Le 35e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl est l’occasion de constater qu’en Hongrie, l’indigeste plat de l’énergie nucléaire ne passe toujours pas. Cela n’empêche pas l’opinion publique, contrairement à la classe politique et notamment au gouvernement en place, de continuer à suivre et à intégrer l’évolution du marché énergétique mondial et de soutenir les énergies renouvelables et les solutions durables au détriment du nucléaire.

En Hongrie, le 26 avril 1986 – date de la catastrophe de Tchernobyl – a marqué un point de départ pour de nombreux militants verts et antinucléaires de ma génération. Notre conscience environnementale et notre volonté d’agir s’enracinent notamment dans ces événements tragiques et dans le choc provoqué par les informations et les images qui ont filtré d’URSS au début de notre adolescence. Chose étonnante, la catastrophe de Tchernobyl n’a pas pour autant donné naissance à un mouvement antinucléaire développé et actif en Hongrie. À l’image de ce qui s’est passé lors de la construction du barrage de Gabčikovo-Nagymaros sur le Danube, ce sont d’autres questions environnementales qui ont présidé à la formation du mouvement écologiste à la fin des années 1980 et durant la période de transition.
Où en sommes-nous 35 ans plus tard, alors que le pays lance son second projet de centrale nucléaire qui vient s’ajouter à la centrale de Paks 1, construite par l’Union soviétique à l’époque de la catastrophe de Tchernobyl ? Quels sont les dilemmes soulevés et comment l’opinion publique perçoit-elle l’énergie nucléaire en Hongrie en ce 35e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl et dix ans après l’accident de Fukushima ? La question a-t-elle intégré le discours public et peut-elle bénéficier aux Verts ?
Les accidents nucléaires ont toujours jeté une ombre sur les projets de développement de la Hongrie en la matière. La première et unique centrale du pays a été construite par l’Union soviétique dans les années 1980 : dotée de quatre réacteurs VVER-440, elle a été mise en service entre 1982 et 1987, c’est-à-dire à l’époque de la catastrophe de Tchernobyl. Sa durée de vie était au départ de 30 ans, mais elle a été prolongée de 20 ans entre 2012 et 2017, juste après l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi, survenu en mars 2011. Le soutien de l’énergie nucléaire par la sphère politique a longtemps constitué pour ainsi dire une évidence, si bien que la construction de tranches supplémentaires sur le site de Paks 1 pour remplacer celles qui arriveront en fin de vie au milieu des années 2030 a été programmée. Ce consensus politique a été pour la première fois brisé par le LMP, le premier parti vert à faire son entrée au Parlement en 2010. Le LMP a ensuite rallié davantage de soutiens lorsque le gouvernement populiste du Fidesz dirigé par le Premier ministre Victor Orbán a renoncé à lancer un appel d’offre publique à l’international pour la construction des tranches supplémentaires, confiant celle-ci à l’entreprise russe Rosatom au terme d’un accord discutable signé en 2014. Les craintes d’ingérence politique et de dépendance énergétique accrue à l’égard de la Russie, les préoccupations relatives au coût de l’opération, ainsi que la chute du prix des sources d’énergie alternatives renouvelables ont stimulé la rapide diffusion des critiques écologiques envers le projet. Dès 2014, les sondages d’opinion montraient que plus de 60 % de la population hongroise rejetait l’idée d’une centrale nucléaire construite par la Russie[1] et était favorable à une nette augmentation des investissements en faveur des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique.
Il ne fait aucun doute que les considérations géopolitiques jouent un rôle important dans l’opinion défavorable du grand public. Selon les sondages, 50 % des personnes interrogées s’opposent à la construction d’une nouvelle centrale nucléaire (et préfèrent que les investissements se portent sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique), un chiffre qui grimpe à 66 % lorsque le pays responsable de la construction est la Russie.[2] C’est aussi l’opinion qui prévaut chez les professionnels. Les projets nucléaires ne relèvent jamais strictement de la sphère économique pour la Russie, ils sont toujours empreints de manœuvres politiques. Or l’influence russe et la dépendance à l’égard de ce pays sont vues d’un mauvais œil par les citoyens hongrois, y compris dans le camp du Fidesz.
Le coût élevé du projet arrive en deuxième position dans les arguments qui lui sont défavorables. Malgré la communication gouvernementale vantant « l’énergie bon marché » fournie par la nouvelle centrale nucléaire, la conviction générale est que le projet est extrêmement coûteux et qu’investir dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique pourrait garantir à la Hongrie un approvisionnement à long terme pour un coût nettement moindre. S’ajoute à cela des sentiments hostiles à Moscou puisque 80 % des coûts sont couverts par un prêt russe aux conditions étonnamment défavorables.
Les risques environnementaux et sanitaires suscitent eux aussi de vives critiques. Le choix du site d’enfouissement des déchets nucléaires hautement radioactifs, situé à quelques kilomètres de la ville de Pécs, au sud de la Hongrie, a ainsi donné lieu à des prises de position animées et à une campagne locale d’opposition. La possible pollution thermique du Danube par les eaux de refroidissement de la centrale lorsqu’elles seront rejetées dans le fleuve[3] fait elle aussi partie des grands sujets de préoccupation de la population. Et, plus récemment, l’inquiétude est née de l’analyse potentiellement défavorable des risques sismiques sur le site de la centrale[4], une analyse qui, de source sûre, est prise au sérieux par les autorités autrichiennes.
Le gouvernement hongrois semble toutefois maintenir son soutien plein et entier à un projet qui, dans la pratique, se heurte à de nombreux obstacles. La construction aurait dû démarrer début 2018 déjà, mais il manque encore un certain nombre de permis au dossier, si bien qu’en étant assez optimiste, on peut prévoir les premiers travaux pour début 2022, soit avec quatre ans de retard. Un retard majoritairement dû au fait que les plans russes n’obéissent pas aux normes de l’UE, ce qui suscite des inquiétudes supplémentaires quant à une possible envolée des coûts[5].
Quelque controversé que le projet puisse être, il est d’une importance capitale pour la Russie, car il lui permet de maintenir la pression sur le gouvernement hongrois. La technologie nucléaire fait partie des très rares produits d’exportation high-tech de la Russie[6], or le pays est actuellement fragilisé par la baisse de la demande de ses produits d’exportations phares que sont le pétrole et le gaz et par la chute de leur cours, si bien qu’il est primordial pour lui d’avoir accès au marché nucléaire de l’UE. Ironie de la situation, sa volonté d’échapper à sa dépendance à l’égard des exportations de combustibles fossiles lui ouvre un marché lui aussi en déclin. De son côté, le gouvernement hongrois est face à un épineux dilemme : tandis que, politiquement, le pays est engagé vis-à-vis de la Russie et du contrat conclu, les obstacles s’accumulent qui empêchent d’intégrer le projet aux futurs marchés énergétiques européens et donc hongrois. Résultat : le gouvernement hongrois fait des pieds et des mains pour transformer la politique de l’UE en matière d’énergie, de concurrence et de marché intérieur afin qu’elle devienne plus favorable à l’énergie nucléaire (russe) et qu’elle finance des projets acceptés en tant qu’investissements verts dans la taxinomie européenne. Ce projet est donc aussi important pour la Hongrie, qui veut sécuriser un accord qui lui est défavorable, que pour la Russie qui cherche à faire passer en force sa technologie nucléaire auprès d’un membre de l’UE.
Si les enjeux internationaux sont élevés, en Hongrie même, la question du nucléaire se fait encore et toujours discrète. Elle a certes intégré le débat politique et la plupart des campagnes électorales depuis 2014, mais sans être déterminante. Et on note toujours une étonnante divergence entre la position du gouvernement et celle de l’opinion publique. Ce contraste fait de Paks 2 un sujet décisif pour l’écologie politique en Hongrie où les Verts sont non seulement les opposants les plus déterminés et les plus visibles au projet, mais où ils doivent leur crédibilité au fait qu’ils suivent la même ligne politique depuis des années, tandis que l’attitude des autres partis d’opposition vis-à-vis du nucléaire est plus sujette à caution.
Le 35e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl est l’occasion de constater qu’en Hongrie, l’indigeste plat de l’énergie nucléaire ne passe toujours pas. Cela n’empêche pas l’opinion publique, contrairement à la classe politique et notamment au gouvernement en place, de continuer à suivre et à intégrer l’évolution du marché énergétique mondial et de soutenir les énergies renouvelables et les solutions durables au détriment du nucléaire. La voie est donc libre pour les deux partis verts qui siègent au Parlement national, Dialogue et le LMP, s’ils veulent gagner le soutien du grand public en prenant les rênes du combat contre le funeste projet Paks 2.