Aujourd’hui, les 56 réacteurs nucléaires français produisent une part très importante de l’électricité du pays : en 2020, 67,1 % de la production totale était issue du nucléaire - et ce alors que de nombreux pays, comme le voisin allemand, sont engagés vers la sortie du nucléaire. Comment expliquer ces différences et où en sont les décisions quant à l'avenir du nucléaire en France ?
Il y a 35 ans, quelques jours après la catastrophe de Tchernobyl, dans toute l’Europe, les autorités alertent la population face au nuage radioactif. Toute ? Non ! Si, dans le Bade-Wurtemberg, on déconseille à la population de consommer certains produits frais, à quelques kilomètres de là, de l’autre côté du Rhin, on assure à la population qu’il n’y a “aucun risque” et que le nuage sera repoussé par un puissant anticyclone. En France, où plus d’une trentaine de réacteurs nucléaires sont déjà en service, les autorités attendent plusieurs semaines avant de reconnaître le passage du nuage sur le pays.
Un révélateur, à l’époque, non seulement d’une divergence croissante en la matière avec d’autres pays européens et notamment l’Allemagne, mais aussi d’une singularité française. Le nucléaire, fleuron de l’industrie, est un marqueur sacré de la puissance de la France, et un véritable motif de fierté : rien ou presque ne saurait en écorner l’image. La “réussite” de la filière nucléaire française est une sorte de revanche sur le passé, comme en témoigne ce texte de loi de 1957 : « la France, qui ne fut pas capable de remporter entièrement la bataille du charbon au XIXe siècle, a l’intention d’aborder l’âge nucléaire avec la certitude du succès ».
Aujourd’hui, les 56 réacteurs nucléaires français produisent toujours une part très importante de l’électricité du pays : en 2020, 67,1 % de la production totale était issue du nucléaire, 13 % de l’énergie hydraulique, 7,9 % de l’éolien et 2,5 % du solaire – et ce alors que de nombreux pays, comme le voisin allemand, sont engagés vers la sortie du nucléaire. Comment expliquer ces différences et où en sont les décisions quant à l'avenir du nucléaire en France ?
"Ma perceuse est nucléaire" : l'Etat et EDF à la conquête de l'opinion
Dans les années 1970, le mouvement antinucléaire français était l’un des plus actifs au monde, venant même inspirer et nourrir la lutte de l’autre côté du Rhin. Depuis les mobilisations franco-allemandes de Cattenom, Creys Malville ou Wyhl, ou encore le combat victorieux contre un projet de centrale sur la Pointe du Raz à Plogoff, les chemins des deux mouvements se sont éloignés.[1] En Allemagne, les années 1980 voient le mouvement se renforcer et se structurer : des instituts indépendants s’implantent durablement dans le paysage, la sécurité nucléaire entre au gouvernement (avec la création en 1986 du ministère fédéral de l'Environnement, de la Protection de la nature et de la Sécurité nucléaire). En France, le président socialiste François Mitterrand, pourtant élu sur un programme critique du nucléaire, joue de différentes tactiques pour museler les militants historiques en les intégrant à de nombreuses instances gouvernementales, dans lesquelles ils peuvent exercer leur expertise tout en restant en minorité face à la technostructure française très largement en faveur du programme nucléaire.
La population française – à qui, en 1974, lors de l’annonce du fameux “plan Messmer” de construction de dizaines de réacteurs nucléaires, on n’a pas demandé son avis, et à qui Mitterrand promettra un référendum qui ne se tint jamais - a, durant les décennies suivantes, une opinion partagée et mouvante face au nucléaire.[2] Au contraire de l’Allemagne où un très large mouvement unissant citoyens engagés, agriculteurs, Eglises, syndicats et partis politiques se forme et se renforce contre l’énergie atomique, et pour l’alternative que constituent les énergies renouvelables.
Pour conserver l’appui de l’opinion publique française, l’Etat et son bras énergétique, EDF, ne sont pas restés inactifs, et n’ont pas lésiné sur les moyens. Une véritable propagande s’est ainsi mise en place pour convaincre la population française, comme en témoignent les campagnes publicitaires d’EDF dans les années 1990 : “ma perceuse est électrique et donc nucléaire”.
Alors que le président Nicolas Sarkozy a balayé dès mars 2011 les doutes et critiques suite à l’accident de Fukushima[3], l’arrivée au pouvoir de François Hollande, en 2012, laissait espérer aux opposants au nucléaire une inflexion du consensus politique sur le sujet : pour la deuxième fois (après Mitterrand en 1981), un candidat socialiste est élu sur un programme limitant le recours à l’énergie nucléaire - et ce grâce à un accord de gouvernement avec les écologistes.
Seulement en matière de nucléaire, en France, l’histoire se répète : si François Hollande a effectivement fait voter une loi prévoyant de ramener la part du nucléaire dans le mix électrique de 75 à 50 % en 2025, aucune stratégie concrète pour tenir cet objectif n’a été mise en oeuvre, et le président socialiste n’a pas tenu l’engagement de fermer la centrale de Fessenheim avant la fin de son mandat.
Emmanuel Macron : pas de disruption sur le nucléaire
Si le candidat Macron s’est toujours montré favorable au nucléaire, il a, durant la campagne présidentielle, averti qu’il serait vigilant sur les questions des risques et des coûts. Depuis son élection, le constat est toutefois assez clair : en dépit du choix de plusieurs ministres de l’écologie ayant ouvertement affiché leur opposition au nucléaire, et de la fermeture effective de la centrale de Fessenheim, le Président et la majorité parlementaire n’entendent pas remettre en question le fleuron industriel et énergétique du pays. Le militant écologiste et alors ministre de l’Ecologie, Nicolas Hulot, pourtant fermement opposé au nucléaire, a donc dû annoncer le report de l’objectif de ramener la part du nucléaire à 50 % du mix à 2035.
Depuis quelques mois, le président et plusieurs ministres se sont montrés beaucoup plus proactifs dans la défense de l’industrie nucléaire : en décembre 2020, Emmanuel Macron déclare : « Moi, j’ai besoin du nucléaire. Si je ferme le nucléaire demain, qu’est-ce que je fais ? ». Alors que l’actuelle ministre de l’Ecologie Barbara Pompili entend mettre sur la table toutes les alternatives pour prendre une décision, l’entreprise nationale EDF le voit autrement : l’énergéticien national – dans une situation financière pourtant désastreuse et face à un échec industriel criant avec l’EPR de Flamanville – prévoit ainsi la construction de 6 nouveaux réacteurs (EPR) dès 2023. Les dirigeants d’EDF s’agitent tous azimuts : les sites d’implantation sont définis, et la filiale FRAMATOME lance d’ores et déjà dans son usine du Creusot la construction d’éléments de futurs EPR. L’objectif est clair et affirmé : « être tous prêts à lancer la construction dès que l'Etat se sera prononcé sur l'engagement de ce programme industriel majeur ». Plus largement, et sous couvert de politique climatique, l’Etat s’efforce de créer les débouchés nécessaires pour assurer la rentabilité de la filière et verrouiller dans l’opinion son caractère indispensable. Diplomatie nucléaire à l’échelle européenne pour vendre les centrales aux pays qui cherchent à décarboner leur mix, tentative d’intégrer le nucléaire comme “énergie verte” à la taxonomie européenne pour lui permettre d’être considéré comme un investissement “vert” et de bénéficier de financements spécifiques, stratégie hydrogène ouvertement présentée comme un nouveau débouché pour la filière : le gouvernement et l’entreprise nationale sont sur tous les fronts.
Là encore, l’histoire se répète. Comme l’analyse Sezin Topçu, dans les années 1970,
L’essentiel de leur stratégie a été d’aller le plus vite possible dans la mise en place des chantiers pour rendre irréversible – matériellement – le choix du nucléaire. Les sondages d’opinion (devenus systématiques dans les années 1970) montraient que, une fois les travaux entamés, les oppositions commençaient à changer et à s’atténuer.[4]
Il devient difficile, au vu de l’agitation en tout sens et du zèle d’EDF pour faire avancer le programme de construction de nouveaux EPR, de ne pas voir ici une stratégie similaire.
Travaux d'Hercule pour sauver EDF
La France est pourtant aujourd’hui à la croisée des chemins. Des décisions doivent être prises dans les prochaines années pour assurer la stabilité de l’approvisionnement. EDF est dans une situation financière très compliquée : “aux 50 milliards d’euros déjà prévus pour prolonger de quarante à cinquante ans la durée de vie des 56 réacteurs, s’additionnent les 46 milliards de charges de démantèlement des tranches qui doivent être arrêtées d’ici 2035 et après, et 46 autres milliards prévus pour construire 6 nouveaux réacteurs EPR destinés à les remplacer” relève Jean-Christophe Féraud, journaliste spécialiste des questions énergétiques à Libération - et cette dernière somme semble largement sous-estimée au regard des coûts du premier EPR français en cours de construction à Flamanville, qui pourraient atteindre près de 20 milliards d’euros (et dix ans de retard).
Le gouvernement cherche, en discussion avec Bruxelles, une solution pour restructurer EDF - le plan Hercule, fortement contesté, envisage de séparer EDF en trois entités : une entité 100 % nationalisée reprenant les activités nucléaires et les réseaux de transport d’électricité, une seconde reprenant les activités hydrauliques et une dernière entité, cotée en bourse, reprenant les énergies renouvelables et la distribution d’électricité. Comme le relèvent les syndicats, opposés à cette réforme, il s’agit en quelque sorte de “nationaliser les pertes et privatiser les profits”. En faisant le choix d’investir massivement dans le nucléaire, dans cette situation compliquée financièrement, EDF grèverait surtout sa capacité à investir dans les énergies renouvelables. Et ce alors que beaucoup de ses concurrents européens (dernièrement ENEL en Italie, Iberdrola en Espagne) annoncent des plans d’investissements colossaux en la matière.
De nombreuses études et rapports tels que le World Nuclear Industry Status Report montrent que le nucléaire n’est pas la bonne réponse face à l’urgence climatique. Trop lent à être mis en fonctionnement, il est surtout aujourd’hui plus cher que les énergies renouvelables : la Cour des Comptes estime le coût de production d’électricité des nouveaux réacteurs dans une fourchette de 70 à 90 € / MWh, en s’appuyant sur les coûts de construction de l’EPR de Flamanville. À titre de comparaison, l’éolien et le solaire coûtent actuellement entre 50 et 65€ par mégawatt-heure et des études, comme celles de chercheurs du CIRED en France (parue en novembre 2020), démontrent qu’un système entièrement renouvelable n’engendrerait pas de surcoût dans un contexte où le prix des énergies renouvelables diminue, et où les coûts du nucléaire, y compris historique, eux, n’ont jamais cessé d’augmenter.
La décision qui doit être prise engagera le pays sur plusieurs dizaines d’années : ne mérite-t-elle pas un véritable débat démocratique ?
L’opinion française quant à elle reste partagée : dans un récent sondage KANTAR pour la Fondation Heinrich Böll, 41 % estiment qu’il est possible d’en sortir sous 20 à 30 ans, contre 40 % qui estiment que cela n’est pas possible. Mais lorsqu’ils sont interrogés sur les investissements futurs, 64 % des Français estiment qu’il faut investir prioritairement dans les énergies renouvelables et seuls 10 % des Français estiment qu’il faut investir en priorité dans la modernisation du parc nucléaire et la prolongation de la durée de fonctionnement des centrales.
L'historien Michael Bess dans son essai La France vert clair revient sur le lancement du programme nucléaire dans les années 1960-70 :
Du fait de la structure centralisée et très lourde de l’Etat français, un groupe relativement petit de technocrates et de politiques avait ainsi fait un choix pour l’ensemble du pays, faisant résolument prendre à la nation la voie du nucléaire, avec des conséquences qui affecteraient de façon décisive la population et le territoire pendant au moins un siècle à venir.
En France, le gouvernement est prompt à faire miroiter un référendum sur le climat, mais aucun gouvernement ne semble vouloir se risquer à interroger les Français sur la politique énergétique du pays.
Une chose est certaine : le nucléaire sera probablement au cœur des débats de la prochaine élection présidentielle en France. Le parti socialiste se montre à nouveau plus critique sur un nouveau programme nucléaire, tandis que la droite et l’extrême droite se remobilisent pour l’atome tout en s’opposant notamment à l’énergie éolienne. La décision qui doit être prise sur le futur énergétique engagera le pays sur plusieurs dizaines d’années et sur des volumes d’investissements colossaux : ne mérite-t-elle pas un véritable débat démocratique, équilibré, reposant sur des éléments rationnels, des études indépendantes, qui permettrait de mettre sur la table l’ensemble des choix possibles et de permettre à la population de se faire une opinion éclairée, et de trancher ? Pour cela, encore faut-il que le monde du nucléaire accepte de faire ce qui semble lui avoir toujours fait peur : descendre dans l’arène démocratique, à armes égales.
[1] Comme le soulignent Craig Morris et Arne Jungjohann dans Energy Democracy.
[2] D’après un sondage IPSOS d’août 1986, 42 % des Français estiment que les centrales nucléaires “valent le coup” contre 42 % qui estiment qu’elles représentent “des dangers inacceptables”, mais 52 % se prononcent contre la construction de nouvelles centrales (contre 37 % pour) https://www.ipsos.com/fr-fr/nucleaire-accident-information-secu-rite.
[3] “L'heure n'est pas aux choix précipités qui ne marquent qu'une seule chose, le manque de sang-froid” déclare-t-il, dans une critique non dissimulée de la décision d’Angela Merkel.
[4]“La démocratie atomisée ? Le nucléaire à la française”, Entretien avec Sezin Topçu, Propos recueillis par Alice Sternberg pour Ecorev.
[5] https://www.liberation.fr/economie/edf-hercule-et-le-poids-du-nucleaire-francais-20210407_BCNOSFFOBBBX5FZILPPE5NOEDQ/?redirected=1.