À Belém, au coeur de l’Amazonie, la COP30 s’annonçait comme un moment clé d’une nouvelle alliance mondiale pour les forêts tropicales prenant en compte les intérêts des peuples Autochtones, avec un afflux inédit de financements annoncés et la création du Tropical Forests Forever Facility (TFFF). Pourtant, cette « COP des forêts » a également mis en lumière un paradoxe profond : alors que la France revendique un rôle de puissance écologique grâce à ses territoires ultramarins, ces derniers restent largement marginalisés dans sa diplomatie climatique, y compris lorsque les négociations se déroulent aux portes de l’Amazonie française.
Cette marginalisation ne concerne pas seulement la visibilité des Outre-mer dans les espaces de négociation, mais renvoie à des rapports de pouvoir plus anciens, ancrés dans l’histoire coloniale et dans la manière dont l’écologie dominante a longtemps dissocié protection de la nature et justice sociale. À l’image de ce qu’explique Malcom Ferdinand lorsqu’il décrit la « double fracture écologique et coloniale”, la COP30 révèle combien les territoires ultramarins sont à la fois centraux pour la lutte climatique – par leurs forêts, leurs océans, leurs peuples – et relégués à la périphérie des décisions qui les concernent directement.
Les Outre-mer au cœur de la crise climatique, à la marge de la diplomatie
Les territoires ultramarins concentrent l’essentiel de la biodiversité française, la quasi-totalité de sa zone économique exclusive (ZEE) et des écosystèmes cruciaux pour la stabilité du climat, des forêts amazoniennes de Guyane aux récifs coralliens des Antilles et du Pacifique. Pourtant, cette centralité écologique ne se traduit ni dans la représentation politique des Outre-mer dans les instances climatiques internationales, ni dans la prise en compte systématique de leurs réalités dans les positions portées par la France aux COP. De la montée du niveau de la mer aux cyclones, en passant par les pollutions liées à l’extractivisme et à l’usage de pesticides, les Outre-mer incarnent les lignes de front de la crise climatique, où se cumulent vulnérabilités environnementales, inégalités socio-économiques et héritages coloniaux. Dans une perspective de justice climatique, cette situation révèle un double déplacement : les territoires qui subissent le plus les effets du réchauffement sont ceux dont la voix reste la moins présente dans les négociations, tandis que les bénéfices symboliques et diplomatiques de leurs ressources servent d’abord à renforcer le statut international de l’Hexagone.
Une « COP des forêts » qui reconduit les hiérarchies coloniales
Présentée comme un tournant pour la protection des forêts tropicales, la COP30 a été l’occasion d’annoncer de nouveaux engagements financiers et la création du Tropical Forests Forever Facility (TFFF), un mécanisme destiné à 74 pays forestiers dont au moins 20% des ressources doivent revenir aux peuples autochtones et aux communautés locales. Derrière ce progrès réel en matière de reconnaissance, la configuration même du dispositif révèle toutefois des lignes de fracture structurelles : ce sont les États qui restent les portes d’entrée obligées des financements, définissant qui est éligible, qui décide et qui accède effectivement aux ressources au nom des territoires et des peuples concernés.
Dans ce cadre, des territoires comme la Guyane française se retrouvent pris dans un angle mort juridique et politique : au cœur de l’Amazonie, couverte à près de 96% de forêt, elle n’est pas considérée comme un État bénéficiaire à part entière, tout en restant marginalisée dans la diplomatie climatique de la puissance européenne dont elle dépend. Ce paradoxe ne relève pas d’un oubli anecdotique, mais de la manière dont la colonialité continue de structurer l’accès aux mécanismes de justice climatique, en réservant le pouvoir de négocier, de signer et de recevoir les fonds aux capitales des États qui contrôlent ces dispositifs, au détriment des territoires qui subissent directement les impacts du dérèglement. Alors même que la participation autochtone à Belém a été présentée comme historique, de nombreuses organisations rappellent que moins d’une fraction des financements climatiques parvient effectivement, en accès direct, aux peuples autochtones et aux communautés locales qui protègent les forêts. La COP30 illustre ainsi un mouvement ambivalent : d’un côté, une reconnaissance accrue dans les discours et les vitrines institutionnelles ; de l’autre, la reproduction de rapports coloniaux où les mêmes États qui se proclament « puissances écologiques » gardent la main sur les ressources, les règles et la définition de ce qu’est une transition juste.
Des Outre-mer présents… et absents : les « oubliés » de la COP30
Si la Guyane a été fortement représentée à Belém, la situation des autres territoires ultramarins démontre une réalité plus brutale : nombreux sont ceux qui n’ont pas pu envoyer de délégation structurée, ou dont la présence s’est limitée à quelques individus portés par des réseaux militants ou académiques, sans mandat institutionnel clair. Cette absence n’est pas seulement logistique ou budgétaire ; elle prolonge un modèle déjà documenté lors des précédentes COP, où la France ne garantit pas systématiquement une représentation ultramarine dans ses délégations officielles, alors même que ces territoires concentrent une part majeure des impacts du dérèglement climatique. Dans les Antilles, dans l’océan Indien – où Mayotte cumule sécheresses, pénuries d’eau potable et impacts cycloniques – ou encore dans le Pacifique, les crises climatiques – cyclones de plus en plus intenses, érosion littorale, blanchissement des récifs, stress hydrique – se combinent à des héritages coloniaux lourds, à des scandales environnementaux comme le chlordécone, et à des inégalités économiques profondes. Pourtant, ces expériences restent largement marginalisées dans les grandes narrations diplomatiques françaises, qui continuent de parler de « leadership climatique » sans rendre visibles les voix et les luttes des populations ultramarines qui vivent au quotidien les frontières physiques et politiques de cette crise.
En miroir, l’émergence d’organisations comme la LCOY Guyane, de collectifs autochtones et afro‑descendants ou de réseaux jeunesse ultramarins témoigne d’un besoin urgent d’auto‑représentation, qui dépasse le simple désir d’ être présents dans les COP. Ces acteur·ices revendiquent de définir eux‑mêmes les termes de la justice climatique, en articulant les enjeux de forêts, d’océans, de santé, de racisme environnemental et de souveraineté, là où la diplomatie française tend à fragmenter ces sujets et à les traiter de manière technocratique.
Pour une diplomatie climatique, décentralisée, inclusive et co-construite : quelques lignes de rupture
La COP30 confirme que la question n’est plus seulement d’inclure les Outre-mer dans la diplomatie française, mais de transformer en profondeur les rapports de pouvoir qui structurent la production des positions françaises dans les négociations climatiques. Une diplomatie climatique décoloniale implique de reconnaître que les territoires ultramarins ne sont pas des marges à consulter ponctuellement, mais des sujets politiques à part entière, dont les savoirs, les luttes et les priorités doivent peser dans la définition même de ce que la France entend par justice climatique. Concrètement, cela suppose d’abord de rompre avec la logique de vitrine qui mobilise les Outre-mer pour renforcer le statut international de la France, sans leur garantir de pouvoir décisionnel réel. Une première ligne de rupture consiste à assurer, pour chaque COP, une représentation structurelle et plurielle des territoires ultramarins au sein des délégations officielles françaises, incluant systématiquement des femmes, des jeunes, des représentant·es autochtones et des collectifs de base, avec des critères de sélection transparents et des mandats clairs.
Une deuxième exigence est la démocratisation de l’accès aux espaces de négociation, par la mise en place de dispositifs pérennes de formation et de mentorat pour des négociatrices et négociateurs ultramarins, en lien avec les universités, les mouvements sociaux et les organisations autochtones. Cela implique aussi des financements dédiés pour permettre la présence régulière de délégations ultramarines aux COP, indépendamment des logiques clientélistes ou des arbitrages de dernière minute qui reproduisent les inégalités internes à l’espace français.
Enfin, une diplomatie climatique réellement transformatrice nécessite d’institutionnaliser la co‑construction des positions françaises dans une démarche décoloniale, à travers des espaces permanents de dialogue où États, collectivités ultramarines, peuples autochtones, organisations afro‑descendantes et chercheur·ses élaborent ensemble des mandats de négociation. Tant que les Outre-mer resteront des territoires subalternisés dans la fabrique de la politique climatique française, les mécanismes comme le TFFF ou les grands discours sur la protection de l’Amazonie et de l’océan continueront de reconduire des hiérarchies coloniales. Au lieu de désarmer ces rapports de pouvoir, ils risquent de les consolider sous couvert de justice climatique.
Ce qui se joue autour des Outre-mer, à la COP30 comme dans l’ensemble des forums climatiques, excède la seule question de l’équité ou de la représentativité. Tant que des mécanismes continueront de confier la maîtrise des ressources et de la parole à des centres de pouvoir déconnectés des réalités vécues dans ces territoires, les promesses de justice climatique ne feront que recouvrir la persistance des hiérarchies héritées et des silences imposés. Rompre avec cet ordre implique de reconnaître aux territoires ultramarins non pas un rôle consultatif, mais une capacité pleine et entière à imposer leurs propres cadres, à tisser des alliances transfrontalières et à co-définir les horizons de la transition, comme condition de possibilité d’une transformation véritablement réparatrice.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'autrice et ne reflètent pas nécessairement celles de la Fondation Heinrich Böll.