Visages féminins de la guerre en Ukraine - Ioulia Shukan sur la situation des femmes sous l'occupation russe

Interview

Maîtresse de conférences en études slaves à l’Université Paris Nanterre, sociologue de la violence et des conflits armés, autrice de Génération Maïdan. Vivre la crise ukrainienne, Ioulia Shukan travaille depuis vingt-ans sur l’évolution de la société ukrainienne et la place des femmes.

Ioulia Shukan

Comment se traduit le patriotisme au féminin depuis 2014 ?

Par diverses formes d’engagement. D’abord par une assistance, de façon bénévole, aux victimes du conflit armé et des déplacés internes quittant les zones de conflit. A partir de 2014, les réfugiés venaient principalement de l’est du pays (NDLR : de la région du Donbass, frontalière avec la Russie). Après le 24 février, ils arrivaient de Kharkiv, Zaporija, Marioupol, etc. Les femmes les accueillaient dans les gares, les aidaient dans la recherche d’un logement, mais aussi à s’intégrer dans leur nouveau lieu de résidence.

Il y a aussi ensuite une aide apportée aux combattants. L’armée régulière étant démunie en 2014, la société civile a dû se mobiliser pour apporter un soutien à l’armée. Les femmes ont soulevé des fonds pour cela : elles ont réuni des dons pour pouvoir acheter des équipements légers pour les combattants, de l’eau, de la nourriture. Elles ont aussi porté assistance aux soldats blessés. On a vu des formes de bénévolat dans les hôpitaux militaires. Cela continue jusqu’à aujourd’hui. D’après les statistiques existantes, elles représentent 55% des personnes mobilisées en soutien aux combattants sur les lignes de front.

 

Quels sont les différents rôles occupés par les femmes ukrainiennes dans cette guerre ?

Ils sont extrêmement variés. Ils sont liés à la place des femmes dans cette société qui reste assez traditionnelle par rapport à la répartition des rôles entre le masculin et le féminin. Si l’on parle des rôles traditionnels occupés par les femmes, elles sont d’abord mères et protectrices du foyer. En situation de guerre, elles portent assistance aux enfants mais aussi à leurs parents âgés et à leurs grands-parents. Elles agissent à la place des hommes en assurant davantage le rôle de pourvoyeuse du foyer quand les hommes sont au front, et aussi quand ils restent dans les territoires où ont lieu les combats. Dans le même temps, la société connaît une dynamique d’émancipation des femmes depuis 2014. A cet égard, leurs rôles est moins traditionnel, notamment à travers leur engagement à l’arrière du front. On les retrouve à la tête de différentes formes de bénévolat, mais aussi dans l’exercice de leur métier. Les femmes exercent des métiers vitaux pour la survie de la nation : elles sont médecins, infirmières, policières, défenseuses des droits humains, journalistes, fixeuses. Ces dernières travaillent sur le terrain avec les médias étrangers pour permettre une couverture plus juste de la situation et pour porter la voix des Ukrainiens.

Et puis il y a les combattantes. A partir de 2014, les femmes ont été nombreuses à s’engager dans les bataillons de volontaires. Au sein de l’armée, elles occupent des fonctions traditionnelles dans la communication, la santé, l’administration. On les retrouve désormais aussi à des fonctions de combats, réservés jusque-là aux hommes. L’institution connaît un certain nombre de transformations depuis huit ans. Elle est aujourd’hui extrêmement féminisée. Jusque 2014, les fonctions de combat étaient interdites aux femmes. C’était un héritage de l’époque soviétique. Une ancienne combattante, Maria Berlinska, et un certain nombre de sociologues féministes ukrainiennes ont initié une campagne de plaidoyer, le Bataillon Invisible, pour rétablir cette injustice. En 2018, la législation a évolué. A partir de cette date, les femmes ont pu officiellement être conductrices de chars, tireurs d’élite, etc.

En décembre 2021, 20% des effectifs de l’armée étaient féminin.

 

Quelles difficultés rencontrent-elles particulièrement en tant que femmes dans l’armée ou dans les groupes de défense territoriale ?

L’armée reste une institution beaucoup plus traditionnelle que le reste de la société. Les femmes confrontées au sexisme. On leur dit qu’elles n’ont pas les capacités requises, elles sont parfois exclues d’un certain nombre d’opérations, et doivent alors redoubler d’efforts pour s’imposer. Elles doivent se montrer supérieure aux hommes pour prouver qu’elles sont aptes à effectuer un certain nombre de missions dans l’armée. 

Par ailleurs, il n’y a pas de kit d’hygiène spécialement adapté aux femmes ni d’uniformes à leur taille. Chacune a dû se débrouiller et mobiliser ses réseaux de connaissances pour s’équiper. Dans le même temps, leur mise en valeur dans l’espace public en tant que combattantes et le fait d’être dépeintes comme des femmes fortes, leur permet de s’affirmer et contribue à l’évolution des représentations associées à ce qu’est être une femme.

 

La guerre est-elle un vecteur d’émancipation ou doit-on craindre un recul des acquis pour les droits des femmes ?

Elle permet aux femmes de gagner plus de place dans la société. L’engagement des femmes combattantes est désormais largement reconnu, tout comme leur mobilisation à l’arrière, notamment en tant que bénévoles. C’est très valorisé socialement. Mais du point de vue de la mise en application des droits, cela reste problématique. Cet engagement marginalise dans le même temps leur statut social. Elles consacrent énormément de temps au bénévolat tout en négligeant leur profession, ce qui, à long terme, a des conséquences. J’ai vu entre 2014 et 2022 cette marginalisation sociale. Celles qui se situaient dans les classes moyennes sont devenues beaucoup plus pauvres à l’issue de cet engagement certes valorisé, mais non payé. Leurs compétences et leur savoir-faire acquis durant leurs missions de bénévoles n’est pas récompensé professionnellement. Les femmes font face à un épuisement physique et moral dû au fait de ne jamais s’arrêter, d’avoir ce besoin pressant d’aider constamment, ce qui engendre de gros problèmes de santé. Aucune structure ne prend cela en charge. Si c’est désormais le cas pour les femmes combattantes, ça ne l’est pas pour les femmes bénévoles. Il n’existe pas d’institutions dédiées à leur prise en charge et à leur réhabilitation. L’État se limite à une reconnaissance symbolique : distribution de médailles, de distinctions, et donc à une sorte d’héroïsation de leur rôle. Mais il n’y a pas encore de réflexions sur le mécanisme à mettre en place pour leur apporter un véritable soutien psychologique et financier.   

 

L'entretien a été réalisé par Audrey Lebel.