Les villes allemandes, locomotives de la transition énergétique ?

Analyse

Les aléas de la transition énergétique allemande sont fréquemment débattus en France comme un exemple ou non d’une sortie couplée du charbon et du nucléaire en faveur des renouvelables. Au-delà des politiques nationales, l’action des Länder et des villes allemandes sont assurément la variable décisive qui fera de la transition allemande un cas d’école pour le reste des pays et des territoires européens, ou a minima, une source de leçons indispensable. Le Bilan 2019 de l’Observatoire Climate Chance a identifié quelques tendances d’action concrète parmi les villes allemandes (1), et a analysé de plus près comment la ville d’Heidelberg (2), et la région de Thuringe (3), ont mis en cohérence leurs politiques publiques sectorielles en vue d’atteindre leurs objectifs.

Le quartier de Bahnstadt de la ville de Heidelberg

1) Le spectre des prérogatives liées au climat et détenues des villes allemandes s’élargit

Dans le domaine de la production d’énergie, la tendance est à la remunicipalisation de la production d’électricité et à la participation particulièrement forte des citoyens allemands. Les entreprises communales « Stadtwerke », avait pris très tôt le contrôle de la fourniture et de la production d’énergie, mais ont été massivement vendues dans les années 80 et 90 par les villes en recherche de liquidités (RevueProjet 2015). Ce mouvement a mené plusieurs villes allemandes à créer des entreprises locales couvrant la totalité de la chaine de valeur, de la production à la fourniture en passant par la distribution. Dans 40 % de ces entreprises locales les habitants se sont dotés d’intérêts financiers, et de droit de vote. C’est notamment le cas de l’entreprise locale de la ville de Wolfhagen qui a contribué à la création d’une coopérative d’énergie citoyenne qui détient désormais 25 % de son capital. Aujourd’hui, l’entreprise dégage des profits chaque année, le nombre d’employés a augmenté et la ville a atteint 100 % d’électricité renouvelable en 2014  (Energy Cities, 2019).

Les villes agissent parfois plus simplement comme facilitateur de projets d’énergie citoyens. Le département de Steinfort a mis en place un groupe de travail regroupant élus locaux, représentant des compagnies publics et agriculteurs, pour établir des « Lignes directrices pour les parcs éoliens citoyens ». Freiburg a développé des cartes de potentiels solaire et éolien pour informer les habitants et les aider dans leurs prises de décisions et leurs investissements. Enfin de nombreuses villes offrent la possibilité aux coopératives citoyennes d’utiliser les toits des bâtiments publics.

Dans le domaine des transports, talon d’Achille de la transition allemande, les compétences des villes ont récemment progressé grâce à une décision de justice. La législation allemande permet depuis 2007 la création de zones interdites aux véhicules les plus polluants, identifiés grâce à un étiquetage basé sur les classes d'émissions de particules fines des normes EURO et à 4 niveaux. Le classement favorise grandement les véhicules à essence qui disposent tous d'une étiquette verte du moment qu'ils respectent la norme EURO I de 1993 alors que les véhicules diesel doivent respecter au moins la norme EURO IV de 2006, plus stricte. Cette mesure lutte avant tout contre la pollution locale. Ses bénéfices climat et son impact sur le volume de transport routier demeurent donc incertain. Il existe une soixantaine de zones à circulation restreinte en Allemagne. La plus grande se trouve dans la Ruhr et couvre 13 communes contigües dont Dortmund et Essen. Les centres de Berlin et de Munich, Leipzig et ses environs, Düsseldorf, Cologne, etc. sont aussi couverts. Cependant, toutes ces zones sauf celle de Neu-Ulm ne sont interdites qu'aux véhicules non-étiquetés (Clean Energy Wire, 2018).

Ces mesures locales de restriction de la circulation ont été paradoxalement facilitées grâce à l’action de l’ONG Environmental Action Germany (DUH), qui, face aux dépassements persistants des seuils de pollution, a attaqué en justice près de 30 administrations locales. En première instance, les tribunaux ont ordonné à Stuttgart - siège des constructeurs automobiles Daimler et Porsche - et à Düsseldorf, de réduire les niveaux de dioxyde d'azote au-dessous des limites de l'UE, y compris si nécessaire par l'interdiction des véhicules diesel. La légalité de cette mesure impopulaire a été contestée et renvoyée en appel devant le tribunal administratif fédéral de Leipzig. Dans un arrêt historique en février 2018, le tribunal a statué que les interdictions locales pour faire respecter les règles de qualité de l'air européennes étaient légales sans toutefois imposer leur mise en œuvre aux collectivités en cas de dépassement des seuils autorisés (Deutsche Welle, 2018).

Par ailleurs, en 2019, un groupe de 30 économistes allemands a appelé à l'introduction d'un péage urbain pour les voitures particulières, solution plus efficace selon eux que les restrictions de circulation (RWI, 2019). La création de péages urbains est débattue depuis 2012 avec des villes comme Tübingen qui ont manifesté leur intérêt pour cet outil. Au lendemain du "Dieselgate", cette option est revenue dans le débat politique, mais les Länder doivent modifier leur réglementation pour permettre aux villes d’introduire des péages urbains.

 

Carte des zones interdites aux véhicules polluants en Allemagne
Carte des zones interdites aux véhicules polluants en Allemagne en 2018

 

2) Heidelberg – L’habitat durable pour tous

Gouvernance et suivi-évaluation de la politique climat

La ville d’Heidelberg adopte en 2014 son « Masterplan 100 % Klimaschutz », financé par un programme du ministère fédéral allemand pour l’environnement (BMUB). Ce programme engage la collectivité à formuler et mettre en œuvre un plan climat pour atteindre 95 % de réduction des émissions de GES et une baisse de 50 % de la consommation d’énergie d’ici 2050. Pour sa mise en œuvre, Heidelberg a élargi et donné une place centrale au groupe pour la protection du climat et de l’énergie de Heidelberg (« Heidelberg-Kreis Klimaschutz & Energie ») formé depuis 2002 et composé de représentants d'entreprises, d'associations, d'artisans, d'architectes, d'universités, d'hôpitaux, de la ville, de l'armée etc. Le bilan 2017 du Masterplan estime que la maîtrise des choix énergétiques de la ville permise par des choix politiques antérieurs a été décisive pour adopter des solutions à fort impact et favoriser le soutien de tous les acteurs (Ifeu 2017).

Le bilan 2017 fait apparaître une baisse des émissions stationnaires de CO2 (hors transport) de 7 % entre 1987 et 2015, tandis que la consommation totale d'énergie finale a augmenté de 6 %, et la population de 12 % sur l'ensemble de la période. L’intensité énergétique par habitant a donc fortement diminué, passant de 7,1 à 5,8 tCO2/hab (-18 %). Ces efforts n’ont pas permis une baisse totale des émissions de 20 % en 2015 comme visé initialement par la ville. Ce bilan n’offre pas de mise à jour des données de consommation et d’émissions liées aux transports, qui étaient estimées à 350 ktCO2 en 2010 (Masterplan100%, 2014).

Habitat – 18 mesures alliant rénovation du bâti et transformation des modes de vie

Pour réduire la demande d’électricité, Heidelberg a adopté dès 2010 ses propres standards de consommation d’électricité pour les nouveaux bâtiments (66 kWh/m2 par an). Depuis 2016, les « zones de conversion » concernent 180 hectares requérant des nouveaux bâtiments d’être à énergie passive, l’installation de panneaux solaires sur les toits, et fournir un calendrier pour la rénovation des bâtiments existants. Une part importante de ces zones concerne des logements sociaux.

Divers projets sont menés avec les coopératives de logements, qui représentent 15 % de la surface habitable de la ville et dont beaucoup de logements furent construits sur la période 1950-1970 : rénovation, standards renforcés, énergies renouvelables, etc. Heidelberg a subventionné 400 projets d'isolation de murs extérieurs et de toits au sein de ces coopératives, représentant une économie de 27 ktCO2 en quatre ans. Elle accompagne également 400 ménages à faibles revenus pour réaliser des économies d’énergie. Enfin la ville offre jusqu’à 12 500 € de subventions pour la conversion d’une maison à énergie passive (Graczyk, 2015). Le projet phare d’Heidelberg est le quartier de Bahnstadt. Comptant 6 500 logements, ce quartier sera, une fois terminé en 2022, le plus grand complexe de logements passifs au monde, avec plus de 100 hectares pour un investissement de 2 milliards d’euros. Diverses techniques y sont employées pour exploiter le mieux possible la ventilation naturelle, l’énergie solaire, les eaux pluviales, etc. (C40, 2017).

Pour atteindre les objectifs municipaux, une évaluation du « Masterplan » recommande de stimuler davantage la rénovation en profondeur des bâtiments existants en rappelant que la fourniture de chaleur représente encore près de 70 % de la consommation d’énergie finale et la moitié des émissions de CO2 (IFEU, 2017).

Énergie – 2 programmes majeurs : « chauffage vert » et « énergie du toit »

Le secteur résidentiel observe une baisse d’environ 20 % de ses émissions entre 1987 et 2015, ainsi qu’une baisse de sa consommation finale d’énergie, alors que la surface par habitant disponible a augmenté de 16 %. Les émissions liées à l’électricité ayant progressé (calculées sur la base du mix national), cette baisse est donc davantage liée à la production et l’utilisation du chauffage urbain.

50 % de la demande de chaleur des ménages et des entreprises à Heidelberg est en effet fournie par le réseau de chauffage urbain et exploitée par le service municipal « Stadtwerke Heidelberg », un levier d’action publique important pour la ville. Ainsi, le concept de « chauffage urbain vert », développé par la municipalité et l’Office pour la protection de l’environnement, a permis d’atteindre en peu de temps 20 % d’énergie renouvelable dans le réseau. La centrale à bois de Pfaffengrund fournit 14 % des besoins annuels et permet d’économiser 32 ktCO2/an, et quatre centrales de biogaz combinant chaleur et énergie fournissent 6 %. La cogénération au gaz naturel fournit les 80 % restant.

Concernant la production d’électricité, l'accent est mis sur le solaire, par des mesures incitatives, des informations ou des projets pilotes. La « Solarkampagne » a démarré au printemps 2018 et cible les constructeurs, propriétaires et copropriétés. Elle offre aux propriétaires et aux locataires des conseils fournis par des consultants formés à cet effet par l’Agence de protection du climat et de conseil en énergie d’Heidelberg (Neckar-Kreis « KliBA), et la coopérative d’énergie d’Heidelberg. La ville a ainsi atteint son objectif d’équiper 7 000 ménages de panneaux solaires d’ici 2020.

Heidelberg a finalement renforcé sa coopération avec une coopérative d'énergie citoyenne et en a fait le fournisseur d’énergie d’un projet concernant 116 résidents d'un bloc d'habitations coopératives équipé de 7 systèmes photovoltaïques. La coopérative avec le gestionnaire de réseau et de distribution local  permettent aux résidents d’auto-consommer l’énergie produite sur le site à un prix avantageux et d’acheter le surplus d’énergie nécessaire au réseau (Energy Cities, Heidelberg, 2019).

Mobilité – Plan directeur à l’échelle du territoire métropolitain du Rhin-Neckar

Avec 26 % des trajets effectués en vélo, Heidelberg a la plus grande part de transport par cycle dans le pays, selon une étude nationale réalisée en 2018. Au total ce sont 64 % des trajets qui sont effectués en vélo, à pied ou en transport en commun. Plusieurs mesures ont été prises dans le cadre du Masterplan et du plan métropolitain pour accélérer le report modal et la décarbonation des véhicules. En 2017, les villes de Heidelberg, Ludwigshafen et Mannheim ont développé conjointement le "Plan directeur pour la mobilité durable pour la ville" avec le soutien des associations de transport locales VRN et RNV afin de réduire les émissions de trafic dans la région métropolitaine Rhin-Neckar. Cela a donné naissance en 2018 à un projet de piste cyclable de 22 km sans intersections reliant Heidelberg et Mannheim, avec la participation du Bade-Wurtemberg, de la métropole Rhin-Neckar, et plusieurs districts (RNZ, 2018). Ce projet phare s’accompagne d’une multitude de connexions en cours dans la ville et avec les communes voisines.

 

3) Thuringe – Allemagne « Un processus de décision appuyé par la science »

Gouvernance et suivi et évaluation de la politique climat

Thuringe a inscrit ses objectifs 2030 et 2050 de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le ThürKlimaG, sa loi sur la protection du climat l’adaptation votée en 2018, qui doit être révisée tous les 5 ans sur la base d’indicateurs tels que le leadership du gouvernement du Land, le nombre de municipalités dotées de plans climat et énergie, etc. La Stratégie intégrée pour l’énergie et la protection du climat a également été développée pour assister les politiques sectorielles au plus grand potentiel de réduction des émissions : fourniture d’énergie, transport et usage de sols.

Prompte à la consultation d’experts, Thuringe a créé un Conseil consultatif pour la protection du climat et l’adaptation au changement climatique, qui conseille le ministère pour l’environnement, l’énergie et la conservation de la nature. Juridiquement inscrit au §14 du ThürKlimaG, ce conseil est composé de scientifiques – nommés pour 5 ans – d’un large éventail de champs spécialisés (hydrogéologie, météorologie, biogéochimie, bioénergie). Le Klima-Pavillon est une plateforme d’échange de discussion sur des problématiques liées au changement climatique (adaptation, nutrition, mobilité, énergie, etc.) à l’occasion d’expositions, de conférences et d’actions qu’elle accueille.

Le Land de Thuringe a également mis en place Klima Invest, pour subventionner des mesures climat dans les municipalités jusqu’à 7 500 € chacune au départ, aux fins de modernisation de l’éclairage public, de mesures de gestion de l’énergie, d’énergies renouvelables et de développement de compétences.

En 2013, le Land avait réduit ses émissions de GES de 61 % (par rapport à 1990) et de 23 % entre 2000 et 2015 (fig. 1). Ces réductions d’émissions sont dues, en grande partie, à deux secteurs clés : le résidentiel et le transport routier, en baisse respective de 1,21 et 1,27 MtCO2e/an entre 2000 à 2015.

 

Énergie – Le 2e plus haut taux de renouvelables en production brute d’énergie en Allemagne

Bien que Thuringe ne représente que 1,4 % de la production totale d’énergie en Allemagne, 56,9 % de sa production totale d’énergie est issue des renouvelables (éolien 22,4 % et biomasse 20 %). Les renouvelables assurent 24 % de la consommation énergétique de Thuringe – 2e plus haute part parmi les Länder. Alors même qu’un tiers de son électricité est importée, car la production d’énergie à Thuringe est limitée en raison de ses faibles ressources en combustibles fossiles.

Selon la loi thuringeoise, le Land consacre 1 % de sa surface totale à l’utilisation de l’énergie éolienne. Ainsi, plus de 30 000 systèmes photovoltaïques des ménages, entreprises et municipalités fournissent environ 12 % de l’électricité à Thuringe. C’est également le Land allemand avec le 2e plus grand nombre de coopératives énergétiques. Le Centre de Service en Énergie Solaire de ThEGA, l’agence régionale de l’énergie, propose des conseils indépendants sur ce type d’installations, et ouvre l’accès à son Calculateur Solaire. 366 entreprises énergétiques thuringeoises ont créé 60 000 emplois, concentrant leur travail sur l’efficacité énergétique (26 %), l’énergie solaire la bioénergie. L’un des priorités du Land est de développer un centre d’excellence pour les technologies de production d’énergie solaire.

Néanmoins, Thuringe a été la scène d’une opposition contre la construction de la ligne électrique SuedLink, une importante ligne à haute-tension pour acheminer l’électricité éolienne provenant du nord, refusant de sacrifier les paysages naturels et culturels. Plusieurs initiatives de citoyens penchant à droite se sont aussi opposées aux nouvelles éoliennes, dans un mouvement d’opposition à la transition énergétique. En réponse, le gouvernement fédéral a assuré que l’extension du réseau serait limitée à un « niveau nécessaire ».

 

Usage des sols – Le contrôle satellite au service des décisions

 Fondée en 2011, l’Agence pour le climat de Thuringe informe un large éventail de parties intéressées, allant des bureaux de l’administration aux spécialistes de l’éducation et aux décideurs. COKAP, l’un des projets de l’Agence, fait usage des données satellites de Copernicus et d’autres pour réaliser des évaluations climatiques qui servent aux plans régionaux ou municipaux de Thuringe. Les mesures satellites de températures en surface – en accès gratuits par Copernicus – fournissent 4 ensembles de données aidant à agréger des indicateurs comme « les charges thermiques en ville » ou les « effets îlots de chaleur estivaux ». Un autre indicateur évaluant les climats urbains sur la base des mêmes données sera prochainement rendu disponible aux futurs plans urbains à travers le Land.

Les données GIS révèlent d’autres applications environnementales à la télédétection, par exemple pour le suivi et le contrôle de l’afforestation pour évaluer la densité du couvert forestier et le type de projet, afin de cartographier les usages des sols sur tous le Land de Thuringe.

 

Adaptation – accompagner les acteurs locaux urbains et ruraux

IMPAKT II (suite de IMPAKT, lancé en 2013), est un programme intégré détaillant 47 actions dans tous les champs affectés par le changement climatique requérant des mesures d’adaptation. Ces actions se concentrent sur l’amélioration des bases de données et modèles (au moyen de la recherche, du suivi et de l’évaluation), élaborant mesures spécifiques aux activités comme encourager le recours agricole à des variétés adaptées, ou développer des indicateurs de suivi.

Entre 2015 et 2018, ThEGA a conduit le projet KlimAdapTIT, intitulé « Développement de Stratégies et Technologies d’Adaptation Climatique à Thuringe », qui aide les municipalités à identifier les mesures nécessaires sur la base d’un catalogue de mesures conçues pour les zones urbaines et rurales et impliquant des acteurs locaux et régionaux ; des ateliers sur la santé, la conservation, la construction et la protection civile, ont mené au développement de quelques-unes de ces mesures d’adaptation.

 

 

Retrouvez de nombreux cas d’étude de villes et de régions dans les Cahiers Territoire de Climate Chance, Édition 2018, et Édition 2019, ainsi que le Bilan 2019 complet.