Victime de l’érosion due au changement climatique et à un barrage hydroélectrique, la langue de terre où s’accroche le village ivoirien de Lahou-Kpanda est rongée chaque année par les eaux montantes de l’océan Atlantique. Seule solution : défaire le barrage... ou partir.
Lahou-Kpanda (Côte d’Ivoire), reportage
Sur la plage de Lahou-Kpanda, les longues pirogues de pêche peintes de drapeaux étrangers et d’étendards de foot sont bloquées sur le sable. Depuis quelques jours, la mer est « gâtée » (démontée), les vagues sont impressionnantes, et il est impossible de naviguer sur l’une des eaux les plus poissonneuses du pays. « C’est devenu trop dangereux ici, je ne sais pas si on va rester », s’interroge Steven, l’un des nombreux pêcheurs ghanéens, en pleine réparation d’un filet troué, « pour passer le temps ».
Depuis plusieurs années, les assauts de la mer ne cessent de ronger les côtes de « Lahou », petit bout de presqu’île coincé entre l’océan Atlantique, le fleuve Bandama et la lagune Tagba. L’isthme, large de 2 km dans les années 1920, s’étend sur moins de 200 mètres aujourd’hui. La « Cité aux trois eaux », ancien comptoir colonial français et point de passage stratégique de la route des esclaves, subit les conséquences conjointes du réchauffement climatique et du barrage de Kossou construit dans les années 1970 pour électrifier une partie du pays. Le fleuve, privé de débit, ne peut plus faire tampon face à une mer de plus en plus agitée.
En dépit de la tragédie qui s’annonce, près de deux mille personnes s’accrochent encore à cette fine bande de sable située à 150 kilomètres à l’ouest d’Abidjan. « Ici, presque tout a été détruit par l’eau: l’administration, le chemin de fer, des centaines d’habitations, énumère Albert Hobba, 63 ans, l’une des figures du village. À part la pêche, il n’y a presque plus de travail. Mais le cimetière est encore là et les habitants ne veulent pas quitter leurs morts. » Seules institutions encore présentes, l’église, deux écoles primaires et la maternité, où nait encore un bébé tous les deux jours.
« Ma maison est dans la mer, elle a été engloutie il y a trois mois »
Après les cours, les petits-enfants de la famille Hobba et leurs amis jouent à éviter l’écume des vagues s’écrasant sur les dunes. Albert, imposant et souriant, n’a pas voulu abandonner son village natal. « On se plait ici. Il fait frais, la famille est là, les petits-enfants aussi, l’école est à deux pas et il y a moins de dépenses qu’en ville. S’il faut partir, on trouvera une solution mais pour le moment on est là, c’est chez nous », argumente-t-il, un verre de koutoukou, une liqueur de vin de palme, à la main.
À quelques mètres des tombes, l’eau gagne du terrain, deux mètres en moyenne chaque année. Certains logements en bambou et feuilles de palmier mordent la falaise de sable formée par l’érosion et menacent de s’effondrer. Un peu plus loin, Nathanaël, 36 ans, est désemparé. Ce pêcheur vient de perdre sa case pour la cinquième fois. « Ma maison est dans la mer, dit-il les yeux vides. Elle a été engloutie il y a trois mois, je dois donc vivre du côté de la lagune, chez ma sœur, avec ma femme et mes trois enfants. On ne sait plus où aller », s’inquiète-t-il.
En 1973, pour éviter le pire, la ville côtière a été délocalisée 18 km à l’intérieur des terres, reprenant le nom originel de Grand-Lahou. Une partie de l’ethnie Avikam, d’origine ghanéenne, a immédiatement regagné les terres forestières. « Ça n’a pas été facile au début, de partir. Nous étions pêcheurs et nous sommes devenus agriculteurs. Avant, les hectares n’étaient pas chers et aujourd’hui, on vit bien. Pour ceux qui sont restés [sur le littoral], c’est la misère », raconte Emmanuel N’Guessan, 65 ans, chef de l’ethnie à Grand-Lahou.
Juliette a 14 ans. Elle vit à Lahou-Kpanda. Comme ses parents n’ont pas les moyens de lui payer le collège en ville, elle aide sa mère à préparer et à vendre les petits sachets d’eau aux commerçants. « Je ne veux pas rester ici, confie-t-elle. Je veux devenir coiffeuse à Abidjan parce que j’aime tresser. » Un sentiment partagé par certains adultes du village du littoral. Amara, le directeur de l’école, et Judith, la sage-femme, tout deux nés dans les terres, avouent avoir « peur de rester » à Lahou-Kpanda et souhaitent « partir dans les prochains mois ».
« On attend toujours »
Mais aujourd’hui, difficile de s’en aller : les prix en ville ont flambé. Très solidaires, les villageois de Lahou-Kpanda s’entraident donc pour déplacer leur maison quelques mètres plus loin sur le sable et anticiper une nouvelle catastrophe. « Depuis la toute première érosion survenue en 1929, nous ne construisons plus aucune maison en dur », raconte Albert Hobba. Le village s’est ainsi déplacé plus d’une dizaine de fois sur deux kilomètres, en fonction de l’avancée de l’embouchure et de l’érosion.
Le mois dernier, le gouvernement ivoirien a signé un accord avec les villageois pour qu’ils déménagent cette fois de l’autre côté de la lagune, sur l’île Avikam. « L’État contourne le problème, assure Alphonse Akadjé, président des pêcheurs du village. On sait que Lahou-Kpanda va disparaître un jour. Mais avant ça, on veut que l’embouchure soit déplacée et endiguée pour redonner de la force au fleuve. Les pêcheurs veulent vivre le long de la mer, pas ailleurs », assure le candidat à la mairie de Grand-Lahou.
La Banque mondiale, l’État ivoirien et même le Royaume du Maroc y vont de leurs promesses pour rendre le lieu attractif et retarder l’inéluctable. Le village a même été cité en exemple des lieux victimes du réchauffement climatique lors de la COP21 de Paris en décembre 2015 et un projet pilote de sauvetage a été dessiné [1]. « On attend toujours », soupire Alphonse Akadjé, également candidat à la mairie de Grand-Lahou en décembre « pour faire bouger les choses et trouver des financements ».
Dernièrement, la Banque mondiale a prêté 24 millions d’euros à l’État ivoirien pour lutter contre l’érosion qui menace les côtes du pays où vivent des millions d’Ivoiriens. « Les projets changent chaque année, les investisseurs viennent mais personne ne met les 20 millions d’euros nécessaires, déplore Alphonse Akadjé. Nous, à la fin, on n’y croit plus. »