Sylvie Strudel: "Ce scrutin est loin d’être totalement joué"

Analyse

Quelle singulière campagne présidentielle que celle de 2022 ! Les jeux sont-ils faits comme certains voudraient (déjà) le croire ? Quelles sont les inconnues du scrutin ? En quoi cette campagne ressemble-t-elle ou diffère-t-elle des précédentes ?

Sylvie Strudel

1/  Une campagne sous le signe du « rally-round-the-flag-effect » ? 

Lors de l’élection présidentielle de 1995 puis de 2002, deux enjeux avaient réussi à s’installer durablement dans la campagne : l’emploi et les inégalités sociales dans le premier cas et l’insécurité dans le second.

Lors de la campagne présidentielle de 2007, l’analyse des enjeux (chômage, fiscalité, logement …) n’avait pas apporté une explication déterminante aux comportements électoraux,  tant la campagne avait été marquée par le caractère fragmenté, instable et indécis de l’agenda politique[1] et avait été dominée par l’importance des jugements accordés à la personnalité même des candidats, notamment des deux principaux : Ségolène Royal pour le Parti socialiste et Nicolas Sarkozy pour l’UMP.

En 2012, la question des conséquences de « la grande crise » économique et le problème des déficits publics ont pu représenter des supports à un vote sur enjeu pour une partie de l’électorat, notamment centriste[2]. Les électeurs qui avaient voté François Bayrou au premier tour se sont départagés au second, soit vers la gauche en faveur de François Hollande pour ceux qui étaient sensibles aux conséquences d’une conjoncture dégradée, soit vers la droite pour Nicolas Sarkozy dès lors qu’ils privilégiaient l’orthodoxie budgétaire.

En 2017, la succession des péripéties (primaire de la droite, renoncement de François Hollande à une nouvelle candidature, primaires du PS et de ses alliés, « affaires Fillon », ralliement de François Bayrou à Emmanuel Macron, mise en examen de François Fillon) avaient consacré le triomphe du jeu sur les enjeux. Ici le jeu désigne le fait de présenter principalement l’élection comme une compétition entre des personnalités pour la conquête du pouvoir alors que les enjeux font signe vers un moment de débat centré autour des questions programmatiques (bilan du président, propositions de politiques publiques). Néanmoins, deux thématiques avaient réussi à s’imposer : les propositions économiques relatives à la croissance et au protectionnisme et les questions européennes (Marine Le Pen proposant de sortir la France de la monnaie unique face à un Emmanuel Macron proclamant que « l’Europe est le niveau d’action le plus pertinent »)[3]. Une ultime focalisation sur l’enjeu du terrorisme était intervenue 3 jours avant le premier tour, à la suite d’un attentat perpétré sur les Champs-Elysées le 20 avril et revendiqué par le groupe « Etat islamique ».

En 2022, les choses se présentent différemment. D’abord parce que le président a « congelé » la campagne en repoussant jusqu’au dernier jour légal sa déclaration de candidature le 3 mars, soit 36 jours avant le 1er tour. Ensuite parce que le candidat Macron refuse (pour le moment) les débats avec les journalistes et les autres candidats. Enfin parce qu’on pensait que l’agenda politique serait largement dominé par la question du pouvoir d’achat et (encore) crispé sur la crise du Covid et qu’il est désormais à la merci de la guerre en Ukraine.

Quelles sont actuellement les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’électorat ?

Depuis les années 1970, des travaux en science politique ont montré que lors de crises internationales soudaines et dramatiques, les électeurs étaient en demande de protection tant vis-à-vis du risque international qu’en termes de politiques publiques et que ceci profitait au gouvernement et/ou au chef d’Etat en place car aux manettes[4]. Ce « Rally-round-the-flag » peut avoir des effets énormes et de longue durée en termes de popularité comme après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis (+35 points d’approbation pour Georges W. Bush pendant plus d’un an) ou des effets limités et de courte durée comme lors de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 (une dizaine de points supplémentaires pour François Hollande pendant quelques semaines). Comme on le voit sur le graphique de l’évolution des intentions de vote au premier tour, Emmanuel Macron a profité de cet effet au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie (+4 points) mais sans stabilisation[5]. Si effectivement 87% des Français se disent inquiets de la guerre en Ukraine, la part de ceux qui se disent très inquiets est retombée de 10 points en une douzaine de jours (43% à 33%). L’inquiétude est plus centrée sur les conséquences économiques de la guerre que sur la probabilité de sa diffusion ou de sa dérive nucléaire.

C’est sur cette dimension économique que l’enjeu ukrainien vient aussi renforcer l’autre enjeu central de la campagne, celui du pouvoir d’achat. Alors que début mars, les deux enjeux étaient à quasi égalité  parmi les préoccupations devant compter au moment du vote des Français, un écart de presque 10 points les sépare à la mi-mars (pouvoir d’achat 53%, Ukraine 44%, le troisième enjeu, l’environnement et le climat, étant loin derrière avec 26% proche du système de santé 22% et de l’immigration 22%). Autrement dit, l’effet du « Rally-round-the-flag », sous réserve de nouveaux développements en Ukraine, s’efface devant les  questions économiques et sociales. Si Emmanuel Macron bénéficie du premier (car garant du pouvoir et doté d’une forte légitimité internationale), la candidate d’extrême-droite Marine Le Pen profite du second (puisqu’elle a fait de la vie chère un des axes majeurs de sa campagne). Ce faisant, elle se détache de l’autre candidat d’extrême-droite Eric Zemmour (13% pour ce dernier contre 16% pour elle), alors qu’elle était à égalité avec lui début février (autour de 15%).  Aussi compromis l’un que l’autre dans leurs faveurs pro-poutiniennes, Eric Zemmour est resté braqué sur les enjeux migratoires de la guerre en Ukraine alors que Marine Le Pen a tout de suite « rabattu » son propos sur les conséquences sociales et économiques pour le quotidien des Français les moins favorisés. Ce faisant, elle gagne la bataille de la « dédiabolisation » qu’elle mène depuis son arrivée en 2011 à la tête du Front national (devenu Rassemblement national) en paraissant plus modérée que le polémiste Eric Zemmour.  

 

évolution de l'intention de vote au premier tour (Ipsos Steria 10-14 mars)
Source: Sondage Ipsos Steria en coopération avec le CEVIPOF, la fondation Jean Jaurès et Le Monde

source: Sondage Ipsos-Steria en coopération avec le CEVIPOF, la fondation Jean Jaurès et Le Monde , p. 20

 

2/ Les inconnues du scrutin

Ce scrutin est loin d’être totalement joué, à la fois en raison de l’instabilité électorale, du futur niveau de l’abstention, et, pour le second tour, de qui seront les candidats sélectionnés et avec quels reports de voix.

A la mi-mars, parmi ceux qui sont certains d’aller voter, 39% disent que leur choix peut encore changer. Ensuite, 74% des Français se disent intéressés par la campagne (positions 7 à 10 sur une échelle de 0 à 10) alors qu’ils étaient 5 points de plus à la même période lors de la précédente élection présidentielle. Mais aussi 22% des personnes interrogées pourraient s’abstenir (soit 2 points de plus qu’en 2017),  On observe donc encore des hauts niveaux d’incertitude à trois semaines du scrutin.

Ceux-ci peuvent s’expliquer par au moins trois éléments. D’une part, le quinquennat d’Emmanuel Macron a été rythmé par des secousses d’ampleur (conflits sociaux, mouvement des Gilets Jaunes en 2018-2019, crise sanitaire du Covid, une vingtaine d’attentats) qui ont laissé la société française fatiguée et très défiante vis-à-vis de ses responsables politiques. D’autre part, l’offre électorale de 2022 est complexe à saisir pour les citoyens : la gauche a refusé obstinément de faire alliance afin de pouvoir se compter au premier tour en vue des prochaines élections législatives et présente 4 candidats avec en plus 2 candidatures d’extrême-gauche et la droite est tout aussi éparpillée avec également deux candidatures d’extrême-droite. Enfin, l’opposition à Emmanuel Macron se construit difficilement. Depuis les débuts de la Vème République lorsque la popularité de la majorité flanche, celle de l’opposition remonte et installe cette dernière comme alternative crédible  Seulement voilà : Marine Le Pen est actuellement 13 points derrière Emmanuel Macron et les autres candidats ont des scores souvent minuscules. On retrouve plus ou moins la configuration de 2017, où la popularité d’Emmanuel Macron fut autant redevable à la faiblesse de ses adversaires qu’à ses forces propres.  

Cette situation entraîne une importante volatilité électorale : ainsi par exemple, les électeurs de Yannick Jadot, le candidat écologiste, envisagent de voter soit pour Jean-Luc Mélenchon (23% de ceux qui ne sont pas sûrs de leur choix), soit pour Anne Hidalgo (17%), soit pour Emmanuel Macron (26%).

Cette situation peut aussi avoir un impact sur l’abstention et si celle-ci est élevée, les conséquences pour les candidats ne sont pas uniformes. En effet, on observe traditionnellement des mobilisations différentielles selon les électorats. Marine Le Pen est la plus fragilisée car elle s’adresse à un électorat populaire, assez jeune, peu diplômé et volontiers abstentionniste contrairement à Emmanuel Macron qui mobilise un électorat de cadres et de retraités très participationnistes. Une abstention élevée la mettrait donc en fragilité. Au premier tour mais aussi au second tour, d’autant plus que le « vote républicain » est loin d’être aussi efficace qu’en 2002, lorsque Jacques Chirac avait capitalisé les votes de la droite et de la gauche contre Jean-Marie Le Pen totalisant 82,2% des suffrages exprimés au second tour. Depuis 2002 et « le choc Le Pen », les reports du second tour en faveur du candidat républicain tendent à s’éroder (Emmanuel Macron a été élu avec 66,1% des suffrages exprimés), témoignant de la « banalisation » progressive de la candidate d’extrême-droite. Qu’en sera-t-il au second tour de 2022 quand on constate que 21% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon se disent prêts à voter pour Marine Le Pen et 50% n’ont pas d’avis ?

Mais inversement, le candidat de la gauche radicale (La France insoumise) Jean-Luc Mélenchon mérite aussi attention. N’avait-il pas été le « vainqueur caché »[6] de la présidentielle de 2017 grâce à une dynamique de campagne le plaçant avec 19,58% des suffrages exprimés dans le quarté gagnant très serré du 1er tour[7]? Sa prétention à incarner un « vote efficace » pour que la gauche soit représentée au second tour, le succès toujours renouvelé du « dégagisme » dont il est l’étendard, son positionnement en termes de choix de société, son appel à « un référendum social » pourraient réserver une des surprises du 1er tour.

 

3/ fin des partis ?

Cette campagne est aussi singulière lorsqu’on regarde l’état des forces en présence, et surtout la situation des partis. Anne Hidalgo et Valérie Pécresse, les candidates des deux anciens grands partis de gouvernement qui ont marqué l’histoire de la Vème République (Parti socialiste et Les Républicains), n’offrent aucune alternative face au candidat Macron. Les intentions de vote en leur faveur sont respectivement de 2,5% et de 10,5% à la mi-mars et sont dans une dynamique descendante.  Faut-il rappeler que François Mitterrand a bénéficié de  34,1% des suffrages exprimés au premier tour de 1988 et Nicolas Sarkozy de 31,2% en 2007 ? La bipolarisation créée par la Vème République, et qui lui a donné sa cohérence, a bien disparu. La gauche du congrès d’Epinay qui a porté François Mitterrand au pouvoir et la droite classique des successeurs du général de Gaulle n’ont pas résisté aux divisions, à l’effet centrifuge des débats lors des référenda sur le Traité de Maastricht en 1992 et sur le Traité Constitutionnel en 2005 (par la création de dissidences souverainistes à leurs marges), aux fractures induites par les primaires, au manque de charisme des candidats potentiels, aux refus d’alliance et à l’absence de révision programmatique d’ampleur. L’élection d’un président hors système, sans parti organisé, se voulant « et de gauche et de droite » en 2017 a continué de laminer les anciens grands partis. Si la logique de la Vème République est bien celle d’un renforcement du rôle présidentiel et d’une forte personnalisation, la présidence Macron a encore accentué ce trait. Ayant revendiqué dès le départ une dimension verticale et « jupitérienne » dans l’exercice du pouvoir, Emmanuel Macron a mis à profit la conjonction d’un parti présidentiel faiblement structuré (LRM), d’une majorité parlementaire largement soumise, d’acteurs intermédiaires systématiquement court-circuités (responsables locaux, syndicalistes, journalistes…), d’une obsession personnelle sur son image (ainsi qu’en témoigne sa « présentation de soi » lors des échanges du Grand Débat) pour imposer une forme de présidentialité hyper personnalisée.

 

 


[1] Gerstlé Jacques et Piar Christophe, «Les campagnes dans l’information télévisées » dans Perrineau Pascal (dir.), Le vote de rupture, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 21-50.

[2] Sauger Nicolas, « Économie et vote en 2012 : Une élection présidentielle de crise ? », Revue Française de Science Politique, 2013, 63 (6), p.1031-1049.

[3] Strudel Sylvie, «Emmanuel Macron : un oxymore politique ? », dans Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 205-219.

[4] Mueller John, « Presidential Popularity from Truman to Johnson », American Political Science Review, 64 (1), 1970, p. 18-34.

[5] Toutes les données chiffrées de l’article sont extraites de l’Enquête électorale 2022 (vague 7 réalisée du 10 au 14 mars) réalisée par IPSOS SOPRA STERIA pour le CEVIPOF-SCIENCES PO, La Fondation Jean Jaurès et le journal Le Monde


[6] Cautrès Bruno, Mélenchon, « vainqueur caché » de la présidentielle » ? dans Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 175-192.

[7] En suffrages exprimés : Jean-Luc Mélenchon 19,58%, François Fillon 20,01%, Marine Le Pen 21,3%, Emmanuel Macron 24,01%.