Résistance contre l’extrême droite : pourquoi avoir attendu si longtemps ?

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L’enquête du média « Correctiv » a déclenché ce qui faisait défaut depuis longtemps : un large mouvement de résistance contre l’extrême droite. Les occasions n’ont pourtant pas manqué dans le passé. Le terrorismed’extrême droite, du NSU[1] à Hanau, les attentats contre les centres d’accueil pour réfugié·e·s ou la violence contre les politicien·ne·s locaux·ales n’ont pas motivé des centaines de milliers de personnes à descendre dans la rue. Alors pourquoi maintenant, interroge notre chroniqueur Hakan Akçit. Il plaide pour que les ennemi·e·s de la démocratie soient combattu·es avec tous les moyens de l’État de droit.

 

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Manifestation "Ensemble contre l'extrême droite" sur la place de l'Opéra à Hannovre le 20 janvier 2024

Depuis les révélations de la rédaction du média Correctiv le 10 janvier 2024 sur une rencontre entre des représentants de la politique, de l’économie et de l’extrême droite, qui projettent, en cas de prise de pouvoir, de se débarrasser des migrant·e·s et des opposant·e·s politiques il ne se passe pas un week-end sans que des manifestations contre l’extrême droite, le racisme et l’AfD n’aient lieu dans les villes allemandes. D’où vient ce réveil, qui a tiré de sa léthargie de larges pans de la société, elle qui s’avère d’habitude plutôt impassible ? Qu’est-ce qui est venu rappeler qu’une démocratie digne de ce nom doit aussi être défendue contre les ennemi·e·s de la Constitution ?

Mieux vaut tard que jamais : la majorité silencieuse hausse enfin le ton

Ce ne sont pas les meurtres terroristes de droite du NSU, qui ont exécuté neuf migrant·e·s et une policière allemande entre 2000 et 2007. Ce n’est pas non plus la résolution ou le traitement lacunaire de ces crimes terroristes. Ils ont plutôt suscité d’autres questions, notamment sur l’utilisation douteuse d’hommes de confiance des renseignements (V-Männern) et le rôle, disons, malheureux de la protection des services de renseignement interne allemand, l’Office fédéral de protection de la constitution. Ce n’est pas l’assassinat de Walter Lübcke[1], motivé par des raisons politiques, exécuté de sang-froid par un extrémiste de droite. Ni non plus l’attentat de Hanau qui a constitué la goutte qui a fait déborder le vase. Ce ne sont pas les nombreux messages racistes et antisémites des membres des services de sécurité dans divers groupes de discussion sur Messenger. Ni l’accès du NSU 2.0 à des données sensibles sur les citoyen·ne·s. Pas plus que les menaces ou la violence à l’encontre d’élu·e·s locaux·ales. Ni les propos racistes et xénophobes restés impunis de différents politicien·ne·s de l’AfD lors de manifestations politiques, qui ont déclenché les manifestations actuelles.

La plupart des gens ont vu dans les reportages des médias la quantité de crimes et faits qui attestent le danger croissant de l’extrémisme de droite, la constance du racisme et de la xénophobie larvée dans de nombreux pans de la société. Pourtant, ils sont restés plutôt désinvoltes, passifs et n’ont pas réagi. Tous ces événements devraient pourtant faire rougir de honte les vrai·e·s démocrates. Chacun devrait se poser la question suivante : dans quelle dérive brune l’Allemagne sombre-t-elle ? Avons-nous dévié de l’image mondialement reconnue de notre démocratie ? Comment se fait-il que des racistes et des extrémistes de droite siègent à nouveau au Bundestag ? Pourtant, rien de tout cela ne s’est produit. Sauf le jour où Correctiv a relaté la rencontre en question dans un hôtel de campagne près de Potsdam. Alors soudainement, la résistance contre l’extrême droite s’est formée et chaque jour, de plus en plus de personnes ont participé aux manifestations. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi pas beaucoup plus tôt ?

Le mot Remigration a tout déclenché. Ou plus exactement ce que les extrémistes de droite désignent par ce mot. Remigration, littéralement se débarrasser des « personnes de culture étrangère », les expulser, les déplacer, en d’autres termes : les déporter, de préférence avec une cruauté bien tempérée, ainsi que l’a décrit Höcke[2] en 2018. Le mot déportation a réveillé même les démocrates les plus assoupi·e·s : on se sentait fatalement renvoyé au chapitre le plus sombre de l’histoire allemande, ou comme Gauland[3] a pu le qualifier autrefois, à la bagatelle (Vogelschiss). C’est finalement cette association de termes qui a poussé la société civile dans la rue. C’est elle qui l’a sortie de la léthargie oisive dans laquelle elle se complaisait. Pas les meurtres de concitoyen·ne·s immigré·e·s ou les nombreux incendies criminels de ces dernières années dans les centres d’accueil pour réfugié·e·s. Les protestations de masse ou la mobilisation, comme les manifestations actuelles, n’ont malheureusement pas eu lieu à l’époque. Et quand on interroge les proches des victimes et les survivants de Hanau ou du NSU sur la période qui a suivi les attentats meurtriers, tous·tes éprouvent le même sentiment. Ils se sentent abandonnés par la société, la politique et l’État.

Le combat contre l’extrême droite commence dans son propre entourage

Quelle est cependant l’efficacité de ces marches contre l’extrême droite, auxquelles on a déjà assisté dans les années 90 après Mölln et Solingen, lorsque l’on sait que depuis les horribles incendies criminels d’il y a 30 ans et malgré les initiatives citoyennes d’alors, des meurtres racistes d’extrême--droite ont continué à être perpétrés. Que le nombre d’actes violents ne cesse d’augmenter. Opposez-vous dès le départ, plus jamais ça, c’est toujours d’actualité ou il est minuit moins cinq sont des slogans qui font bien sur les affiches et ils possèdent certainement un fond de vérité. Mais ils ne restent que des paroles en l’air si l’on n’engage pas la lutte contre le racisme et l’extrémisme de droite dans son propre entourage. Chacun doit se demander ce qu’il ou elle fait chaque jour contre le racisme. Que ce soit au travail, au club de sport, à la table des habitué·e·s du café, auprès de ses ami·e·s, de sa famille ou sur les réseaux sociaux. Selon certains sondages et baromètres politiques récents, environ 20 % des électeur·trice·s allemand·e·s voteraient pour un parti d’extrême droite comme l’AfD. D’un point de vue statistique, une personne sur cinq dans la rue ou dans la vie quotidienne ne verrait aucun inconvénient à ce que des personnes soient remigrées. Ou, comme formulé par Gauland en 2017 en faisant référence à la déléguée à l’intégration de l’époque, Aydan Özoğuz, renvoyées en Anatolie, qu’il s’agisse de citoyen·ne·s allemand·e·s ou de migrant·e·s.

Depuis 2021, le débat sur la présence d’éditions d’extrême droite à la Foire du livre de Francfort montre combien la société allemande est ébranlée depuis des années par les agitateur·rice·s d’extrême droite et les citoyen·ne·s en colère. On les retrouve principalement, mais pas seulement, au sein du parti de  l’AfD. Cette année, la direction de la Berlinale ne s’est pas non plus honorée : elle a invité officiellement des député·e·s de l’AfD, membres de la Commission culturelle du Bundestag, à l’ouverture de la Berlinale 2024, et cela alors que depuis des semaines des centaines de milliers de personnes manifestent contre l’extrême droite, avant de les désinviter lorsque la critique est devenue trop forte. Ces deux exemples reflètent le dilemme qui anime la société et son prétendu cordon sanitaire. Il est navrant de devoir sans cesse invoquer le paradoxe sur la tolérance de Karl Popper pour expliquer aux défenseur·e·s acharné·e·s du dialogue ouvert, tolérant·e·s envers les idées différentes, fussent-elles hostiles à la démocratie, aux étrangers, et aux droits humains, qu’être tolérant avec les intolérants aboutit à l’abolition même de la tolérance.

Utiliser tous les moyens à la disposition de l’état de droit

Nombreuses sont les personnes convaincu·e·s que l’arrêt des pratiques de l’extrême droite dans notre politique et notre société requiert non seulement une réflexion sur l’interdiction de l’AfD, mais aussi sur son application et le courage que cela implique.  Et puisque nous y sommes, ne serait-il pas logique de priver de ses droits civiques (article 18) le fasciste Björn Höcke, plutôt que d’en discuter mollement dans les médias pendant quelques jours ? Celui qui parle de cruauté bien tempérée pour mettre en œuvre un projet de remigration d’envergure et qui utilise régulièrement le vocabulaire nazi dans ses discours n’a pas sa place dans la politique allemande. Ce n’est pas avec des débats désabusés que l’on combat le racisme et l’extrémisme de droite. On ne gagne pas la bataille contre l’extrême droite en essayant de conquérir des cœurs bruns ou en prêtant une oreille compréhensive à l’agitation de droite et à la haine raciste. On combat les ennemi·e·s de la démocratie et de la paix sociale avec tous les moyens dont dispose l’État de droit. Cela comprend aussi bien des poursuites pénales cohérentes et une élucidation sans faille des crimes d’extrême droite que la mise en application de mesures contre les agissements de cette dernière au sein des services de sécurité et des institutions allemandes.

 

Ce qui se passe actuellement dans les villes allemandes est utile et urgent. Reste à savoir si l’Allemagne sera enfin secouée ou si le cordon sanitaire contre l’extrême droite dont il est tant question finira par devenir tangible. Il est manifestement trop tôt pour se féliciter. Cette année, trois élections régionales importantes sont attendues en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg, et on verra si les révélations de Correctiv et les manifestations à l’échelle nationale empêcheront les  électeur·rice·s protestataire·s de voter pour un parti d’extrême droite. La population immigrée est plutôt sceptique et réservée. Elle n’est pas seulement inquiète de l’AfD et ses électeur·rices potentiel·le·s mais l’est également vis-à-vis des acteur·rices des partis démocratiques au niveau des Länder qui ne sont pas convaincaint·e·s quant à l’exclusion réelle de toute coopération avec l’AfD. Et avec Merz[4], Söder[5], Aiwanger[6] et Kubicki[7], qui se présentent comme les quatre cavaliers de l’apocalypse, un désastre bleu-brun plane également sur les élections fédérales de 2025.

 

heimat.kolumne (chronique locale) constitue un nouveau format sur la culture. L’essayiste Liane Bednarz et l’écrivain Hakan Akçit y interviennent régulièrement dans le cadre de débats actuels autour de la lutte contre l’extrême droite et la défense d’une société ouverte et plurielle. Liane Bednarz écrit dans une perspective libérale-conservatrice. Elle se focalise sur la ligne qui sépare la pensée conservatrice de la pensée de la nouvelle droite, Hakan Akçit écrit dans une approche post-migratoire. Il met l’accent sur les communautés immigrées et la lutte contre le racisme.


[1] N. du T. : NSU, Nationalsozialistischer Untergrund (Parti national-socialiste souterrain). Groupe terroriste allemand d’extrême droite.

 


[1] N. du T. : NSU, Nationalsozialistischer Untergrund (Parti national-socialiste souterrain). Groupe terroriste allemand d’extrême droite.


[1] N. du T. : Walter Lübcke, membre du parti conservateur chrétien (CDU) allemand

[2] N. du T. : Björn Höcke, Président du groupe parlementaire de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) au Parlement régional de Thuringe

[3] N. du T. : Alexander Gauland, homme politique allemand, dirigeant de l’AfD

[4] N. du T. : Friedrich Merz, Président de l’Union chrétienne-démocrate (CDU)

[5] N. du T. : Markus Söder, Président de l’Union chrétienne-sociale de Bavière (CSU)

[6] N. du T. : Hubert Aiwanger, Vice-ministre-président de Bavière

[7] N. du T. : Wolfgang Kubicki, Vice-président du Bundestag – membre du Parti libéral-démocrate (FDP)