Votre profession ? Colonelle !

Portrait

Munyole Sikudjuwa Honorine est l'une des rares femmes à avoir occupé le grade de colonel en République démocratique du Congo. Elle a consacré sa vie à la lutte contre les violences sexuelles. La vie de cette policière, actuellement en poste à Bunia, dans la province d'Ituri, a toujours été rythmée par des déplacements dans des zones de conflit.

Temps de lecture: 9 minutes

Je compose le numéro... Au bout de deux sonneries, une voix lumineuse et enjouée me répond : « Oui, bonjour. Je suis prête pour l'entretien, je vous attendais. Une seconde, je me connecte à WhatsApp. » En ces temps incertains, où la COVID-19 continue de se répandre et les mesures et restrictions qui l'accompagnent se multiplient, le monde se réinvente. Ainsi, WhatsApp, Zoom et de nombreuses autres applications se sont inexorablement transformées en lieux de rencontre virtuels pour les journalistes et les personnes interviewées.

L'interface de l'application de messagerie instantanée me révèle une photo de profil qui semble avoir été méticuleusement choisie : on y distingue l'uniforme bleu marine de la police congolaise, un petit béret soigneusement mis en place, des tresses tombant sur ses épaules, des mains croisées comme pour faire appel à une puissance supérieure et des lunettes sont perchées sur son nez. Difficile d'imaginer qu'une telle image puisse être celle d'un policier en RDC. 

« J'ai débuté ma carrière dans la police à Bukavu, la capitale de la province du Sud-Kivu, dans l'est de la République démocratique du Congo. J'ai commencé en tant que capitaine de police chargée de la protection de l'enfance et de la lutte contre les violences sexuelles. J'ai pu abaisser les niveaux de violence sexuelle rien qu’en poursuivant les violeurs présumés. » Plusieurs secondes s’écoulent, la Colonelle Honorine prend le temps de se racler la gorge avant de poursuivre : « J'ai rassemblé toutes les preuves que j'ai pu trouver et les ai ensuite transmises aux autorités compétentes. » Elle se souvient qu'à ses débuts, cette unité de police était pratiquement méconnue, et les forces de l'ordre n’en avaient pas une haute estime. Déterminée et mue par la conviction que la société doit s’affranchir de ces criminels, Maman Colonelle (comme on l'appelle affectueusement) a réussi à donner un nouveau souffle à cette unité. À cette époque - à la fin des années 1990 et au début des années 2000 -, la région était en proie à des conflits armés et le nombre de femmes et de jeunes filles violées était en constante augmentation de semaine en semaine. Les corps des femmes prenaient des allures de champs de bataille entre divers groupes armés ; les vagins étaient cruellement découpés et déchirés à l’arme blanche et même des fillettes de trois mois furent violées. Le peuple a littéralement été abandonné à son propre sort.

Travailler aux côtés du lauréat du prix Nobel de la paix

Au milieu de ce chaos indescriptible, des hommes et des femmes courageux se sont soulevés pour dénoncer, aider à panser les blessures profondes, voire traquer ces agresseurs d’une violence inouïe et les traduire en justice. Celle qui deviendra quelques années plus tard la Colonelle Honorine n'est à l'époque qu'un simple officier de police voué à rendre justice. Elle a travaillé aux côtés d'un gynécologue dont la réputation s'étendait au-delà des murs de son hôpital, niché dans les collines autour de Panzi. Tandis qu’il contribuait à recoller les morceaux de la vie brisée des femmes, aussi bien physiquement que mentalement, elle appréhendait les auteurs de ces actes effroyables. Une vingtaine d'années plus tard, après avoir reçu un prix Sakharov et de nombreuses distinctions du monde entier, le gynécologue s'est vu décerner le prix Nobel de la paix. « À Bukavu, le docteur Mukwege et moi recevions des lettres anonymes de menaces. Mes enfants aussi ont été menacés. » Pour cette veuve, qui a élevé seule ses huit enfants, la peur semble palpable dès lors qu'elle évoque son impuissance face à des menaces qui ont eu une incidence directe sur la vie de ses enfants.

Derrière cet extérieur chaleureux se cache avant tout une mère, qui essaie d'élever ses enfants du mieux qu’elle peut tout en les protégeant des « dommages » collatéraux résultant de son travail, comme cette fois où l'un de ses enfants avait appris qu'il allait dans la même université que ceux d’un individu qu’elle avait appréhendé à Bukavu. La seule évocation de ce souvenir lui est pénible ; sa voix, jusqu'à présent si forte, commence à se briser, et sa respiration se fait moins profonde... Cette femme, dont le sens du devoir est inébranlable, devient triste et en colère. Parvenant à retrouver son calme, elle se ressaisit et entame le récit de cette histoire. « J'avais arrêté un homme à Bukavu et ses enfants étudiaient en Ouganda dans la même université que mon enfant. Lorsque leur père a été condamné, ils l’ont menacé, si bien qu’il a finalement dû quitter l'université. » La voix cristalline et puissante qui caractérisait la policière en début d’entretien a soudain été remplacée par celle d'une femme effrayée et sans défense. « Lorsqu'il s'agit de représailles, ce sont mes enfants qui en paient le prix. Outre ce terrible épisode en Ouganda, certains de mes enfants qui ont terminé leurs études ne trouvent pas de travail. Personne ne veut les engager sous prétexte que leur mère était une femme sévère qui a arrêté beaucoup de gens. » Si ce constat brise le cœur de la mère, la détermination de la policière ne faiblit pas : « En dépit des menaces qui pèsent sur ma famille, je me dis qu’il faut continuer à faire mon travail comme il se doit et à assurer une vie plus sûre aux autres. »

Lutter pour provoquer le changement 

La sécurité est un sujet qui lui est cher. Actuellement basée à Bunia, la Colonelle Honorine a d'abord travaillé à Bukavu, puis à Kisangani, et enfin à Mambasa. Pour cette femme, qui ne se considère pas comme une militante mais plutôt comme une citoyenne congolaise en quête de justice, le terme de « sécurité » est synonyme de mettre à l’abri, d’éloigner quelqu’un de tout danger ; un danger auquel elle a elle-même été confrontée à maintes reprises et qui l'a parfois empêchée d’accomplir son devoir. Et pourtant, aujourd'hui, lorsqu'elle se penche sur sa vie, elle est fière de voir l'impact qu'elle a eu dans les régions où elle a travaillé. Elle se souvient des élèves du Haut-Uele qui étaient tombées enceintes de leurs enseignants. « Les jeunes filles voulaient aller à l'école, elles aimaient leurs études, mais souvent on les enfermait dehors après les vacances, parce qu'elles avaient été mises enceintes par leurs camarades ou par leurs professeurs. J'ai expliqué à ces enseignants que ces enfants étaient comme les leurs et qu'ils devaient respecter la loi », explique-t-elle, avant d’ajouter : « Je me souviens d'avoir arrêté deux enseignants. Je les ai envoyés devant le procureur afin qu'ils servent d'exemple aux autres. Peu de temps après, j'ai constaté un réel changement. Les gens ont trouvé le courage de se présenter aux services de police et de signaler les cas de violence. »

Les hommes et les femmes sur un pied d'égalité !

Les changements qui s’augurent ont néanmoins fait l’objet de nombreux obstacles, que la Colonelle Honorine évoque avec un soupçon de colère. « Je ne dispose d’aucune ressource, alors que le travail que j'effectue nécessite des ressources », explique-t-elle, tout en soulignant la différence de traitement qu’il existe entre les hommes et les femmes au sein d'une même force de police : « Dans ma profession, les hommes disposent d'un budget suffisant, mais en tant que femme, je suis privée des ressources dont j’ai besoin. En outre, je gagne un maigre salaire. Je suis mère, j'ai plusieurs enfants et, en plus de ça, je suis veuve, ce qui fait que mes enfants vivent dans la misère. » Outre ces conditions de vie déplorables, Maman Colonelle raconte qu'elle a été victime de harcèlement de la part d'un de ses supérieurs. « Ce n'est pas parce que l’on travaille aux côtés des hommes que nous sommes épargnées par leurs avances... » Il y a un silence pendant une seconde ou deux, puis elle poursuit : « Lorsque vous montrez que vous ne direz pas automatiquement oui à tout ce qu'ils veulent, vous devenez une cible pour ceux qui sont au-dessus de vous. Nous, les femmes, devons apprendre à dire non. » Outre le harcèlement sur son lieu de travail, la Colonelle Honorine a cessé de compter le nombre de fois où ses ordres n’ont pas été appliqués ou ont été tout ignorés simplement parce qu'elle est une femme. « Dans le cadre de ma profession, les gens se sont montrés extrêmement injustes envers moi. Laissez-moi vous donner un exemple. Lorsque j'étais à Kisangani, j'ai arrêté des criminels, des violeurs... Bien souvent, j'ai demandé à ce qu'ils soient présentés au procureur. À ma grande surprise, j'ai découvert que mon supérieur les avait relâchés durant la nuit sans m'en informer au préalable. Cela a été source de problèmes pour moi et j'ai dû quitter la province pour aller travailler ailleurs, car il y avait des tensions avec mon supérieur. »

Celle qui a débuté sa carrière dans l'enseignement voit aujourd’hui plus que jamais des femmes occuper des postes à responsabilités en RDC. Lorsqu'on l'interroge sur les femmes qui l'inspirent, elle cite sans hésiter des noms tels que la députée Ève Bazaiba, l'actuelle présidente de l'Assemblée nationale en RDC Jeanine Mabunda, et la députée Geneviève Inagosi, qui a également fait campagne contre les violences sexuelles.

Pour Maman Colonelle, le secret d'une société dépourvue de violences sexuelles réside finalement dans quelque chose d’assez simple : « Les femmes doivent connaître leurs droits. Elles doivent défendre les droits des plus vulnérables et appliquer les articles de la résolution 1325 ». Voilà qui contribuerait à soutenir la lutte contre l'insécurité qui entrave inévitablement le développement du pays.