Fuite et racisme : pour une solidarité inconditionnelle

Analyse

Le peuple ukrainien doit pouvoir compter sur le soutien et une solidarité totale de l’Europe, non pas parce qu’il est européen et majoritairement blanc, mais parce qu’il fuit les bombes meurtrières et la violence. Dans son analyse, Hakan Akçit évoque la politique de deux poids deux mesures, les discours racistes dans les médias et la solidarité sélective de l’Europe.

Photographie

Aujourd’hui plus que jamais, les européen·ne·s ont l’impression que le monde déraille. Après la « crise des réfugié·e·s » de 2015, les incendies et les inondations de 2020/2021, la présidence de l’égomaniaque Donald Trump entre 2017 et 2021 ainsi que la pandémie de coronavirus toujours en progression depuis 2019, l’Europe doit désormais faire face à une guerre aux portes de ses frontières, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent, et le conflit est susceptible de s’étendre et de s’aggraver, ce qui est déjà le cas pour des millions d’Ukrainien·ne·s. Une fois de plus, des personnes sont contraintes de fuir dans l’angoisse de la mort, en abandonnant tout ce qu’elles ont du jour au lendemain, avec seulement le strict nécessaire dans leurs bagages, parce que Vladimir Poutine, autocrate obsédé par le pouvoir, a déclenché une guerre sans se soucier des conséquences, en invoquant, sous le regard confus de l’opinion publique mondiale, la « dénazification de l’Ukraine » comme motif d’invasion. Mais cette fois-ci, l’Europe est prête à affronter une nouvelle crise des réfugié·e·s. Les pays européens agissent à l’unisson et s’expriment d’une seule voix. Tout le monde s’entend sur le fait qu’il faut fournir une aide aussi rapide que possible, sans avoir recours, comme ce fut le cas les années précédentes, à une formule mathématique froide visant à calculer les capacités d’accueil d’un pays en fonction du nombre d’habitant·e·s. Des pays comme la Pologne et la Hongrie qui, par le passé, avaient refusé d’accueillir des réfugié·e·s de Syrie ou d’Afghanistan ou originaires d’autres régions en guerre, prétextant être un rempart contre l’invasion de l’Europe par des « cultures étrangères », se souviennent soudain des valeurs humanistes et de l’amour du prochain enseigné par le Christ. Tout à coup, les portes de l’Europe s’ouvrent à tous les réfugié·e·s, ce qui devrait être la norme en toute circonstance, afin d’aider tous les réfugié·e·s de guerre, de la manière la plus simple et la moins contraignante possible. Tous les réfugié·e·s ? Malheureusement, non.

Cette aide rapide et non bureaucratique n’est pas destinée à tous les réfugié·e·s, car il faut répondre à un critère important : ne pas être noir·e ni être de confession musulmane. Autrement dit, la peur de mourir des citoyenn·e·s BIPOC (Black, Indigenous, People of Color) qui vivaient en Ukraine avant le début du conflit, que ce soit la peur face à la guerre ou à l’arrivée des troupes russes, peut être reléguée au second plan. Les personnes noires concernées apprennent la nouvelle aux frontières européennes directement de la bouche des gardes-frontières et des soldats, comme on peut le voir dans la presse et sur des vidéos. Les Noir·e·s font l’objet d’une sélection ciblée et on les empêche de quitter l’Europe en bus ou en train pour fuir une zone de guerre. Les Roms qui fuient, avec ou sans papiers, ne sont pas non plus épargnés, l’entrée dans l’Union européenne étant rendue difficile par les gardes-frontières ukrainien·ne·s. Les Roms sans papiers n’ont pratiquement aucune chance d’entrer dans l’Union pour fuir la guerre et les autorités ukrainiennes font le tri aux points de passage. Il est clair comme de l’eau de roche qu’en Europe, la couleur de peau et la religion des réfugié·e·s sont des critères de différenciation. Il semble que tous les réfugié·e·s ne soient pas égaux et que l’empathie diminue à mesure que les réfugié·e·s correspondent de moins en moins à l’image que l’on se fait des Européen·ne·s.

Discours racistes dans les médias

Quelques jours seulement après l’arrivée des premiers réfugié·e·s ukrainien·ne·s, la presse et les réseaux sociaux ont commencé à faire la distinction entre les vrai·e·s et les faux·sses réfugié·e·s. Les vrai·e·s réfugié·e·s étant, d’après Marc Felix Serrao, rédacteur en chef du journal NZZ, les réfugié·e·s qui méritent d’être accueilli·e·s parce que le pays qu’ils/elles fuient se situe en Europe et que le moment est opportun pour se montrer accueillant. Et comme il s’agit de réfugié·e·s européen·ne·s, et non de réfugié·e·s originaires du Tiers monde, ils/elles sont civilisé·e·s, bien habillé·e·s et de bonne foi et ils/elles ne sont pas des réfugié·e·s économiques comme tous ces jeunes hommes non européens qui ne doivent pas aller si mal que ça, car comme il a été suggéré lors de la crise des réfugiés de 2015 : ils/elles possèdent tous des smartphones qu’ils/elles emportent lorsqu’ils/elles fuient leur pays.  Et de toute façon, les Ukrainien·ne·s sont courageux·euses parce qu’ils/elles défendent leur pays. Ils/elles ont fait des études et doivent avoir accès le plus rapidement possible au marché du travail allemand ; ils/elles appartiennent à notre culture, sont comme vous et moi, c’est-à-dire ni des criminels potentiels ni des terroristes et, surtout : ils/elles sont blanc·he·s.

Contrairement aux réfugié·e·s ukrainien·ne·s, les réfugié·e·s en provenance de Syrie, d’Afghanistan et de toutes les zones de conflits situées en Asie, en Afrique et au Proche-Orient seraient mauvais·e·s et malhonnêtes, car ils/elles fuiraient, pour des raisons moins nobles, des pays d’origine sûrs et ils/elles se rendraient en Europe uniquement pour des raisons économiques. Ils/elles seraient lâches, comme l’a précisé le général allemand de l’OTAN et retraité Hans-Lothar Domröse dans l’émission hart aber fair, arguant que les jeunes hommes aptes au service militaire devraient défendre leur pays au lieu de se réfugier en Europe. Julian Reichelt, l’ancien rédacteur en chef du tabloïd Bild, licencié pour abus de pouvoir, a lui aussi pris le train en marche en partageant un mois plus tard sur Twitter une photo de la ministre des Affaires étrangères en exercice, Annalena Baerbock, en train de discuter avec un étudiant noir ayant fui Kiev, en commentant : « tous les hommes en Ukraine défendent leur maison. Mais pas Klaus. Lui, il triche ». Voici l’un des nombreux exemples d’opinions ouvertement racistes de certains journalistes. On peut également citer un autre article au sujet d’une intervention de la police dans un centre d’accueil de réfugié·e·s à Munich, paru le 30 mars 2022 dans le journal Bild, dans lequel, comme d’habitude, une soi-disant source de la police fédérale, dont le nom n’est pas mentionné, aurait déclaré au tabloïd que seule une fraction des réfugié·e·s était réellement des réfugié·e·s ukrainien·ne·s et que la majorité appartenait plutôt au groupe ethnique des Sinti et des Roms, qui auraient apparemment acheté des passeports ukrainien·e·s. Ces affirmations non prouvées de « sources internes » publiées dans le quotidien allemand au plus fort tirage ne contribuent qu’à alimenter l’antitziganisme déjà ambiant et croissant en Allemagne. Pour certains professionnels des médias, il pourrait s’agir d’un calcul ou d’un simple dommage collatéral infligé à la paix sociale et dont on s’accommode sciemment afin de rester le journal le plus populaire d’Allemagne.

Une solidarité sélective vs des droits de l’Homme universels

Les efforts déployés par les États européens pour fournir une aide rapide et facile aux réfugié·e·s ukrainien·ne·s gravement traumatisé·e·s s’imposent et constituent un devoir pour tout pays qui se dit humaniste. Il convient ici de ne pas faire de distinction entre les individus en détresse, car le droit d’asile est un droit humain. Personne ne quitte son pays, sa famille, ses ami·e·s et sa vie sans raison valable, et ces dernières sont généralement : la guerre, les représailles, la torture et la destruction. Or, on constate que ces raisons sont souvent refusées aux réfugié·e·s BIPOC et qu’il n’est pas rare qu’ils/elles soient accusé·e·s d’abuser du droit d’asile ou, comme dans le cas actuel des étudiant·e·s noir·e·s ukrainien·ne·s, qu’ils/elles soient encouragé·e·s à aller se réfugier dans leur pays d’origine, laissant ainsi entrevoir les coulisses de la construction européenne. Le traitement préférentiel réservé aux réfugié·e·s blancs/blanches européen·ne·s et le fait que des personnes qui fuient pourtant la même guerre, en empruntant les mêmes chemins et les mêmes routes, soient divisées en catégories de Blancs/Blanches et de non-Blancs, d’Européen·e·s et de non-Européen·e·s, aux frontières européennes, souligne le manque d’empathie de l’Europe face à la souffrance des Noir·e·s et illustre une fois de plus le fonctionnement des privilèges de la peau blanche (white privileges) : si tu es Noir·e ou non-Européen·ne, tu dois faire la queue en attendant de pouvoir être évacué·e d’une zone de guerre.

On se souvient inévitablement du conflit qui opposait l’Union européenne et le président biélorusse Alexandre Loukachenko en novembre 2021, qui s’est par la suite envenimé en raison des sanctions imposées à la Biélorussie et qui a conduit plusieurs milliers de réfugié·e·s de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan à faire des allers-retours entre les frontières polonaise et biélorusse pour être utilisé·e·s comme moyen de pression dans un conflit dont ils n’étaient pas responsables. Ils étaient et sont toujours des âmes invisibles coincées dans un no man’s land dont les médias ne se font l’écho que lorsqu’ils deviennent l’enjeu de conflits politiques. Le nouveau face-à-face indirect entre ces deux blocs, d’un côté Loukachenko et Poutine, de l’autre la Pologne en tant que frontière orientale de l’Union européenne, n’étonnera peut-être personne, mais la volonté de la Pologne d’accueillir plus de 2 millions de réfugié·e·s ukrainien·ne·s, alors qu’il y a quelques mois, plusieurs milliers de réfugié·e·s avaient dû passer l’hiver à sa porte et étaient même morts d’hypothermie pour certain·e·s, n’est pas seulement cynique, mais c’est aussi raciste et inhumain. Comment expliquer que l’origine des réfugié·e·s puisse être un facteur qui détermine s’ils/elles recevront de l’aide ou s’ils/elles seront abandonné·e·s à leur sort au risque de mourir de froid, si ce n’est à cause du mépris de l’humanité et du racisme ?

Des différences fondamentales peuvent être relevées entre les pays démocratiques de l’Union européenne et les autocraties, comme la Russie. Celles-ci ne se résument pas à la répartition et à l’exercice du pouvoir politique, mais également au regard de la garantie et du respect des droits de l’Homme. Toutefois, si même en Europe, le statut et le traitement des réfugié·e·s dépendent de la couleur de peau ou de la religion des individus concernés, et si le tri et le refoulement des BIPOC aux frontières européennes constituent une violation de nombreux articles de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH), proclamée par l’ONU le 10 décembre 1948, que révèle cette situation sur l’Union européenne en tant que communauté de valeurs ?

Pas de suspicion générale

Dans un futur proche, nous ne devons pas, en tant que société, commettre l’erreur de soupçonner et de marginaliser des groupes ethniques entiers pour la simple et bonne raison que des autocrates ou des terroristes issus de leur pays d’origine ou du pays d’origine de leurs parents déclenchent des guerres ou commettent des attentats terroristes. Si les photos et les reportages actuels en provenance d’Ukraine nous choquent et nous mettent en colère, nous devons nous garder de commettre la même erreur qu’après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et de rendre tous les citoyen·ne·s russes responsables des crimes de Poutine, comme cela a été le cas avec les musulman·e·s du monde entier. Jeter l’opprobre sur l’ensemble des citoyen·ne·s russes ou sur les citoyen·ne·s allemand·e·s d’origine russe et leur demander à chaque occasion de se positionner clairement et de se désolidariser de Poutine relève tout simplement de l’activisme aveugle. Et si les insultes, les menaces et les actes de violence contre des ressortissants et institutions russes devaient pleuvoir, ce ne serait ni plus ni moins que du racisme dirigé avant tout contre des personnes qui réprouvent la guerre de Poutine ou qui vivent en exil depuis des années parce qu’elles décrient le régime. En Allemagne, les citoyen·e·s n’ont pas été invité·e·s à prendre position après les attentats terroristes de droite.

Une solidarité sans failles !

Le peuple ukrainien doit pouvoir compter sur le soutien et une solidarité totale de l’Europe, non pas parce que l’Ukraine est un pays européen et que ses habitant·e·s sont blond·e·s aux yeux bleus, mais parce que ces dernièr·e·s fuient les bombes et les balles meurtrières. Ils/elles fuient parce que leurs maisons sont détruites par les troupes russes et que les membres de leur famille sont tués. Ils/elles fuient parce qu’ils/elles ont peur de mourir et veulent protéger la vie de leurs enfants. Ils/elles se retrouvent soudainement démunis, arrachés à leur vie quotidienne habituelle, leur liberté et leur paix sont menacées, leurs projets d’avenir ont été réduits à néant, ils/elles ont dû tout abandonner, dans le pire des cas même les membres de la famille plus âgés ou malades, car ceux-ci ne sont pas en mesure de prendre la difficile route de l’exil. Échoué·e·s dans des pays étrangers, ils/elles sont reconnaissant·e·s de l’aide qu’on leur apporte, mais ils/elles sont aussi en deuil, car plusieurs millions de personnes se trouvent encore dans les régions en guerre. Ils/elles partagent le même sort que 84 millions de réfugié·e·s dans le monde et il est impératif de les aider tou·te·s, quelle que soit la couleur de leur peau, de leurs yeux ou de leurs cheveux, sans tenir compte de leur nationalité, de leur religion ou de leur sexe. Nous, qui avons la chance de pouvoir vivre aujourd’hui en paix et en sécurité, le devons à tou·te·s les réfugié·e·s. Sans exception.