Retour sur la conférence "30 ans après la chute du Mur, quoi de neuf à l'est ?", organisée dans le cadre de DEEP - Discussions on Eastern Europe Policies, un format de rencontres entre experts, journalistes, chercheurs et politiques allemands, français, polonais, russes et ukrainiens. Si la chute du Mur a été, en 1989, un bouleversement politique porteur d'espoir, marquant la fin de décennies de divisions de l’Europe d’après-guerre, entre Est et Ouest, comment expliquer que l'Europe soit encore aujourd'hui face à de nombreuses divisions, et comment les surmonter ? Quelles sont les perspectives et les espoirs pour une Europe de paix et de sécurité pour les décennies à venir ?
Novembre 2019. Toute l’Europe célèbre les trente ans de la chute du mur de Berlin. En 1989, cet événement unique était porteur d’espoir, l’espoir d’une Europe unie de Lisbonne à Vladivostok. L’ouverture des frontières signifiait le début d’une nouvelle ère, celle de la réconciliation de l’Est et de l’Ouest. Mais trente ans après, force est de constater que la situation est loin d’être idéale : des conflits de voisinage gelés persistent, les état-membres ne trouvent pas de consensus en matière de sécurité et de politique étrangère, l’Europe semble plus divisée que jamais. C’est sur la base de ce constat que la Fondation Heinrich Böll a organisé, en coopération avec l’université paris II Assas, la conférence sur le thème “30 years after the Fall of The Berlin Wall : How divided is Europe today ?” Pour répondre à cette question épineuse, la Fondation a invité un panel international composé de :
- Evgeny Gontmakher, membre du groupe d’expertise “European dialogue” à Moscou
- Wilfried Jilge, spécialiste de l’Europe de l’Est pour le think tank berlinois DGAP
- Jacek Kucharczyk, président de l’Institut des Affaires Publiques de Varsovie
- Hanna Shelest, Rédactrice en chef d’Ukraine Analytica et membre du centre de recherche en politique étrangère “Ukrainian prism” à Kiev et à Odessa.
Le débat, qui se déroule à l’Université Paris II Assas devant un parterre d’étudiants, est modéré par le professeur de Sciences politiques Jean-Vincent Holeindre.
Wilfried Jilge ouvre la conférence avec un aperçu de l’évolution de la situation géopolitique de ces trente dernières années : pour le chercheur, nous assistons à la fin d’un système de règles qui était plus ou moins en vigueur depuis 1989. En effet, la Russie revient progressivement dans ses anciennes zones d’influences (l’Europe de l’Est, les Balkans, mais aussi la Syrie ou l’Afghanistan) et s’impose en médiateur dans ces régions, alors que l’UE ne parvient pas à trouver de consensus sur son rôle et sur son rapport à la Russie. Pour Jilge, il est urgent et vital d’avoir une véritable discussion sur les enjeux et les stratégies de sécurité, qui ont un impact réel sur la société et l’économie. Selon lui, cette discussion devra absolument inclure les partenaires de l’Est, qui sont pour l’instant laissés de côté.
Mais si l’on a tendance à parler d’un désengagement ou d’un désintérêt de l’Europe de l’Est pour l’UE, il est cependant difficile de généraliser. Depuis la chute du mur, chaque pays a suivi une évolution qui lui est propre. Jacek Kucharczyk, de l’Institut des Affaires Publiques de Varsovie, montre par exemple comment l’exemple polonais vient contredire cette rhétorique de “doom and gloom”. En effet, dans l’opinion publique polonaise de ces trente dernières années, la transition vers la démocratie et l’économie de marché est considérée comme un véritable succès. La population polonaise est également convaincue que l’appartenance à l’UE et à l’OTAN est un bénéfice, pour elle comme pour le pays. L’analyse de l’opinion publique tend donc à réfuter la thèse selon laquelle l’Europe centrale se détourne de l’Europe et de l’OTAN. Cela étant dit, les politiques menées actuellement en Pologne posent problème. Si le gouvernement n’a jamais ouvertement remis en cause l’appartenance de la Pologne à l’UE et à l’OTAN - il a fait campagne sur des thèmes éminemment domestiques - ses actions dénotent une certaine méfiance à l’égard de ces institutions. Pour Kucharczyk, force est de constater que la Pologne ne représente plus les valeurs de l’UE à l’Est, qu’elle a perdu son statut d’exemple. Malgré le soutien pour l’UE et l’OTAN dans la société, conclut-il, la Pologne est dans une situation délicate, car sa situation politique l’empêche de contribuer à ces institutions.
La Russie a, elle aussi, suivi une évolution très particulière pendant ces trente dernières années. Comme l’explique Evgeny Gontmakher, du groupe moscovite “European dialogue”, des efforts sont faits dans l’après-1989 pour introduire l’économie de marché, faire respecter l’état de droit et les droits de l’homme. Les relations avec les pays de l’Est deviennent relativement cordiales. Le pays est prêt à rejoindre l’UE et l’OTAN. Alors que s’est-il passé ? Pour Grontmakher, la situation commence à se détériorer dans les années 2000 : la Russie est prête à se rapprocher de l’Ouest, mais l’Ouest ne réagit pas à ses propositions. Parallèlement, l’OTAN entreprend des actions militaires en Yougoslavie, sans consulter la Russie ce qui envenime la situation. Grontmakher souligne également la crise d’identité qui frappe la Russie à cette période. Il rappelle que, si les pays baltes et d’Europe de l’Est faisait partie de l’Europe avant la 2de guerre mondiale, ce n’est pas le cas de la Russie. La Russie, elle, sort de 70 ans de communisme, et a à sa tête des anciens du régime soviétique. Une identité russe conflictuelle, l’inaction de l’Ouest et des gains d’argent important pour la Russie mènent immanquablement à la crise. Désormais, la Russie considère l’UE comme faible, notamment depuis la crise des réfugiés de 2015, et veut être un nouveau leader mondial au même titre que la Chine et les États-Unis.
Quelles sont les perspectives d’avenir ? demande le modérateur Jean-Vincent Holeindre. La relation entre la Russie et l’Ouest peut-elle encore évoluer ? Pour Grontmakher, tant que Poutine gardera le pouvoir, il poursuivra sa politique de “light soviet union”. La seule issue possible serait, à moyen terme, un changement générationnel. La société russe reste très conservatrice et mettra toujours la Russie en priorité, mais les nouvelles générations seront surement plus ouvertes à la discussion avec l’UE et l’OTAN, car elles aspirent au même mode de vie. En vérité, conclut Grontmakher, on ne sait pas ce qui va se passer. Mais il est certain qu’une nouvelle ère s’ouvrira après Poutine, et qu’il faudra être prêt.
C’est au tour d’Hanna Shelest, rédactrice en chef d’Ukraine Analytica et membre du centre de recherche “Ukrainian prism”, de prendre la parole. Interrogée sur la “crise ukrainienne” et les enjeux de sécurité, la chercheuse tient tout d’abord à faire un point sémantique. Pour elle, il ne s’agit pas d’une “crise ukrainienne”, dans le sens où l’annexion de la Crimée n’est pas une “crise” mais une “agression”. Elle préfère le terme de “crise de l’UE” ou de “guerre russo-ukrainienne”. Quant à la question de la sécurité, elle est complexe. En Europe après 1989, il n’y a plus de conflit. On ne parle que de sécurité économique ou environnementale. Mais en Ukraine, dès le début de la guerre en 2014, on évoque à nouveau la sécurité des frontières, la sécurité “dure”. En Ukraine, il y a une véritable situation d’insécurité. S’agit-il d’une nouvelle “guerre froide” lui demande-t-on ? La guerre froide avait des règles, explique Shelest. Il y avait des normes, une forme de “gentlemen’s agreement”. Aujourd’hui, on est confronté à de l’ingérence dans les élections, à des cyberattaques, à la violation d’accords internationaux… Il n’y a plus de règles, ni d’anciennes ni de nouvelles.
Shelest clôt son intervention sur le constat suivant : l’Europe prend ses valeurs pour acquise. En 1989, on s’est battu pour avoir la liberté de choisir. En 2014, l’Ukraine s’est également battue pour conserver cette liberté. Mais aujourd’hui, l’Europe a oublié qu’elle devait toujours lutter pour ses valeurs. Et la chercheuse de conclure :
“ces trente dernières années on a cru que la construction européenne était achevée, complète. On a oublié de faire des choix. Maintenant, la seule question est celle-ci : êtes-vous prêts à vous battre pour vos valeurs ?”
Les questions du public ne se font pas attendre. La plus pressante : quel est l’état de la démocratie aujourd’hui à l’Est de l’Europe ? En ce qui concerne la Russie, Grontmakher est catégorique : le régime russe n’est pas démocratique. 70 % de l’économie est contrôlée - directement ou indirectement - par l'État, qui a ainsi une emprise sur les autres institutions. Pour lui, la mentalité russe typique ne connaît pas la démocratie. Le seul moyen de la développer serait de l’introduire sur le plan individuel, à travers un engagement local. Pour Shelest, l’Ukraine n’est devenue une démocratie que très récemment, dans les années 2000. Elle craint que la situation ne se dégrade rapidement. Quant à la Pologne, elle présente un paradoxe. On observe un recul démocratique évident, selon Kucharczyk, alors même que la population est convaincue du caractère démocratique de son gouvernement. Les membres du gouvernement se présentent même comme les “vrais démocrates” car ils font ce que veut le peuple, même s’il s’agit de démanteler l’état de droit. Mais cela n’est pas une spécificité polonaise, conclut Kucharczyk. Cela concerne le Royaume-Uni, les États-Unis, et tout l’Ouest. C’est le grand défi occidental que nous devons relever.