République Tchèque : la relance nucléaire

Analyse

Tandis que de nombreux pays européens, pour des raisons politiques ou économiques, réduisent progressivement la part d’énergie tirée du nucléaire, la République tchèque entend faire le chemin inverse. Dans ce pays, les réacteurs nucléaires sont présentés – et perçus par une grande partie de la population – comme une source d’énergie propre et sûre. On y affirme qu’ils vont remplacer le charbon, réduire les énormes quantités d’émissions de gaz à effet de serre, garantir l’autosuffisance énergétique et représenter la vitrine d’une industrie de pointe. Les esprits les plus fous estiment même que le pays devrait devenir une sorte de gigantesque centrale nucléaire européenne fournissant de l’énergie bon marché aux pays qui en manquent cruellement. Comment en est-on arrivé là ?

Tour centrale

Une tradition industrielle liée à l’atome

La Tchéquie (et la Tchécoslovaquie avant elle) est devenue un important producteur d’uranium à destination du bloc de l’Est grâce à ses gisements. La quantité d’uranium extrait entre 1946, date du début de son exploitation industrielle, et 2016 dépasse les 112 000 tonnes. La méthode employée, radicale, était le lessivage chimique, si bien que des millions d’hectolitres d’acide ont été injectés dans le sous-sol. L’utilisation de la lixiviation pendant 30 ans a contaminé les eaux souterraines et le sol et développé la présence de crassiers et de boues toxiques partout dans le pays[1][2]. Malgré cela, on envisage toujours un retour à l’extraction de l’uranium pour peu que cette activité soit rentable.

La présence de minerai d’uranium explique que l’industrie tchécoslovaque ait décidé d’installer son propre réacteur à eau lourde en 1958 à Jaslovské Bohunice (dans l’actuelle Slovaquie), réacteur qui a été définitivement mis à l’arrêt en 1977 suite à un grave accident industriel.

La première centrale nucléaire tchèque a été mise en service entre 1985 et 1987 à Dukovany. Composée de quatre réacteurs VVER-440 à eau pressurisée de conception soviétique, elle affiche une puissance totale de 1 878 MWe. Il est prévu que ces réacteurs soient définitivement mis à l’arrêt au bout de 50 années d’exploitation, une durée qui dépasse en réalité leur espérance de vie. Bien qu’ils ne satisfassent pas aux normes de sécurité actuelles et qu’ils ne soient même pas équipés d’une enceinte de confinement en béton armé, l’exploitant de la centrale – l’entreprise publique ČEZ – envisage de prolonger sa durée de vie jusqu’au milieu du 21e siècle[3].

L’autre centrale nucléaire est située à Temelín. Elle possède deux réacteurs VVER-1000 de conception soviétique et a été mise en service entre 2000 et 2002 après bien des débats, des retards et des dépassements de coûts. Sa puissance totale s’élève à 2 056 MWe, mais ses turbines se heurtent à des problèmes persistants[4].

La question des déchets nucléaires soulève un paradoxe intéressant. La Tchéquie doit trouver une solution parfaitement sûre pour stocker ses milliers de tonnes de combustible irradié. Comme ont pu le constater les institutions gouvernementales, les résidents de tous les sites envisagés ne veulent pas en entendre parler[5]. Cela n’empêche pas nombre de ceux qui ont peur que des déchets radioactifs soient stockés près de chez eux de penser qu’il faut continuer sur la voie du nucléaire – comme s’ils ne faisaient pas le lien entre le fonctionnement des réacteurs nucléaires et l’accumulation des déchets. Cette contradiction est particulièrement flagrante chez les maires des municipalités proches de Dukovany : ils soutiennent activement la construction du nouveau réacteur qui doit équiper la centrale, mais dans le même temps, ils veulent que le combustible usé, entreposé localement, soit envoyé ailleurs[6].

On entend souvent dire – mais peut-être prend-on ses désirs pour des réalités – que bientôt, de nouvelles technologies nucléaires permettront de brûler l’intégralité du combustible, alors qu’elles ne sont même pas à l’ordre du jour. Des décennies de propagande nucléaire ont fait des Tchèques l’une des sociétés d’Europe les plus confiantes dans la technologie. C’est sans doute cette propagande, ainsi que la foi dans l’importance de l’industrie nucléaire tchèque par le passé qui expliquent en grande partie que l’opinion publique soit massivement favorable à de nouveaux réacteurs[7]. Selon plusieurs sondages, en effet, la construction de nouvelles tranches rallie plus de la moitié de la population. Ces enquêtes ne demandent toutefois pas aux sondés s’ils sont prêts à payer ces nouveaux réacteurs (puisqu’ils vont inévitablement augmenter le prix de l’électricité) ni s’ils aimeraient avoir le choix entre l’énergie nucléaire et des sources d’énergie renouvelables. Or quand on leur pose ces questions, les réponses s’inversent[8]. Alors, pourquoi les énergies renouvelables se développent-elles si lentement en République tchèque ?

Les énergies renouvelables, concurrentes du nucléaire

Il y a dix ans environ, inspirée par l’Allemagne, l’Autriche et d’autres pays, la Tchéquie a semblé vouloir mettre l’accent sur le développement des énergies renouvelables via des mesures d’incitation à l’achat d’électricité. À l’époque, beaucoup pensaient à tort que l’ensoleillement n’était pas suffisant dans le pays pour en tirer de l’énergie. Cette croyance s’est un peu estompée aujourd’hui. L’enjeu consiste maintenant à mettre en place des incitations financières adaptées et à faire sauter les barrières administratives (la procédure d’autorisation d’une éolienne prend par exemple sept ans en Tchéquie).

Les premières incitations en direction des installations photovoltaïques étaient excessivement généreuses. Mais au lieu de remédier au mécanisme en lui-même, le gouvernement y a mis un terme. Le secteur, prometteur, est alors entré en stagnation et ne s’en est toujours pas remis. L’actuelle part des énergies renouvelables dans la consommation intérieure d’électricité, qui s’élève à 14 %, est bien en deçà de son potentiel[9][10]. Il serait compliqué d’expliquer qui était impliqué dans ce fonctionnement et pourquoi, mais de toute évidence, il s’agissait d’un moyen d’éliminer la concurrence. Le ministère de l’Industrie, des personnalités politiques influentes de tous horizons ainsi que des spécialistes des politiques énergétiques n’en continuent pas moins de parler de prétendues instabilité et carence des énergies renouvelables auprès du grand public. L’Energiewende de l’Allemagne n’est pas décrite comme une source d’inspiration ni comme une opportunité, mais comme une menace pour notre économie.

Cette situation est aussi liée aux plans actuels du gouvernement – celui de la Politique énergétique nationale et le Plan national énergie et climat – qui prévoient une utilisation très limitée des énergies renouvelables, s’en tenant à la part minimale requise pour atteindre les objectifs climatiques fixés par l’UE. Ces deux documents ont d’ailleurs fait l’objet de critiques répétées pour leur manque d’ambition et leurs lacunes. La part d’électricité produite grâce au solaire, à l’éolien, à l’eau et à la biomasse, bien qu’en hausse, ne devrait toutefois atteindre que 17 % à l’horizon 2030, tandis que le charbon sera toujours exploité dans les années 2030[11]. La loi sur le soutien aux énergies renouvelables, qui devrait introduire des incitations commerciales et stopper la stagnation de ce secteur, est repoussée depuis des années. Les efforts destinés à développer l’énergie nucléaire sont, en comparaison, soutenus et dynamiques.

L’énergie nucléaire et l’intérêt national

Les deux centrales nucléaires tchèques ont produit plus de 30 TWh d’électricité l’année dernière, soit environ un tiers de toute l’électricité du pays. La République Tchèque quitte peu à peu le clan des plus gros exportateurs d’électricité de la planète (il n’y a pas si longtemps, le pays en exportait plus que la centrale de Temelín n’en produisait), et pourtant, les exportations nettes se sont élevées à environ 10 TWh l’année dernière[12]. La politique énergétique qui a été approuvée prévoit que d’ici 2040, la puissance des centrales augmentera de 1 500 MWe (et que les vieux réacteurs de Dukovany seront remplacés)[13]. Toutefois, ces prévisions apparaissent d’ores et déjà irréalistes pour des raisons économiques.

Tous les efforts se concentrent désormais sur la construction d’un nouveau réacteur pour la centrale de Dukovany. Du fait du manque d’eau de refroidissement, sa puissance sera limitée à 1 200 MWe. Il doit être construit par ČEZ avec un apport sans précédent d’argent public. La démarche s’appuie sur un projet de loi controversé surnommé « Lex Dukovany » qui, dans les faits, protège le secteur nucléaire de ses concurrents sur le marché de l’énergie et transfère les risques industriels sur les consommateurs et le budget de l’État. Un prêt avantageux sans acompte sera accordé pour cet investissement de 9,7 milliards d’euros et il sera sans intérêt pendant la phase de construction afin de limiter les coûts que l’investisseur engage dans ce gigantesque projet[14].

ČEZ insiste sur l’obligation contractuelle pour l’État d’acheter l’électricité produite par le nouveau réacteur à un prix qui couvre ses coûts et lui permette de réaliser des profits raisonnables – c’est-à-dire à un prix plus élevé que celui du marché. La différence sera supportée par les consommateurs.

Si le réacteur est terminé, ce qui devrait être le cas vers 2040, la « surcharge nucléaire » s’ajoutera aux factures d’électricité pendant les 30 années suivantes, voire les 60, car le gouvernement étudie la possibilité de la prolonger jusqu’à la fin de vie du réacteur.

L’aval de la Commission européenne à ce type de soutien pourrait ouvrir la voie à la construction de deux nouveaux réacteurs à Temelín au nom de l’autosuffisance illusoire du pays.

Autre aspect intéressant du dossier : la possible participation d’un fournisseur de technologie chinois ou russe, qui peut être perçue comme préjudiciable à la sécurité. Le président tchèque Miloš Zeman est favorable à un rapprochement avec la Chine, mais ses conseillers ont aussi des intérêts commerciaux en Russie. Il n’existe malheureusement pas en République Tchèque de grand parti politique siégeant au Parlement qui ait un point de vue critique sur le nucléaire et plus particulièrement sur les questions de sécurité et de stockage des déchets.

Transformer l’approvisionnement énergétique

La République tchèque doit procéder sans tarder à l’abandon progressif du charbon et à la modernisation de son industrie énergétique, mais elle ne pourra y arriver en consacrant jusqu’à 1 000 milliards de couronnes tchèques[15] à la technologie nucléaire. Cette politique a peut-être fonctionné au siècle dernier, mais la place importante occupée par le nucléaire n’est pas compatible avec le concept d’énergie décentralisée qui implique de nombreuses sources d’énergie intermittentes et renouvelables, leur empilement et une gestion complètement différente de la stabilité. En outre, l’électricité produite par le nouveau réacteur de la centrale de Dukovany ne serait pas disponible avant 2040, ce qui n’est pas acceptable si on veut remplacer le charbon.

Nous devons donc accélérer la préparation d’une nouvelle Politique énergétique nationale empreinte de courage et de la souplesse nécessaire pour s’adapter technologiquement, économiquement et politiquement à une situation énergétique en constante évolution.

 

[1] « Uranium 2018: Resources, Production and Demand », AEN et AIEA, 2018, voir https://www.oecd-nea.org/ndd/pubs/2018/7413-uranium-2018.pdf.

[2] „Zpráva o výsledcích aktualizace analýzy rizik a jejích dopadů do celkových nákladů a výdajů spojených s řešením důsledků po chemické těžbě uranu a souvisejících činností v oblasti Stráže pod Ralskem a způsob jejich financování pro období let 2012 až 2042“, materiál pro jednání vlády, 11. ledna 2012.

[3] AIEA/PRIS, statistiques par pays – République tchèque, https://pris.iaea.org/PRIS/CountryStatistics/CountryDetails.aspx?current=CZ.

[4] AIEA/PRIS, statistiques par pays – République tchèque, https://pris.iaea.org/PRIS/CountryStatistics/CountryDetails.aspx?current=CZ.

[5] « The World Nuclear Waste Report 2019 - Focus Europe », chapitre sur la République tchèque, Rebecca Harms et son équipe, 2020, voir https://worldnuclearwastereport.org/.

[6] Platforma proti hlubinnému úložišti, voir www.platformaprotiulozisti.cz.

[7] « Czech Public Opinion on Nuclear Energy – June 2020 », Centre de recherche sur l’opinion publique (Centrum pro výzkum veřejného mínění), 2020, voir https://cvvm.soc.cas.cz/cz/tiskove-zpravy/ostatni/ekologie/5331-verejnost-o-jaderne-energetice-cerven-2020.

[8] « Veřejné mínění o OZE_2020 », Hnutí DUHA, 2021, voir https://www.hnutiduha.cz/publikace/verejne-mineni-o-oze2020.

[9] « Obnovitelné zdroje energie v roce 2019“, ministère de l’Industrie et du Commerce, 2020, voir https://www.mpo.cz/cz/energetika/statistika/obnovitelne-zdroje-energie/obnovitelne-zdroje-energie-v-roce-2019--256925/.

[10] « 2030: z obnovitelných zdrojů skoro tolik elektřiny jako dnes z uhlí », tisková zpráva Komory obnovitelných zdrojů energie, 2020, voir https://www.komoraoze.cz/?fullpage=1&clanek=186.

[11] « The National Energy and Climate Plan of the Czech Republic », ministère de l’Industrie et du Commerce, 2020, voir https://www.mpo.cz/en/energy/strategic-and-conceptual-documents/the-national-energy-and-climate-plan-of-the-czech-republic--252018/.

[12] « Čtvrtletní zpráva o provozu elektrizační soustavy ČR – 4. čtvrtletí 2021 », Office de régulation de l’énergie, 2021, voir http://www.eru.cz/documents/10540/6616306/Ctvrtletni_zprava_2020_IV_Q.pdf/ef32acbe-8093-4abd-a2cc-43ae3470bf96.

[13] « State Energy Policy », ministère de l’Industrie et du Commerce, 2015, voir https://www.mpo.cz/en/energy/state-energy-policy/state-energy-policy--233258/.

[14] « Vládní návrh zákona o opatřeních k přechodu České republiky k nízkouhlíkové energetice », ministère de l’Industrie et du Commerce, 2020, voir https://www.psp.cz/sqw/text/tiskt.sqw?O=8&CT=966&CT1=0.

[15] Soit 38,7 milliards d’euros. [N.d.T.]