Le 20 décembre 1972, Heinrich Böll reçoit le Prix Nobel de littérature, il est le premier écrivain d'Allemagne de l'Ouest de l'après-guerre à recevoir ce titre. A l'occasion du cinquantenaire de la réception de ce prix, nous publions le discours qu'il a prononcé.
Monsieur le Premier Ministre, Mesdames et Messieurs,
À l'occasion d'une visite en République Fédérale d'Allemagne, Sa Majesté le Roi de Suède a posé un regard savant sur les couches du passé dont nous venons, et sur lesquelles nous vivons. Peut-être l'un ou l'autre d'entre vous a-t-il aussi à l’occasion posé son regard sur ces couches. Ce sol n'est pas vierge ou même innocent et il n’a jamais trouvé le repos. Le pays convoité sur le Rhin, habitée par des convoiteurs, a eu de nombreux souverains, a conséquemment vu beaucoup de guerres. Des guerres mondiales, coloniales, nationales, régionales, locales, confessionnelles. Il a vu des pogroms, des expulsions ; et toujours des expulsés venaient d'ailleurs et d'autres étaient expulsés ailleurs. Et qu’on parlait allemand là-bas était trop évident pour qu'il ait fallu le démontrer à l’intérieur ou à l’extérieur. D'autres le faisaient, à qui le doux d ne suffisait pas, qui convoitaient un dur t. Teutsche.
Violence, destruction, douleur, incompréhensions se trouvent sur le chemin par lequel on arrive, depuis les couches d’un passé qui est passé vers un présent passager. Et les débris, les gravats et les décombres ne firent pas naître - pas plus que les déplacements vers l’est et vers l’ouest ne firent naître - ce qu’on aurait pu attendre après beaucoup, beaucoup trop, d'histoire : la sérénité ; probablement parce qu'on ne nous laissa jamais y parvenir ; l'un trop occidental, l'autre pas assez occidental ; l'un trop profane, l'autre pas assez profane. Toujours règne la défiance chez ces Démonstratifs-Teutschen, comme si la combinaison de l'occidental et de l'allemand n'était qu'une mystification de la nation entretemps devenue impie. Quelque chose devrait être certain : si ce pays devait jamais avoir eu quelque chose comme un cœur, il se trouvait là où le Rhin coule. C’était un long chemin de l'histoire allemande vers la République fédérale d'Allemagne.
Encore jeune garçon, j'entendais moi aussi à l'école le dicton sportif, que la guerre serait le père de toutes choses ; en même temps, j'entendais dire à l'école et à l'église que les pacifiques, les doux, les non-violents donc, posséderaient la terre promise. Jusqu'à la fin de sa vie, on ne peut se défaire de la contradiction meurtrière qui promet aux uns le ciel et la terre, aux autres seulement le ciel, et cela dans une contrée où l'Église aussi a convoité, atteint et exercé le pouvoir, jusqu'au jour d’aujourd’hui.
Le chemin qui mena ici fut un long chemin pour moi qui, comme des millions d’autres, revins de la guerre et ne possédais guère plus que les mains dans les poches, ne me distinguant des autres que par la passion de vouloir écrire et écrire encore. L'écriture m'a mené ici. Permettez-moi de ne pas tenir le fait de me trouver ici pour tout à fait vrai, quand je regarde en arrière et vois le jeune homme qui, après avoir été longtemps expulsé et longtemps balloté, est revenu dans une patrie expulsée ; n’ayant pas seulement échappé à la mort mais aussi au désir de la mort ; libéré, survivant ; Paix - je suis né en 1917 - juste un mot, ni un objet de souvenir ni une situation ; République, pas un mot étranger, juste un souvenir brisé. Je devrais ici remercier beaucoup de personnes, des auteurs étrangers, qui devinrent des libérateurs, qui libérèrent de l’enfermement l'étrangeté, l’étranger, qui en raison de sa matérialité, se retirait dans la singularité. Le reste fut conquête du langage dans ce retrait dans le matériau, dans cette main pleine de poussière, qui semblait se trouver devant la porte et qui était pourtant si difficile à prendre et à comprendre. Je voudrais aussi remercier pour beaucoup d'encouragement venant d’amis allemands et de critiques allemands, remercier aussi pour beaucoup de tentatives de découragement, car certaines choses surviennent sans guerre, mais rien, me semble-t-il, sans résistance.
Ces vingt-sept années furent une longue marche, pas seulement pour l'auteur, aussi pour le citoyen, à travers une dense forêt d'index levés qui provenaient de la dimension embrouillée de l'authenticité, au sein de laquelle les guerres perdues deviennent authentiquement gagnées. Bien des index étaient chargés à balles et avaient le point de pression de leur gâchette sur et en eux-mêmes.
Avec effroi, je pense à mes prédécesseurs allemands ici-même, qui au sein de cette maudite dimension d’authenticité ne devraient plus être des Allemands. Nelly Sachs, sauvée par Selma Lagerlöf, échappant de peu à la mort. Thomas Mann, expulsé et déchu de sa nationalité. Hermann Hesse, émigré hors de l’authenticité, qui depuis longtemps n’était plus citoyen allemand lorsqu'il fut honoré ici. Cinq ans avant ma naissance, il y a soixante ans, se tenait ici le dernier lauréat allemand de littérature à être mort en Allemagne, Gerhart Hauptmann, Il avait passé les dernières années de sa vie dans une version de l'Allemagne à laquelle, malgré quelques malentendus, il n'appartenait probablement pas. Je ne suis ni « un authentique » ni n’en suis authentiquement pas un, je suis un Allemand, ma seule pièce d'identité valide, que personne n'a à me délivrer ou me prolonger, est la langue dans laquelle j'écris. Comme tel, comme Allemand, je me réjouis du grand honneur. Je voudrais remercier l'Académie suédoise et le pays de Suède pour cet honneur, qui probablement ne s’adresse pas seulement à moi, mais aussi à la langue dans laquelle je m'exprime et au pays dont je suis citoyen.
Texte original en allemand : Les Prix Nobel en 1972, Éditeur Wilhelm Odelberg, [Foundation Nobel], Stockholm, 1973. Copyright © La Fondation Nobel 1972.
Traduction française par Bertrand Brouder.