La Politique Agricole Commune (PAC), destinée à encadrer le secteur de l’agriculture au niveau européen, a récemment fait l’objet de négociations au sein de l’Union européenne. Une réforme doit maintenant être déclinée à l’échelle nationale par les Etats membres : pourquoi cette nouvelle PAC est-elle mise en place différemment en France et en Allemagne ? Les critiques citoyennes parviennent-elles à se faire entendre ? Décryptage.
Alors que les négociations pour la réforme de la PAC viennent de s'achever au niveau européen les 24 et 25 juin dernier, les Etats membres, aux premiers rangs desquels la France et l’Allemagne, ont déjà ficelé l’essentiel de la déclinaison de cette réforme au niveau national, au travers d’un document appelé Plan Stratégique National (PSN). Si les ministres de l’agriculture français et allemand ont été deux voix influentes au Conseil des Ministres, incarnant une ligne plutôt conservatrice par rapport au Parlement européen, la déclinaison nationale de la future PAC à travers les PSN a été élaborée différemment dans les deux pays, sur fond commun de campagne électorale. L’avancement dans la rédaction des PSN nous permet déjà d’entrevoir à quoi ressemblera la future PAC dans ces deux Etats membres, qui sont tous les deux d’importants bénéficiaires de la PAC.
Un duo franco-allemand initialement ambitieux ….
La présidence tournante de l’Union européenne a été assurée par l’Allemagne du 1er juillet au 31 décembre 2020. Ultime étape des négociations au niveau européen, les trilogues ont commencé en novembre dernier sous présidence allemande, avant de se poursuivre sous présidence portugaise. En amont de ces discussions, la mission majeure de la présidence allemande a été de trouver un accord au sein du Conseil, arraché plus vite que prévu en octobre 2020, en même temps que le vote au Parlement européen. Si peu de compromis ont été trouvés en trilogues entre novembre et décembre sous présidence allemande, le pays est néanmoins resté influent dans la suite des négociations.
Durant la phase de négociation interne au Conseil, visant à parvenir à un compromis entre les 27 ministres de l’agriculture, la France et l’Allemagne ont fait partie des rares Etats membres à ne pas prôner un affaiblissement total de la proposition initiale de règlement de la Commission européenne. La France s’est positionnée en faveur du renforcement de la régulation des marchés dans le règlement relatif à l’OCM (Organisation Commune des Marchés) et a défendu l’instauration d’une conditionnalité sociale, permettant de rendre inéligible les bénéficiaires ne respectant par les directives relatives au droit du travail. Quant à l’Allemagne, elle a porté prioritairement le sujet du bien-être animal et a défendu l’instauration d’un budget minimal de dépenses environnementales relativement élevé.
… mais désormais loin de tirer les négociations vers le haut au Conseil
Si la France et l’Allemagne ont fait partie des États prônant certaines mesures ambitieuses au Conseil, militant conjointement pour rendre les éco-régimes obligatoires, ces Etats ont par la suite revu leur ambition à la baisse. Leur position a en effet évolué quand les négociations se sont accélérées en trilogues. Pendant les derniers mois de négociations, le Conseil a fait front contre la Commission et le Parlement européen. Les positions allemande et française se sont durcies, à une période où l'Allemagne ne disposait plus de la présidence et où Julien Denormandie, ministre français de l’Agriculture et de l’Alimentation (LREM), traçait une ligne politique très consensuelle avec la profession agricole majoritaire.
En France, Julien Denormandie espérait en effet des arbitrages a minima qui ne l'obligent pas à revoir sa copie du PSN, qui s’annonce pour le moins contestable au regard des objectifs du Pacte Vert notamment. Quant à l’Allemagne, sa ministre de l’Agriculture Julia Klöckner (CDU) a été critiquée en particulier par les Verts allemands après l’échec des négociations sur la réforme de la PAC le 28 mai, accusée d’avoir sapé des propositions qu’elle avait faites sur la scène nationale et d’avoir incarné la ligne “dure” au Conseil. Julia Klöckner a quant à elle rejeté la faute sur la Commission européenne, jugeant que cette dernière n'avait pas joué son rôle d’intermédiaire de façon et qu’elle aurait voulu sciemment faire échouer les trilogues fin mai dernier. Une clôture de ces négociations interinstitutionnelles avait en effet initialement été attendue pour le mois de mai, mais les points d’achoppement nombreux entre le Parlement et le Conseil ont repoussé la conclusion de l’accord à fin juin 2021.
Des négociations au niveau national qui se sont déroulées sur fond d’élections
Dans sa proposition législative de 2018, la Commission européenne a inclus un nouveau modèle de mise en œuvre, requérant de chaque État membre qu’il prépare un Plan Stratégique National (PSN) dans lequel il énonce des grandes lignes de la mise en œuvre de la réforme de la PAC sur son territoire. Dans les deux pays, c’est dans un contexte électoral que se sont déroulées les négociations (au niveau national) pour la déclinaison de la PAC. En France, les élections régionales ont été l’occasion de mettre les mesures gérées par les Conseils régionaux[1] à l’agenda de la campagne et ont permis aux parties prenantes locales d’interpeller les candidat·e·s sur leurs engagements en matière de gestion de la PAC. Parallèlement, il est également indéniable que les arbitrages opérés par le gouvernement français, reflets d’une volonté affichée de stabilité visant à ne pas froisser la profession agricole majoritaire, s’inscrivent déjà dans une stratégie électorale en vue de l’élection présidentielle de 2022.
En Allemagne, ce sont les élections législatives (Bundestagswahl) qui ont conditionné le calendrier d’élaboration du PSN. Les élections ayant lieu en septembre prochain, l’enjeu pour la CDU reste de clôturer la rédaction de son PSN avant cette date. Dans une certaine mesure, le contexte électoral a également influencé le contenu du PSN : pour parvenir à un accord entre l’Etat et les Länder sur le futur PSN, la CDU a dû donner des garanties aux Länder dirigés par des Verts. Le parti d’Angela Merkel s’est en effet trouvé dans une position d'équilibriste, forcée de s'assurer du soutien réitéré de la profession agricole majoritaire, tout en se montrant progressiste et à l’écoute des attentes sociétales, et des électeurs écologistes.
Des Régions françaises qui perdent en périmètre de compétence là où les Länder allemand gagnent en influence
En France, sur la précédente programmation de la PAC, les Régions étaient autorités de gestion de tout le second pilier de la PAC, mais soumises au respect d’un cadre national étatique. Elles deviendront à partir de 2023 autorités de gestion uniquement pour les aides non surfaciques du second pilier mais avec une pleine autonomie sur ces quelques mesures (aides à l’installation, à l’investissement, etc.) : une nouvelle répartition qui n’a pas été au goût des Conseils régionaux, qui auraient souhaité conserver la gestion des mesures phares d’accompagnement de la transition agroécologique, comme les mesures agro-environnementales et climatiques.
En Allemagne, les Länder gardent la main sur toutes les mesures du second pilier. Ces derniers ont joué un rôle décisif dans les négociations au niveau national : les ministres de l’agriculture des seize régions allemandes sont parvenus à un accord en mars 2021, ce qui a permis de tirer vers le haut les négociations avec l’Etat fédéral, notamment concernant le taux de transferts de crédits du premier vers le second pilier.
Processus démocratique : la France offre une arène de débat aux citoyen·ne·s et aux ONG, l’Allemagne passe par le Parlement.
En France, le PSN est un document purement programmatique sur lequel l’Assemblée nationale et le Sénat n’ont aucune compétence, ce qui signifie que le ministre de l’agriculture est en réalité l’arbitre final de ce qui figurera dans le PSN. Si la future PAC n’a donc pas fait l’objet d’une procédure législative, elle a néanmoins été soumise à discussion dans le cadre du débat public ImPACtons! organisé par la Commission Nationale du Débat Public au cours de l’année 2020. D’une ampleur inédite, cette consultation a permis de recueillir les contributions des citoyen·ne·s français·es pour la réforme de la PAC. Parallèlement, une concertation officielle d’une trentaine d’organisations agricoles et citoyennes, en plus d’un ensemble d’autorités publiques plus ou moins directement concernées par la PAC, a été orchestrée par le ministère de l’agriculture et de l’alimentation (MAA).
S’il convient de saluer ces efforts de consultation, censés assurer écoute et transparence, les premiers arbitrages rendus par le ministre Julien Denormandie en mai dernier ont largement fait fî des demandes citoyennes exprimées pendant le débat public et des propositions portées par les ONG et la société civile auprès du MAA, au profit de la frange conservatrice de la profession agricole.
En Allemagne, le caractère démocratique de l’élaboration du PSN réside dans la loi. Le 13 avril 2021, la ministre de l’agriculture a transmis au parlement allemand trois projets de loi pour leur futur PSN, fruit d’un compromis avec l’ensemble des ministres de l'agriculture des Länder. Il faudra certainement s’attendre à ce que cette procédure législative soit utilisée par le gouvernement allemand pour faire valider plus facilement et rapidement son PSN auprès de la Commission européenne que d’autres Etats membres. En effet, dans le cas où cette dernière exigerait que l’Allemagne revoie sa copie pour améliorer les objectifs à atteindre, le passage devant le Bundestag pourrait permettre aux autorités allemandes de faire valoir aux fonctionnaires de Bruxelles le caractère démocratique des positions inscrites dans leur PSN.
Quel contenu pour les PSN allemand et français ? Comparaison des arbitrages nationaux
Si en France comme en Allemagne, la version finale des PSN pour transmission à la Commission n’est pas encore achevée, ce qui figure dans le projet de loi allemand et les premiers arbitrages rendus par Julien Denormandie permettent déjà de dresser un premier comparatif :
Un premier élément majeur de progression dans le PSN allemand sera le taux de transfert de crédits du premier vers le second pilier : il s’agit d’un choix important qui permettra d’abonder les mesures d'accompagnement de la transition essentiellement concentrées sur le second pilier (conversion à l’agriculture biologique, mesures agro-environnementales et climatique, etc.). Fixé auparavant à 6%, le taux de transfert passera à 10% en début de programmation pour atteindre 15% en 2027. La France a quant à elle fait le choix du statu quo (7,5%), afin de ne pas diminuer la part de budget allouée aux aides de base à l’hectare dans le premier pilier, dont les effets pervers sont pourtant bien connus.
A propos de ces aides de base au revenu, l’Allemagne franchit également un pas important : elle acte le passage du système de droit à paiement au système dit “simplifié”, qui permet d’accorder un montant à l’hectare uniforme sur l’ensemble du territoire national. En France, où des efforts ont été réalisés ces dernières années pour harmoniser les montants des droits à paiements, on freine des quatre fers pour “ne pas aller trop loin” et la perspective d’une harmonisation totale est encore repoussée. Ainsi, certains agriculteurs continueront de recevoir des montants d’aide à l’hectare supérieurs à ceux d’autres régions, sans autre justification que des références historiques totalement obsolètes. Quant au plafonnement de ces aides, ni la France ni l’Allemagne n’a fait le choix d’activer cette mesure, qui permettrait pourtant de mettre fin aux situations dans lesquelles certains bénéficiaires touchent jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros.
Concernant le paiement redistributif, la France a également fait le choix du statu quo : un budget de 10% du premier pilier sera à nouveau alloué à cette mesure, qui permet de soutenir prioritairement les premiers 52 hectares d’une ferme (corrigeant ainsi légèrement les effets délétères de l’aide de base). Sur ce point, l’Allemagne est légèrement plus ambitieuse : un budget de 12% et un seuil de 60 hectares, avec un montant supérieur jusqu’aux quarante premiers. L’établissement de ce seuil permet de cibler encore plus les tout premiers hectares. Cette comparaison est d’autant plus étonnante, que le paiement redistributif est, à l’origine, une mesure défendue par la France à l’occasion de la précédente réforme, qui y a alloué un budget plus important que l’Allemagne sur la période 2015-2020.
Du côté des éco-régimes, nouveau dispositif environnemental de cette PAC, les Etats membres devront y allouer au minimum 25% de leur budget du premier pilier : avant la clôture des trilogues, la France avait d’ores et déjà déclaré qu’elle alignerait ce budget sur le minimum requis dans le règlement. Concernant les pratiques éligibles, elles ont été décidées en France sur la base de leur adoption a priori par la quasi-totalité des agriculteur·rice·s, dans le but de parvenir à un éco-régime “inclusif”. Un raisonnement qui vide le dispositif de son objectif initial : rémunérer les efforts environnementaux consentis par les paysan·ne·s.
L’Allemagne avait quant à elle anticipé sur la fin des trilogues, en inscrivant dans son projet de loi que son budget dédié serait de 25%. A budget égal, elle propose par ailleurs une liste de pratiques éligibles légèrement plus ambitieuse que la France, dans la mesure où l'intérêt écologique de ces pratiques prime sur l’objectif d’éligibilité maximale chez les agriculteur·rice·s.
Concernant les aides couplées, qui contrairement aux aides de base au revenu, permettent de soutenir prioritairement certaines productions, c’est la première fois que l’Allemagne décide de les activer. Dans une logique libérale, l’Allemagne s’est toujours abstenue de recourir à des aides couplées, qu’elle utilisera désormais à hauteur de 3% du budget du premier pilier pour soutenir les productions animales de ruminants. La France, qui allouait déjà le maximum permis par le règlement européen pour les aides couplées, reconduit cette enveloppe à hauteur de 15% du budget, en modifiant néanmoins sa répartition au profit des productions végétales (légumineuses essentiellement). Les aides couplées animales, dont le budget baisse donc légèrement, seront par ailleurs désormais allouées “à la tête” selon l’Unité Gros Bétail (UGB) et non plus “à la mère”, ce qui devrait permettre de primer les jeunes animaux et ainsi d’éviter qu’ils soient exportés vivants vers d’autres pays.
Lors des négociations au niveau européen, récemment clôturées par l’accord politique en trilogues, les positions des ministres de l’agriculture allemand et français au Conseil ont alterné entre progressisme et conservatisme. Si la France s’était dotée jusqu’à présent d’une PAC plus juste, mieux répartie et davantage tournée vers l'agroécologie qu’en Allemagne, cette réforme semble augurer un renversement. Les marges de manœuvre nouvellement offertes dans les Plans Stratégiques Nationaux ont été un moyen d’assurer une certaine stabilité pour le gouvernement français, tandis que l’Allemagne semble y avoir vu une opportunité pour aller plus loin dans la redistribution des aides et dans l’accompagnement de la transition agroécologique. Le contexte électoral et politique propre à la France a finalement joué en faveur d’un PSN du statu quo, là où la présence des Verts dans certains Länder et l’imminence des élections législatives a plutôt débouché sur des évolutions louables dans le PSN allemand.
[1] Les Régions gèrent les mesures non-surfaciques du second pilier à partir de 2023