La journaliste Pauline Verduzier raconte comment, dans sa recherche de nouvelles narrations, elle a appliqué de nouveaux critères au choix des films ou des livres pour s'emplir de nouvelles perspectives.
Les premières expériences de male gaze commencent souvent très jeune. Avant de découvrir le female gaze (regard féminin), la plupart des spectateur.ice.s ont été exposé.e.s en premier lieu à l’omniprésence du regard masculin dans les œuvres de fiction. Je me souviens très bien des après-midi passées devant la télévision de mes grands-parents, avachie dans leur canapé en cuir vert. J’avais à ma disposition des cassettes vidéo avec au choix, des James Bond ou Le Masque de Zorro. Je regardais ces films à chaque fois que je passais le week-end chez eux. Pendant que les adultes prenaient le café à la fin du déjeuner dans la salle à manger, moi, je me délectais des aventures de ces flamboyants justiciers. Je me souviens aussi que je supportais toutes les scènes d’action et de violence en prévision de la récompense ultime, l’apogée de mon plaisir cinéphile de l’époque : les scènes de séduction avec les personnages féminins. En remontant dans mes archives mentales, je réalise avec stupéfaction que l’un de mes tous premiers souvenirs de cinéma qui ne soit pas un dessin animé est la scène mythique dans laquelle l’actrice Halle Berry sort de l’océan dans son bikini orange, sa taille parfaite éclaboussée de gouttelettes d’eau salée dans Meurs un autre jour. Un plan détaille son corps à la manière d’une pub pour un plat alléchant, qui est en fait une manière de figurer le regard de James Bond (Pierce Brosnan), en train de la regarder à travers une paire de jumelles. Je la trouvais bien sûr renversante de beauté. Mais je ne sais pas si je voulais être comme elle, ou si quelque part, je la désirais moi aussi à travers le regard de James Bond. L’autre scène dont je me souviens avec précision, c’est celle où Zorro (Antonio Banderas) retrouve Elena (Catherine Zeta-Jones) dans une grange. Ils se battent à l’épée et le combat tourne à la danse érotique effrénée. À la fin, à l’aide de quelques coups de fleuret bien dirigés sur sa robe pour la tailler en pièces, Elena se trouve presque nue au beau milieu de la paille. La préadolescente que j’étais sentait confusément qu’il s’agissait à la fois d’une scène excitante et d’un geste d’humiliation, conduisant la femme à un état de vulnérabilité. Là encore, je ne savais plus si je désirais moi aussi Catherine Zeta-Jones en tant que spectatrice, ou si je voulais être à sa place. Je crois que j’aurais bien voulu avoir l’attention de Zorro, mais que je me serais passée du découpage non-consenti de ma robe.
Le male gaze comme résultat de la division genrée du monde
Plus tard, j’ai découvert à la fac les écrits de la théoricienne, critique de cinéma et cinéaste britannique Laura Mulvey, à l’origine du concept de male gaze. Dans son article de 1975 « Plaisir visuel et cinéma narratif », elle dissèque le langage cinématographique au prisme du genre. Mettre des mots sur un phénomène qu’on a éprouvé jusque dans ses sens et qui a créé chez soi des pensées ambiguës difficiles à démêler, a quelque chose d’euphorisant. Quand j’ai lu son texte, j’ai tout de suite compris à quoi cela faisait référence. Laura Mulvey explique que cinéma et idéologie dominante de l'ordre social entretiennent des relations étroites. Selon elle, les formes cinématographiques sont façonnées par l'inconscient de la société patriarcale, qui a modelé une certaine représentation de la différence des sexes. Cette différence sexuelle divise l'ordre symbolique en deux pôles, l’un actif, associé au masculin, l’autre passif, rattaché au féminin. Le cinéma dominant reproduit cette division en mettant la femme dans un rôle propre à éveiller la scopophilie, soit le plaisir de regarder l'autre comme un objet érotique, et l'homme dans celui de clé de voûte de la narration. La femme endosse une fonction exhibitionniste, de spectacle. Le cinéma dominant l'utilise comme objet sexuel pour la cristallisation du regard masculin, qui projette sur elle ses fantasmes. La fonction de ce personnage est limitée : il est considéré au prisme de son apparence, pour provoquer un impact visuel. Le personnage masculin est quant à lui associé à l’action, parce que c'est autour de lui que va se nouer la structure narrative. C’est aussi par lui que transite le regard du spectateur ou de la spectatrice. C’est-à-dire qu’il figurerait une sorte d’ego idéal à travers lequel on peut à son tour posséder le personnage féminin, dans des moments qui suspendent l'action. Exactement ce que j’avais expérimenté devant les films de mon adolescence. Voilà pourquoi je ne savais pas vraiment si je désirais être Catherine Zeta-Jones ou Zorro. La mise en scène m’incitait probablement à comprendre que la position la plus désirable dans cette histoire était celle de l’homme. Mais peu importe à qui l’on s’identifie : l’effet sur les petites filles exposées à ces images est ensuite le même ; elles intègrent que la valeur d’une femme réside dans sa désirabilité et sa capacité à susciter l’attention du regard masculin.
Laura Mulvey utilise des concepts psychanalytiques pour étayer sa démonstration. Selon elle, la figure féminine renvoie à « l'angoisse de castration » dans l’imaginaire patriarcal, ce qui se traduit au cinéma par deux réactions de la part du personnage masculin : le voyeurisme ou le fétichisme. Le voyeurisme est une manière de démystifier la femme en la présentant comme une coupable dont on doit décider de la punition ou du salut, la privant ainsi de sa menace potentielle. L’autrice cite en exemple le cinéma d’Hitchcock. Le fétichisme, quant à lui, est le refus même de considérer la menace de ce personnage féminin, présentant la femme comme une surface lisse dont la beauté suffit à constituer l’identité.
Un sommet de la culture du viol sur Netflix
Adulte, j’ai appris à repérer la présence de ce male gaze. J’ai par exemple beaucoup débattu avec mes proches des films d’Abdellatif Kechiche. Il y a eu La Vie d’Adèle et son regard d’homme posé sur la sexualité lesbienne qui est un cas d’école, mais aussi Mektoub, my love, qui a divisé ceux qui y voient une ode aux amours d’été adolescentes et ceux (ou plutôt celles) à qui cela a fait revivre des moments d’humiliation et d’objectification sexuelle vécus à ce moment précis de leur vie. Je fais plutôt partie de cette dernière catégorie de spectatrices. Je suis gênée par l’apparente légèreté, voire la nostalgie du regard posé sur cet été de « marivaudages », quand ils me rappellent des choses bien plus complexes sur la découverte du désir, mais aussi de l’injonction à plaire aux hommes. Le visionnage du film a été pour moi plutôt douloureux, quand certains de mes amis hommes y trouvaient une forme de plaisir régressif. Ce n’est bien sûr pas le seul cinéaste à susciter ce genre de rejet chez moi. Le male gaze infuse encore dans une immense partie de la pop culture. Ma dernière expérience la plus cuisante de ce regard, la plus paradigmatique, est l’adaptation en film de l’équivalent du Cinquante Nuances de Grey polonais. 365 Jours, de Barbara Bialowas et Tomasz Mandes, est le récit porté à l’écran d’une femme capturée par un chef mafieux qui la séquestre et lui donne 365 jours pour « tomber amoureuse » de lui. Je me souviens d’une scène où elle est immobilisée sur un fauteuil, et où il lui dit qu’il ne la touchera pas sans sa permission… tout en lui agrippant les seins. Dès les premières minutes du film, le personnage féminin est donc captif, menacé, agressé sexuellement, et tout cela est censé être excitant. Les images sont tournées comme un film porno ultra cheap. Évidemment, l’idée est qu’au bout des 365 jours, cette femme finisse par céder à un désir brûlant pour cet homme en se jetant à corps perdu dans ses bras. A vrai dire, je ne connais pas la fin exacte, car j’ai arrêté de regarder avant, tant le film m’a donné la nausée. Ce sommet de culture du viol est aujourd’hui toujours en accès libre sur Netflix et il est sans aucun doute dévastateur pour les personnes qui le visionnent sans filtre critique.
« Un regard qui donne une subjectivité au personnage féminin »
J’ai cherché, comme bien des spectateur.ice.s, d’autres narrations, en appliquant de nouveaux critères au choix des films que je regardais ou des livres que je lisais, pour m’emplir de nouvelles perspectives. Des perspectives qui viendraient nourrir mon besoin de représentations d’expériences qui me concernent et me parlent. D’autres histoires, sur d’autres destins féminins que l’objectification sexuelle, dont j’avais un besoin vital. Laura Mulvey proposait de créer un nouveau langage du désir. Des cinéastes ont investi ce langage dès les débuts du cinéma, pour developper d’autres narrations. Iels ont dessiné les contours ce qu’on nomme aujourd’hui female gaze, un regard dit féminin, mobilisé par plusieurs auteur.ice.s et popularisé en France par l’essayiste Iris Brey. Pour elle, l’expression ne fait d’ailleurs pas référence au genre ni à l’identité de la personne qui a produit l'œuvre, mais « au regard généré par le film ». Il s’agirait alors d’un regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin, pour épouser son expérience. « Un regard qui donne une subjectivité au personnage féminin, permettant ainsi au spectateur et à la spectatrice de ressentir l’expérience de l’héroïne sans pour autant s’identifier à elle. » Il s’agit d’une « approche cruciale et urgente puisque les personnages féminins dont on ressentira l’existence et qui sortiront du statut d’objet ont été jusqu’ici absents, effacés, minimisés et avant tout discriminés de nos écrans et de notre culture », écrit-elle dans son essai Le Regard féminin. Une révolution à l’écran (Editions de l’Olivier, 2020). Pour Iris Brey, « ce qui différencie le plus le male gaze du female gaze, c’est bien le basculement d’un regard produit par l’inconscient patriarcal vers un regard créé de manière consciente ».
Iris Brey m’a par exemple fait découvrir Alice Guy, la première réalisatrice de l'histoire du cinéma, injustement tombée dans l'oubli et dont beaucoup de films n'ont pas été conservés. D'abord secrétaire chez Gaumont, passionnée par la technique et le travail des frères Lumière, elle réalisera des centaines de films et présidera l’une des plus grandes sociétés de production aux États-Unis de l’ère pré-Hollywood. J’aime en particulier son Madame a des envies (1906), l’histoire d’une femme enceinte qui manifeste des désirs impérieux. Cette mère de famille chipe la sucette d'une fillette pour la déguster à grands coups de langue. Puis elle siffle le verre d'absinthe du client d'un troquet. Pour finir, elle se jette sur la pipe d'un vendeur et tire de grandes lattes dessus, l'air réjoui. Un sommet de burlesque et de malice et une œuvre avant-gardiste. Pour Iris Brey, c’est d’ailleurs le premier film de fiction évoquant le désir féminin, qui plus est avec un female gaze. L’autrice et critique de cinéma cite de nombreux autres exemples, comme les films de Jane Campion, de Céline Sciamma, mais aussi des films réalisés par des hommes comme Titanic de James Cameron ou Carol de Todd Haynes.
Une réparation des dommages causés par des années de regard masculin
Ma filmographie personnelle s’est peuplée de regards féminins. J’ai redécouvert avec émerveillement les films d’Agnès Varda comme L’une chante, l’autre pas (1977), une histoire d’amitié profonde entre deux femmes sur fond de lutte pour le droit à l’avortement. J’y inclus aussi des films plus confidentiels comme Fidelio, l’odyssée d’Alice, un film de Lucie Borleteau dans lequel Alice (Ariane Labed) travaille comme mécanicienne sur un bateau et vit une histoire d’amour avec Gaël (Melvil Poupaud). Il y a notamment une scène de cunnilingus qui se termine lorsqu’Alice jouit. Quand j’ai découvert ce film à sa sortie en 2014, je n’avais jamais rien vu de tel. Mais l’explosion sensorielle liée à une expérience de female gaze fut le visionnage de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, en 2019. J’avais vu ses autres films, mais rarement une telle intensité entre deux personnages féminins. Le duo formé par la peintre et son modèle, Adèle Haenel et Noémie Merlant, la manière dont sont filmés leurs corps et leurs interactions, représentent un sommet de grâce à la fois dans la représentation de l’agentivité des personnages et de leur érotisme, en dehors du désir masculin. Une scène d’avortement y a d’ailleurs été remarquée pour la douceur et la sororité qui la bercent. Plus récemment, et dans un tout autre registre, Annie Colère de Blandine Lenoir retrace les luttes du MLAC (Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception) et montre des avortements par aspiration comme des sortes de moments d’utopie, de par la solidarité et le militantisme qui les entourent. Beaucoup plus difficile à regarder, L’Événement d’Annie Ernaux, adapté au cinéma par Audrey Diwan, montre l’expérience de l’autrice des ravages des avortements clandestins pratiqués chez les faiseuses d’anges. À chaque fois, c’est le point de vue des personnages féminins qui est l’horizon du film, permettant de représenter son vécu, au plus près de son ressenti. Ces films prouvent que les représentations fictives ont des effets dans le réel : la force qu’ils inspirent agit comme un souffle émancipateur. Une réparation des dommages causés par des années de regard masculin.
Au-delà de la représentation de l’expérience des personnages féminins, j’ai expérimenté le renversement des points de vue avec l’objectification des corps masculins. Elle est loin d’être parfaite, mais la série La Chronique des Bridgerton sur Netflix offre néanmoins la possibilité de se rincer l’oeil sur tous les corps présents à l’image, y compris sur les plastiques de personnages identifiés comme masculins. J’ai enfin éprouvé, des années après la scène de la grange dans Le Masque de Zorro, le plaisir scopique de regarder un homme en chemise bouffante comme un objet de désir.