28 avril 1986, Pologne, au petit matin. La station de surveillance de la radioactivité de Mikołajki, en Mazurie (une région située dans le nord-est de la Pologne), indique une radioactivité atmosphérique 550 000 fois supérieure à celle de la veille. Le nuage radioactif venu de Tchernobyl a atteint le pays. C’est à cet instant que débute en Pologne l’histoire de cette catastrophe.
La catastrophe de Tchernobyl en Pologne
Le gouvernement polonais ne publie pas immédiatement de communiqué officiel au sujet de la catastrophe. La Pologne est à l’époque un pays satellite de l’Union soviétique. Après l’explosion, le 26 avril, les médias polonais ne diffusent donc aucune information. L’une des premières personnes à avoir vent de la nouvelle est le professeur Jaworowski, alors président du conseil scientifique du Laboratoire central de protection radiologique de Varsovie. Il obtient des informations en écoutant la BBC et il fait le lien avec les valeurs anormalement élevées relevées par la station de Mikołajki. Avec le président de l’Agence polonaise de l’énergie atomique, il suit de près la situation et au terme de plusieurs mesures effectuées ce jour-là, il devient clair qu’ils sont confrontés à un risque d’irradiation élevé. Malgré les obstacles liés au système bureaucratique soviétique, et avec l’aide de la femme du professeur Jaworowski, membre de l’Académie polonaise des sciences, ils parviennent toutefois à faire part de leurs conclusions au Premier ministre en personne.
Le 29 avril, les membres du bureau politique du comité central du Parti ouvrier unifié polonais (POUP) et la commission gouvernementale nommée par les autorités prennent les premières mesures pour combattre la crise. La priorité est de contrer les effets de l’131I, un isotope radioactif qui accroît considérablement les risques de cancer de la thyroïde quand on y est exposé. La distribution rapide d’iode – qui débute dans l’après-midi du 29 avril – fait partie des mesures à prendre en cas de contamination radioactive. Il s’agit de la plus vaste action préventive mise en œuvre en si peu de temps dans l’histoire de la médecine. En seulement trois jours, en effet, 18,5 millions de personnes, adultes et enfants confondus, se voient administrer une solution iodée. En Union soviétique, en revanche, il faudra attendre un mois après la catastrophe pour que pareille distribution soit organisée.
Nous savons d’après ce que nous ont raconté nos parents qu’on nous a dit de ne pas manger de salade ni de champignons et de ne pas boire de lait, tandis que des amis parlaient du nuage radioactif qui avait atteint la Pologne. Mais il n’y avait pas de restrictions officielles, les enfants devaient continuer à aller à l’école comme si de rien n’était. En outre, le jour férié du 1er mai a été maintenu et le défilé obligatoire organisé traditionnellement pour l’occasion a eu lieu comme prévu. Cela montre bien à quel point l’Union soviétique faisait passer les intérêts politiques avant la santé humaine.
Le développement de l’énergie nucléaire en Pologne
Les premiers projets de centrales nucléaires ont vu le jour en 1956 en Pologne. L’objectif initial était de construire une centrale expérimentale d’une puissance de 200 à 300 MWe sur les rivières Narew et Boug. Cette année-là a été créé le Bureau du plénipotentiaire du gouvernement pour l’utilisation de l’énergie nucléaire (rebaptisé Bureau de l’énergie atomique en 1973), qui a fonctionné jusqu’en 1980.
En 1971, le gouvernement a décidé de lancer la construction de la première centrale nucléaire polonaise équipée de réacteurs VVER-440.
Le programme de participation de l’industrie polonaise à la production d’équipements nucléaires a ensuite été approuvé le 8 juin 1979. Il spécifiait les types d’équipements à produire, le calendrier de production, ainsi que les mesures à prendre pour développer l’industrie nucléaire en Pologne.
L’industrie nucléaire était déjà en place en Pologne en 1981 : nos usines fabriquaient en effet des échangeurs thermiques pour les réacteurs VVER-440 et les industriels participaient à la construction de centrales nucléaires en URSS, en Hongrie, en République démocratique allemande et en Tchécoslovaquie. C’est en 1982 qu’a démarré la construction de la première centrale nucléaire, celle de « Żarnowiec ».
Żarnowiec, un projet voué à l’échec
Il était prévu que cette première centrale nucléaire polonaise se compose à terme de quatre réacteurs VVER-440, pour une puissance totale d’environ 1 600 MWe. Il s’agissait de la première étape du plan de développement de l’énergie nucléaire en Pologne, la seconde consistant dans la construction de la centrale nucléaire « Warta » à Klempicz. Les travaux de construction de la centrale de Żarnowiec ont duré jusqu’en 1989, puis ils ont été abandonnés à la suite d’importants mouvements de protestation – liés à la catastrophe de Tchernobyl – conduits par les écologistes. Nous n’avons malheureusement pas su tirer les enseignements de cette histoire puisqu’en 2011, Żarnowiec a à nouveau été sélectionné, au côté de deux autres sites (Gąski et Choczewo), pour accueillir la première centrale nucléaire polonaise, prévue pour être construite à l’horizon 2020. En 2014, une étude gouvernementale a estimé qu’elle n’ouvrirait finalement qu’en 2024. Puis, début 2015, le ministre des Finances a tablé de son côté sur une mise en service en 2027. Le développement de l’industrie nucléaire en Pologne est un échec.
La situation actuelle
Le parti politique polonais Droit et justice, au pouvoir, a rédigé un document officiel intitulé « Politique énergétique polonaise » (PEP2040) dans lequel il annonce la construction de six centrales nucléaires à l’horizon 2043 pour une puissance fournie totale de 6 à 9 GWe, et ce dans le but de réduire les émissions de GES. La première centrale devrait entrer en service en 2033. Des négociations sont en cours quant au choix d’un partenaire pour sa construction et son exploitation, les États-Unis, la Corée du Sud et la France faisant partie des pays envisagés. L’atome est présenté comme une solution dans la lutte contre l’énergie carbonée, polluante. En Pologne, le conservatisme vert, qui voit dans l’énergie nucléaire un moyen de parvenir à la neutralité carbone, a le vent en poupe. Les conservateurs ne sont toutefois pas les seuls à soutenir la présence du nucléaire dans le mix énergétique puisque certaines formations politiques de gauche comme Razem en font de même. Différents groupes et programmes favorables au nucléaire voient actuellement le jour en Pologne (FOTA4Climate, le site Internet « Green atom »). Même les militants se divisent entre adversaires et partisans du nucléaire. Comment est-ce possible quand on voit ce qu’une catastrophe comme celle de Tchernobyl peut engendrer ?
Le spectre de Tchernobyl – positionnement de la société civile à l’égard de l’énergie nucléaire
Les études menées par le Centre polonais de l’opinion publique (CBOS) montrent l’évolution des réactions suscitées par la construction d’une centrale nucléaire dans le pays :
- 1988 : 29,5 % pour, 39,3 % contre, 31,1 % sans opinion[2] ;
- 1989 : 19,9 % pour, 45,9 % contre, 33,9 % sans opinion[3] ;
- 2006 : 30 % pour, 56 % contre, 14 % sans opinion[4] ;
- 2011 : 40 % pour, 53 % contre, 7 % sans opinion[5] ;
- 2013 : 35 % pour, 52 % contre, 13 % sans opinion[6] ;
- 2016 : 38 % pour, 50 % contre, 11 % sans opinion[7].
Les solutions alternatives que représentent les projets énergétiques citoyens ont du mal à exister au sein d’un système capitaliste reposant sur le nucléaire et l’approvisionnement énergétique offshore. Malgré l’extraordinaire potentiel du solaire et de l’éolien, le gouvernement polonais a bloqué le développement de ce secteur en 2016 en adoptant ce qu’on a appelé « la loi sur l’éloignement » : celle-ci stipule que les éoliennes d’une puissance supérieure à 40 kW doivent être éloignées d’une distance équivalant à au moins dix fois leur hauteur (pales et rotor compris) des habitations résidentielles et à usage mixte, ainsi que des zones à haute valeur environnementale. En pratique, il n’est donc possible de construire de grands parcs éoliens qu’au large de la mer Baltique. On peut toutefois espérer que l’intérêt pour l’énergie solaire citoyenne va se développer, car le gouvernement a lancé le programme « Mon électricité » qui prévoit le financement des installations photovoltaïques.
Le pacte vert pour l’Europe traite également de la sécurité et de l’indépendance énergétiques. Bien qu’il ne prenne pas en compte l’énergie nucléaire dans l’objectif de neutralité carbone, une récente initiative conjointe, incluant la Hongrie, la Slovaquie, la Roumanie, la Bulgarie, la République tchèque, Chypre, Malte ainsi que la Pologne, visant à inclure le nucléaire et le gaz dans les investissements verts dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, a été adressée à Ursula van der Leyen. En Pologne, les arguments anti-nucléaires soulignant les problèmes des déchets nucléaires ou des sources d'approvisionnement en uranium sont en effet très peu audibles dans le débat public. Le gouvernement persiste donc à investir dans l’énergie nucléaire dans l’optique de remplacer les centrales à charbon, en dépit de la faible rentabilité, du coût élevé, des risques et de la réticence des citoyens vis-à-vis des centrales nucléaires.
[2] CBOS BDF/67/7/88, Pour ou contre les centrales nucléaires – rapport d’étude, février 1988.
[3] CBOS BS/236/20/89, Pour ou contre les centrales nucléaires – rapport d’étude, Varsovie, décembre 1989.
[4] CBOS BS/108/2006, Opinions concernant la construction de centrales nucléaires en Pologne et le danger d’une crise énergétique mondiale – rapport d’étude, Varsovie, juin 2006.
[5] CBOS BS/48/2011, L’énergie nucléaire en Pologne – pour ou contre, Varsovie, avril 2011.
[6] CBOS BS/51/2013, Les Polonais au sujet de l’énergie nucléaire et du gaz de schiste, Varsovie, avril 2013.
[7] CBOS, Opinions et analyses n° 34, Les Polonais au sujet des sources d’énergie, de la politique énergétique et de l’état de l’environnement, Varsovie, 2016.