Journée de l’Unité allemande : ce qu’il nous reste du 3 octobre 1990

Commentaire

À l’heure des 30 ans de la réunification allemande, les célébrations ont tout d’un rendez-vous incontournable. Retour sur les trente dernières années depuis la capitale régionale où se déroulent cérémonie officielle et fête citoyenne pour la « journée de l’Unité allemande » (Tag der deutschen Einheit), véritable baromètre du sentiment d’unité ressenti par les Allemands. Les attentes concernant cette journée du 3 octobre 2020 restent toutefois minimes.

»In der Nacht vom 2. auf den 3. Oktober 1990 wurde um Mitternacht die Fahne der Einheit an einem großen Fahnenmast vor dem Reichstagsgebäude gehisst

La capitale du Land de Brandebourg, Potsdam, a dû faire preuve de créativité pour adapter cette fête populaire et citoyenne à l’épidémie en cours. La pandémie met tous les évènements culturels en sourdine. Mais pas seulement. L’expérience allemande, européenne, et même mondiale des phases critiques de la pandémie — synonymes de restrictions de liberté et de limites à la mobilité — ne renforcera pas l’importance du jour férié national qu’est le 3 octobre, elle ne fera que l’affaiblir.

Les questions liées à la réunification, abordées à cette époque de l’année de façon rituelle, vont être, plus encore qu’à l’accoutumée, reléguées au second plan, jusqu’au moment où nous finirons par nous poser la question : pourquoi fêtons-nous ce 3 octobre ? Pourquoi ne fêtons-nous pas plutôt le 25 septembre, la journée mondiale d’action pour le climat ? Pourquoi pas la journée de l’Europe, le 9 mai ? Ou si  l’on se recentre sur l’Allemagne, pourquoi pas le 9 octobre, la journée de « la décision », comme l’appelle Ilko-Sascha Kowalczuk dans sa monumentale étude Endspiel (non-traduite en français), lorsque des dizaines de milliers d’Allemands de l’Est osèrent descendre dans la rue à Leipzig, quand , dans la dictature vacillante, « la peur changea ostensiblement de camp » (Siegbert Schefke).

Ce questionnement, factuel, n’est pas teinté d’affects d’extrême-gauche qui voudraient qu’une Allemagne réunifiée soit par essence suspecte et menacée de basculer à tout moment dans la dictature. Non, au contraire : la réunification a fait émerger un pays qui, dans l’ensemble, fonctionne. L’économie et la prospérité se sont développées, tout comme la diversité et l’ouverture au monde de la société allemande. Le paysage politique est fermement ancré dans la démocratie. Berlin, en devenant capitale fédérale, a connu une ascension inattendue pour devenir l'une des métropoles européennes les plus attractives. 30 ans après la réunification, le pays semble être parfaitement en mesure d’apporter des solutions aux défis multinationaux, à commencer par la mise en œuvre du Pacte Vert pour l’Europe, la préservation des traités internationaux existants, les mouvements migratoires ou la transition numérique. Sans le 3 octobre, jamais l’Allemagne n’aurait été « apte » à s’engager dans la résolution de crises mondiales. C’est une évidence. Une évidence telle que la date du 3 octobre n’évoque que de vagues souvenirs, qu’elle n’a aucune charge émotionnelle. Cette date est restée identique à ce qu’elle était à l’origine : une date choisie pour des raisons politiques et techniques. Techniques, car le 3 octobre était le lendemain du 2, tout simplement. Ce délai était nécessaire car les états de la CSCE devaient être informés des résultats des négociations du Traité 4+2.

En matière de travail de mémoire et après 30 ans, tout semble avoir déjà été dit sur le 3 octobre. De la gestion des archives de la Stasi à la controverse sur la Treuhand, en passant par la reconnaissance de ce que les citoyens de l’ex-Allemagne de l’Est ont apporté à la société, sans oublier les disparités persistantes entre Est et Ouest, tout a déjà été passé en revue. Oui, il y a des disparités, des disparités durables même. Certaines tendent à se combler, comme par exemple le manque de représentation des Allemands de l’Est. Le nombre de personnalités originaires de l’Est dans les fonctions à responsabilité reste pourtant toujours dérisoire, que ce soit en politique, dans la recherche, dans les grandes entreprises, ou encore dans la culture et les médias. Les inégalités sont toujours criantes en matière de patrimoine, la productivité est toujours plus basse dans l’Est de l’Allemagne qu’à l’Ouest, le tissu industriel y reste morcelé (Vereintes Land - drei Jahrzehnte nach dem Mauerfall, étude de l’Institut d’études économiques de Halle IWH, 4/2019, non-traduite en français).

D’autres disparités, comme l’empreinte durable laissée dans les esprits, sont bien plus complexes à surmonter. Elles peuvent tout au mieux être intégrées à un récit du 20ème siècle qui adopterait la perspective de l’Allemagne réunifiée, avec ses ruptures politiques et personnelles.

« Un système, au sens de ses instances et de ses institutions, est rapide à démanteler. Sa culture en revanche, ce sous-texte profond et intime qui a formé les rituels et les codes d’un inconscient collectif, continue à résonner tant que ceux qui l’ont intériorisée sont encore en vie », écrivait Kurt Drawerten au sujet de sa ville d’origine, Dresde, et des générations nées avant 1965.

Et pourtant, en 30 ans d’unité allemande, ce sous-texte profond et intime a été réécrit à de nombreuses reprises, tel un palimpseste. Il n’est plus le même qu’en 1990.

L’expérience de la pandémie, une expérience vécue par l’Allemagne unie, réécrit à nouveau ce sous-texte profond et intime et infuse non pas le sous-texte de la division entre Est et Ouest, mais le sous-texte réunifié, commun à tous les Allemands. Il n’est pas sans ironie de voir que les opposants aux mesures sanitaires prises par les autorités incarnent particulièrement bien ce phénomène. Des études, comme celle de Jochen Roose pour la Fondation Konrad Adenauer, Sie sind überall (KAS 2020, non-traduite en français), montrent en effet que les théories du complot et la remise en cause d’informations pourtant bien étayées sont à peu de choses près aussi répandues à l’Est qu’à l’Ouest.

Que reste-t-il alors du 3 octobre 1990 comme Tag der Einheit, journée de l’Unité, s’il veut être plus qu’une journée des disparités entre les Allemands ? Ces disparités ne s’effacent pas au fur et à mesure des célébrations de la réunification. Elles se réduisent en étant placées dans un cadre plus large. Et le cadre qui n’a cessé de s’étendre ces 30 dernières années, c’est le cadre européen. Le 3 octobre 1990 est certes la journée de l’Unité allemande, mais il fut surtout le jour de la fin de la division de l’Europe.

 Le 3 octobre ne pourra continuer à être pertinent et à conserver son importance pour les générations nées après 1965 que si l’on accorde enfin plus de poids à un aspect particulièrement négligé : pour redonner du sens à l’année 1990, il faut célébrer l’élan de liberté européenne.

C’est la Charte 77, c’est Solidarność, ce sont les dissidents des deux côtés du rideau de fer, tels Milan Horace, qui ont à l’époque maintenu l’espace européen ouvert, au-delà des frontières hermétiquement closes. Ce sont eux qui ont rendu cette unité possible et qui ont obtenu l’accord de ceux à qui les Allemands avaient infligé d’immenses souffrances.

Alors que, le 3 octobre 1990, une journée berlinoise avec un temps froid et humide, maussade au possible, l’unité allemande était célébrée avec beaucoup d’alcool, un peu d’angoisse et beaucoup de bousculades au pied de la porte de Brandebourg, avec un concert de Wolf Biermann à l’université Humboldt et des stands de restauration rapide à perte de vue sur l’avenue Unter den Linden, Wolfgang Ullmann, intellectuel et fondateur du mouvement citoyen Demokratie Jetzt (« Démocratie maintenant »), notait :

« Pour moi, le reste de la soirée s’est déroulé de la façon suivante : j’ai participé à une rencontre à la  Haus der Demokratie, et j’ai été ravi de voir que des représentants des ambassades des pays d’Europe de l’Est — République Tchèque, Pologne, Union Soviétique — avaient été conviés… Cette rencontre visait à montrer publiquement que notre groupe, comme l’ensemble des mouvements citoyens de RDA, ne voulait pas que cette journée soit consacrée à l’introspection et aux égoïstes intérêts nationaux, mais plutôt à quelque chose de très joyeux qui se réalisait à ce moment-là : la fin de la division de l’Europe. »

(Bernhard Malek, Wolfgang Ullmann, Ich werde nicht schweigen, pp. 83 et suivantes, cité dans : Jan Wenzel, Alexander Kluge, Das Jahr 1990 freilegen, p. 527, ouvrages non traduits en français)

Redonner du sens à l’année 1990, c’est se replonger dans une Europe à l’atmosphère marquée par les frontières et les restrictions de liberté, et en tirer les conséquences :

  1. Ce qui nous semble aller de soi aujourd’hui, comme l’ouverture des frontières aux citoyennes et citoyens européens, est en réalité loin d’être évident. Préserver Schengen tout en posant des règles claires pour l’entrée sur le territoire européen d’hommes et de femmes venus d’autres régions du monde est une mission politique qui n’a pas encore été menée à bien. 
  2. Il est à l’évidence faux de croire que la démocratie, une fois conquise, se maintient d’elle-même dans tout son libéralisme. La démocratie doit être constamment défendue face aux tendances autoritaires et populistes et leur absurde démocratie illibérale.
  3. Dire que l’Europe peut continuer sur sa lancée économique comme si de rien n’était afin de maintenir un certain niveau de prospérité et de croissance est un argument fallacieux. Seuls la lutte déterminée contre le changement climatique et des investissements massifs dans la transition écologique rendront l’espace économique de l’Union européenne attractif sur la durée.

Une fissure se dessine le long de l’ancien tracé du mur, divisant l’Ouest et l’Est de l’Europe à coup d’inégalités économiques, de transformations démographiques, de choix d’identification politiques et culturels et d’effets de mobilisation national-populistes. Ce n’est pas la seule ligne de fracture, mais elle est désormais bien visible. Les Allemands d’aujourd’hui, dans toute leur diversité et pluralité, avec leurs multiples contacts aux quatre coins de l’Europe, ont la responsabilité, plus que tout autre pays en Europe, de résorber cette fracture. Le 3 octobre est la date idéale pour réfléchir à la responsabilité allemande pour l’Europe, tant au niveau « de ses instances et de ses institutions » qu’au niveau de la société qui continue à faire vivre, d’une perspective européenne et allemande réunifiée, un sous-texte profond et intime inscrit dans un inconscient collectif sous la forme de codes européens.