des bases solides. À l’époque actuelle, en revanche, chacun se croit permis de “juger de tout”, pour reprendre les termes du politologue Marco Revelli : les grands groupes pharmaceutiques avec leurs vaccins, les virus inventés “pour nous duper et nous manipuler”, tout comme la technologie 5G et ses micropuces, le pouvoir de Bill Gates et George Soros qui contrôlent tout, l’immigration dictée par le plan Kalergi... Marco Revelli dresse un constat sans détour : “la suspicion est partout”.
L'émergence du mouvement qui s’est créé autour de l’humoriste et bloggeur Beppe Grillo ainsi que de l’entrepreneur Gianroberto Casaleggio, au début des années 2000 a sans doute préparé le terrain pour cette prolifération de théories du complot. Cette nébuleuse donnera naissance au Mouvement 5 étoiles (M5S), un parti nettement populiste qui réussira rapidement à occuper le centre de l’échiquier politique et s’imposera finalement comme une force de gouvernement.
Dans un article de juin 2020, le quotidien de centre-gauche La Repubblica dresse l’état des lieux en soulignant que “les programmes et les cycles politiques peuvent certes évoluer, mais le cadre est le même que celui qui a apporté de l'eau au moulin du populisme à l’italienne au cours de ces années, du souverainisme de la Ligue au Mouvement 5 étoiles : la revendication perpétuelle de la liberté de pensée et le fait d’aller à contre-courant pour justifier les attaques contre la science et les compétences, la haine des institutions et des médias traditionnels, la fascination pour l’homme fort”.
Selon La Repubblica, les principaux acteurs de ces mouvances sont certains catholiques intégristes, les “rouges-bruns”, souvent adeptes du souverainisme, opposés à l’Europe et/ou à l’euro et fascinés par la Russie, comme le jeune philosophe “Diego Fusaro, qui se réclame de Karl Marx mais bascule de plus en plus vers l’extrême droite”. On y trouve également certains représentants de la Ligue (extrême droite) de Matteo Salvini et “la galaxie négationniste proche du Mouvement 5 étoiles”.
“L’idéologie anti-vaccination et complotiste (de la Commission trilatérale aux grands groupes pharmaceutiques) est prônée depuis longtemps par Grillo et Casaleggio sur leur blog”, rappelle La Repubblica, qui ne manque pas d’insister sur le travail mené par des membres de cette galaxie, comme Claudio Messora : “Messora a été le premier responsable de la communication du groupe M5S au Sénat. Directement nommé à ce poste par Casaleggio, il est aujourd’hui l’un des plus véhéments négationnistes sur Internet”. Un de ses employés, Rocco Casalino, est quant à lui devenu un l’influent porte-parole du chef du gouvernement Giuseppe Conte (2018-21).
Mais ce n’est pas le M5S qui a déclenché un processus qui, en fait, prend ses racines dans les années 1990. Pendant cette décennie, le système politique a été ébranlé par des enquêtes sur des cas de corruption qui ont fini par balayer la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste, principaux piliers des gouvernements des années 1980 et 1990. Par ailleurs, le Parti communiste a dû faire face à l’effondrement des idéologies, entraînant un changement de nom ainsi que plusieurs scissions. En définitive, tous les grands partis traditionnels ont quitté le devant de la scène et la politique a perdu toute connotation idéologique à mesure que les nouveaux mouvements s’identifiaient de plus en plus à la figure du chef. Les portes du populisme venaient de s’ouvrir et c’est Silvio Berlusconi, le célèbre magnat des médias, qui s’y est engouffré, en inaugurant des pratiques qui se reproduiront ensuite dans d’autres pays.
Ces années ont été marquées par des rapports de plus en plus étroits entre les médias et le pouvoir, ce qui a poussé de nombreux Italiens à chercher les informations ailleurs, comme sur Internet, qu’ils ont découvert bien avant l’arrivée des réseaux sociaux.
Dès son arrivée sur la scène politique, Berlusconi a affirmé – dans l’enceinte parlementaire, qui plus est – que la légitimité du président du Conseil émanait directement du peuple, et non plus d’un vote de confiance du Parlement, malgré le fait que l’Italie soit une république parlementaire. Ses adversaires politiques ne tarderont pas à lui emboîter le pas. Les conséquences sont énormes. Le Parlement a commencé progressivement à perdre de son influence et la fonction législative a été de plus en plus exercée par l’exécutif à coups de décrets, accentuant un processus déjà en cours. Les rapports entre les pouvoirs ont été modifiés et la République est devenue un régime de type présidentiel dans les faits, tandis que le système politique, désormais bipartite, adoptait un ton de plus en plus ouvertement populiste.
Information et pouvoir
En outre, ces années ont été marquées par des rapports de plus en plus étroits entre les médias et le pouvoir, ce qui a poussé de nombreux Italiens à chercher les informations ailleurs, comme sur Internet, qu’ils ont découvert bien avant l’arrivée des réseaux sociaux, preuve en est le succès du blog de Beppe Grillo. En réponse à la crise des équilibres traditionnels, les médias et le système politique ont fini par camper sur des positions de repli, même face à des critiques légitimes. Cette attitude n’a fait qu’exacerber le sentiment de frustration et de détachement que ressentait une partie de la société et qui ne demandait plus qu’à être récupéré.
C’est exactement ce qu’ont fait des partis tels que le M5S et la Ligue, armés pour parler aux tripes d’un pays de plus en plus plongé dans le désarroi et la colère.
En résumé, les théories du complot ont commencé à se développer presque comme un effet collatéral de la propagande populiste. Mais elles ne découlent pas exclusivement de formations comme la Ligue et le M5S. Bien au contraire, ce sont toutes les forces politiques, de nature charismatique, pro-européennes et souverainistes, donc également Forza Italia (fondé par Berlusconi), le Parti démocrate (héritage de l’ancien Parti communiste) et Fratelli d’Italia (formation d’extrême droite), qui ont contribué à diffuser ce type de propagande. Cette approche leur a permis de reconstruire leur propre identité. À présent, il semble que l’on a atteint un stade où le retour à la réalité n’est plus possible sans que l’on revienne à un système politique à même de résorber la propagande populiste.
Traduit par : Pascal Roy