Elle s’est rendue en Serbie et en Albanie pour son dernier voyage officiel à l’étranger. Angela Merkel a toujours affirmé son attachement à l’intégration européenne des Balkans, elle s’est opposée à tous projets de partage territorial du Kosovo, mais la chancelière n’a-t-elle pas soutenu les régimes autoritaires, les « stabilocraties » de la région ? Et après elle, quelle sera la politique de l’Allemagne ?
Par Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, Le Courrier des Balkans
En choisissant l’Albanie et la Serbie pour son dernier déplacement officiel, les 13 et 14 septembre, Angela Merkel voulait lancer un double message avant de passer la main : le nouveau chancelier allemand devra « avoir un cœur » pour les Balkans, comme elle l’a souligné dans la conférence de presse qu’elle a tenu avec le Premier ministre albanais Edi Rama, et les négociations d’adhésion de Belgrade avec l’Union européenne ne trouveront pas un terme « avant d’avoir réglé le problème entre le Kosovo et la Serbie », a-t-elle glissé au Président serbe Vučić.
Angela Merkel n’a cessé de marteler que l’Allemagne devra continuer à soutenir l’intégration européenne des Balkans occidentaux, que la chancelière avait personnellement essayé de redynamiser dès 2014 avec le Processus de Berlin, malgré la frilosité de ses partenaires européens. Un processus dont elle rappelé ces derniers jours le caractère « central », malgré le lancement en 2019 de l’initiative du « mini-Schengen », devenu « Open Balkan », par les dirigeants d’Albanie, de Macédoine du Nord et de Serbie, une initiative considérée comme un pis-aller à une réelle intégration. C’est aussi en bonne connaisseuse de la région qu’elle s’est toujours opposée à toute ingénierie frontalière. « Quand l’hypothèse d’un échange de territoires entre le Kosovo et la Serbie avait l’oreille de certaines capitales occidentales, et en premier lieu de Paris, Angela Merkel a pesé de tout son poids pour enterrer la question », explique Jens Althoff, directeur du bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll, la fondation politique des Verts allemand.
Quelle « stabilité » ?
« Angela Merkel n’a jamais abandonné les engagements du Conseil européen de Thessalonique de juin 2003, elle n’a jamais abandonné la promesse faite aux pays des Balkans qu’ils deviendraient un jour membre de l’UE », souligne le politologue Srđan Cvijić, « mais elle a été incapable ou n’a pas voulu engager la puissance de l’Allemagne pour tenir cette promesse à certains moments cruciaux. Par exemple, elle a été incapable de convaincre la France et les Pays-Bas de ne pas bloquer l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord en 2019 et elle a été incapable de convaincre la Bulgarie d’abandonner son veto insensé contre Skopje ». Alors que les Balkans semblent redevenus un carrefour où se testent et se rencontrent les grandes puissances, Angela Merkel a également tenu à rappeler lors de son dernier voyage que l’Europe du Sud-Est représentait un intérêt géostratégique majeur pour l’ensemble du continent, en mettant en garde contre les influences d’autres acteurs géopolitiques, Chine, Russie et Turquie en tête.
Lors de sa visite à Belgrade, Angela Merkel a pourtant été vivement critiquée par Dragan Đilas, le chef du Parti de la liberté et de la justice, l’un des dirigeants de l’opposition serbe. « Qu’elle emmène donc Aleksandar Vučić dans ses bagages lorsqu’elle quittera la politique, car c’est elle qui l’a porté au pouvoir et l’y a maintenu tout ce temps », a-t-il lancé. Lors de cette dernière tournée d’adieu, la chancelière a en effet semblé donner un ultime adoubement à des dirigeants autoritaires et très critiqués de la région, Aleksandar Vučić ou le Premier ministre albanais Edi Rama. A-t-elle donc joué la carte de la « stabilocratie », cette pseudo-stabilité qui permet à des autocrates corrompus de se maintenir au pouvoir avec la bénédiction des Européens, au nom de la « stabilité » ? À mots couverts, c’est ce que reconnaît Srđan Cvijić, qui note que « peu importe ceux qui sont au pouvoir dans les Balkans occidentaux, du moment qu’ils garantissent des conditions favorables à l’épanouissement des intérêts économiques allemands, qu’ils coopèrent pour bloquer les réfugiés sur la route des Balkans, et surtout ne pas qu’ils ne font pas trembler trop fort le bateau… »
Cette politique peut-elle changer après les élections de dimanche ? « Quelle que soit la composition du prochain exécutif, Berlin continuera à soutenir l’intégration des Balkans occidentaux, la question ne fait même pas débat, ce qui est en soi une très bonne nouvelle », estime Jens Althoff. La question fait en effet consensus parmi les trois principaux partis qui ambitionnent de gouverner l’Allemagne, l’Union démocrate-chrétienne (CDU), le Parti social-démocrate (SDP), les Verts et même Die Linke (gauche radicale). Responsable du bureau régional de Belgrade de la Fondation Rosa Luxembourg, liée à Die Linke, Krunoslav Stojanovic rappelle que le parti soutient la perspective de l’intégration européenne des pays des Balkans, si celle-ci est souhaitée par les citoyens de ces pays, « même si Die Linke demeure critique sur les choix politiques de l’Union, notamment les politiques d’austérité ».
Les contours de la future coalition demeurent bien incertains. Les Verts seraient prêts à gouverner aussi bien avec la CDU qu’avec le SDP, mais la coalition devra-t-elle aussi inclure les libéraux du FDP ? « Malgré le consensus général, il y a des nuances : les libéraux veulent revenir à une stricte politique d’austérité, et on peut donc se poser la question des moyens qui seraient accordés à l’élargissement de l’UE si ces derniers pesaient d’un poids important dans la nouvelle coalition », reconnaît Jens Althof. L’hypothèse d’une coalition de gauche, réunissant le SDP, les Verts et Die Linke ne peut pas être écartée, mais la question serait alors celle de l’Otan, la gauche radicale étant traditionnellement hostile à l’Alliance atlantique.
« Les Verts veulent renforcer le projet européen et promouvoir la stabilité dans la région, mais en soutenant la société civile et une véritable démocratisation. Ils ne sont pas du tout pour la stabilité de façade et la politique à court-terme qui amène à soutenir des régimes autoritaires parce qu’ils sont perçus comme de bons interlocuteurs stratégiques », rappelle Jens Althoff. De fait, des forces écologistes jouent déjà un rôle politique majeur et nouveau dans la région, qu’il s’agisse du mouvement citoyen URA, membre du parti des Verts européen, décisif dans la chute du Parti démocratique des socialistes (DPS) de Milo Đukanović au Monténégro, ou bien de Možemo, la coalition de la gauche verte, qui a pris la mairie de Zagreb en mai dernier et qui s’impose comme une force montante sur la scène politique croate.
Le double défi des migrations
Angela Merkel est aussi entrée dans l’histoire pour avoir ouvert les frontières de l’Allemagne aux réfugiés en 2015 – plus exactement, souligne Jens Althoff, « elle a refusé de les fermer et l’accueil des réfugiés a été un grand succès en Allemagne, surtout grâce aux engagements des régions, communes et de la société civile ». Depuis, cette politique a été remise en cause par la fermeture de la route des Balkans, en mars 2016, et de nombreuses forces poussent en faveur d’une politique de fermeté, pas seulement l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, extrême droite), mais aussi certains courants au sein de la CDU et de son partenaire bavarois, l’Union sociale-chrétienne (CSU), voire même au sein du SPD. Seule Die Linke dénonce sans équivoque les nouveaux murs qui s’érigent dans les Balkans et le rôle joué par Frontex. Krunoslav Stojanovic rappelle l’attachement du parti à l’ouverture des frontières.
L’Allemagne est aussi la destination privilégiée des Balkaniques qui quittent massivement leurs pays d’origine, le même mouvement d’exode affectant toute la région, de la Croatie à la Bulgarie en passant par la Roumanie. Jens Althoff et Krunoslav Stojanovic sont unanimes à dénoncer la saignée que cet exode signifie pour les pays de départ, qui se vident de leurs experts, des jeunes cadres compétents dont la formation a pourtant été financée par ces pays. « Cette immigration est une chance pour l’Allemagne, et il serait temps de le reconnaître publiquement », rappelle Jens Althoff. « Mais elle pourrait aussi être une chance pour les Balkans si des jeunes, par exemple, pouvaient venir poursuivre leur formation ou une spécialisation en Allemagne avant de revenir dans leur pays. Bien sûr, en l’état actuel des choses, vu les énormes différences de salaire, c’est peu probable malheureusement. » Quelle que soit l’identité du ou de la future chancelière, il est bien certain que cet exode ne s’arrêtera pas.