Taxonomie européenne et nucléaire : un problème de définition

Analyse

Le règlement de l’UE sur la taxonomie durable – c’est-à-dire la liste des activités vertes qui contribuent à la transition écologique – est actuellement en discussion. Conçue au départ au moyen de critères clairs et objectifs définis par des experts et des chercheurs, et fondée sur de solides données scientifiques, cette taxonomie européenne avait tout pour devenir la première norme internationale définissant les investissements verts. Mais depuis, le débat ayant été phagocyté par les groupes de pression et les gouvernements, l’approche initiale centrée sur la science a été remplacée par une approche centrée sur les intérêts politiques nationaux.

Centrale nucléaire
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Réacteurs nucléaires

Le débat politique tourne désormais autour de deux formes d’énergie qui avaient été exclues au départ : le nucléaire et le gaz fossile. Dans quelle mesure ces discussions peuvent-elles saper cette taxonomie, qui constitue un outil potentiellement décisif pour accroître les investissements dans la transition écologique, et pourquoi ces deux formes d’énergie devraient-elles en être exclues ?

L’objectif de cette taxonomie durable est de définir quelles activités sont « vertes » et peuvent faire l’objet d’investissements et de financements publics et privés, contribuant ainsi à satisfaire les objectifs du pacte vert pour l’Europe et à atteindre la neutralité carbone en 2050. Elle a pour but de codifier ce qui est durable sur le plan environnemental et ce qui ne l’est pas.

Cet outil pourrait véritablement changer la donne en matière d’investissements, mais encore faut-il qu’il soit bien conçu. Six objectifs environnementaux ont été définis[1], et pour qu’un investissement soit qualifié de vert, il doit contribuer à l’un d’eux et ne pas nuire aux cinq autres, selon le principe consistant à « ne pas causer de préjudice important »[2]. Une activité qui favorise la réduction des émissions n’est pas obligatoirement une activité qui ne nuit pas à la biodiversité, par exemple.

Les débats prennent une tournure de plus en plus politique et de moins en moins scientifique et objective. Le lobby qui souhaite ajouter le nucléaire à la liste exerce une forte pression, surtout depuis la sortie du dernier rapport du Centre commun de recherche (JRC) qui recommande d’inclure le nucléaire à la liste « verte », alors que celui-ci en avait été exclu au départ.

Ce centre a été créé dans les années 1950 en tant que centre de recherches nucléaires, et même s’il a élargi son champ d’action depuis, il reste étroitement lié à Euratom (organisme public chargé de coordonner la recherche sur l’énergie nucléaire au niveau européen). On peut donc considérer le rapport que le JRC a publié en mars 2021 comme étant de parti pris au vu des liens qu’il entretient avec l’industrie nucléaire[3].

Le premier rapport sur la taxonomie de l’UE, publié en mars 2020 par le groupe d’experts techniques, avait recommandé l’exclusion du nucléaire pour non-respect du principe consistant à « ne pas causer de préjudice important » aux six objectifs environnementaux[4].

Concernant le climat, tout d’abord, le nucléaire peut être considéré comme une énergie pour ainsi dire sans carbone puisqu’il émet très peu de CO2. Mais il s’agit d’une technologie coûteuse et lente qui n’est pas compatible avec l’urgence climatique à laquelle le monde est confronté. Selon le GIEC, en effet, il faut entre 10 à 19 ans à une centrale nucléaire pour être opérationnelle. Il ne s’agit donc pas d’une source d’énergie qui peut être rapidement déployée pour remédier à la crise actuelle. L’industrie nucléaire n’est pas en mesure de s’adapter au changement climatique[5], car, très gourmande en eau, elle peinera à s’adapter à sa raréfaction et aux vagues de chaleur qui devraient se multiplier au cours des prochaines décennies.

Le nucléaire ne favorise pas non plus la transition vers une économie circulaire du fait de ses déchets radioactifs et du caractère fini des gisements d’uranium. Concernant la prévention et le contrôle de la pollution, on sait qu’il existe un risque très élevé de pollution en cas d’accident nucléaire, eu égard notamment à la radioactivité sur le long terme, et le coût du contrôle d’une telle pollution serait excessif. Enfin, l’énergie nucléaire a également un impact sur la biodiversité et sur les ressources aquatiques et marines puisque l’eau qu’elle rejette est à une température élevée, ce qui affecte l’environnement immédiat des centrales.

Le risque si l’on inclut le nucléaire dans la taxonomie est de voir les investissements et les financements être redirigés vers une forme d’énergie onéreuse qui n’offre pas de réponse efficace ni rapide à la crise climatique actuelle. Faire entrer l’énergie nucléaire dans la catégorie des sources d’énergie renouvelables relancerait les investissements dans cette industrie, qui relève essentiellement du secteur public en France et qui coûte de plus en plus cher (le coût de l’électricité produite par les nouvelles centrales devrait se situer entre 70 et 90 euros le mégawattheure[6], contre 50 à 65 euros pour celle produite par les sources renouvelables). Cela priverait en outre les sources d’énergie renouvelables, cruciales pour l’action climatique, d’importants financements.

On ne peut faire fi du contexte politique des négociations si l’on veut expliquer le débat autour de l’inclusion du nucléaire. Au niveau européen, plusieurs pays sont opposés à l’énergie atomique, qui est un sujet sensible. Il était prévu que la question du nucléaire soit abordée ultérieurement, mais le report du projet actuel suite à la pression exercée pour inclure le gaz fossile a lancé le débat, et d’intenses efforts de lobbying ont été faits pour que la question nucléaire soit traitée concomitamment. Le sort des deux sources d’énergie s’est donc retrouvé lié dans les négociations. Le gaz fossile a été à juste titre exclu dès le départ, mais la Commission européenne étudie à nouveau la question suite aux pressions de dix États membres, dont la Pologne et la Hongrie[7], qui souhaiteraient le voir qualifié « d’énergie de transition ». La France joue un rôle central dans ce débat[8]. Si elle est restée fort silencieuse au sujet du gaz fossile ces derniers mois, le président français Emmanuel Macron s’est montré beaucoup plus impliqué concernant l’énergie nucléaire puisque, au côté de six pays progaz fossile (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Roumanie, Slovaquie et Slovénie), il a signé une lettre appuyant son inclusion. Ce camp a reçu le soutien de 46 ONG pronucléaire sous la forme d’une lettre adressée le 27 mars 2021 à Ursula von der Leyen (présidente de la Commission européenne) qui allait dans le même sens[9]. Cette coalition montre que les lobbys de l’énergie nucléaire et du gaz fossile font front commun pour faire entrer les énergies préjudiciables dans la taxonomie européenne[10].

On observe toutefois une forte mobilisation de la société civile en faveur d’une taxonomie crédible, près de 1 000 professionnels de la finance durable ayant écrit à la Commission européenne le 8 avril 2021 pour réclamer une réglementation fiable sur la finance durable et critiquer la présence du gaz fossile et de l’énergie nucléaire[11]. En décembre 2020 déjà, 130 ONG avait déclaré que le gaz fossile avait été à juste titre exclu et qu’elles étaient opposées à l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie.

L’inclusion du gaz fossile et de l’énergie nucléaire causerait un tort considérable à la taxonomie durable de l’UE, et ce qui pourrait être un puissant outil deviendrait un instrument d’écoblanchiment des investissements et des financements. Si elle échoue à adopter une véritable taxonomie verte, l’UE manquera l’occasion de promouvoir dans le reste du monde une vision forte du pacte vert pour l’Europe et d’affirmer son rôle de leader.

 

[1] Il s’agit des domaines suivants : transition vers une économie circulaire, prévention et contrôle de la pollution, protection et restauration de la biodiversité et des écosystèmes, utilisation durable et protection des ressources aquatiques et marines, atténuation du changement climatique et adaptation au changement climatique.

[5] Je me permets de m’écarter de l’anglais, car il me semble qu’ici, il s’agit davantage d’adaptation au changement climatique que d’atténuation. [N.d.T.]

[11] 08.04.2021-Open-Letter-to-EU-Commission-on-credible-Sustainable-Finance-rules-MEP-GIEGOLD-and-951-signatories.pdf (sven-giegold.de). Extrait : « En aucun cas les centrales conventionnelles au gaz et autres infrastructures de même type ne doivent être considérées comme des mesures d’atténuation des gaz à effet de serre ou des mesures d’adaptation. [...] Les investissements dans l’énergie nucléaire et dans des formes non durables de foresterie ne doivent pas non plus être considérés comme « durables ». »