Absence d'interactions sociales, manque de soutien de l’administration et du corps enseignant et même des abus ici et là... Comme tant d’autres étudiants roumains, Vladimir et Cătălina ont connu une première année universitaire difficile. Ils ont ressenti un profond sentiment d’abandon qui risque de durer.
Par Nicoleta Coșoreanu, Voxeurop
Ce n’est qu’en janvier de cette année, près de quatre mois après avoir débuté ses études en communication et relations publiques à l’université "Babeș Bolyai" de Cluj-Napoca, que Vladimir Ciobanu a pu enfin faire connaissance avec ses condisciples. Le déclic est venu quand son amie Cătălina Perju est allée chez lui pour lui teindre les cheveux en blond. Vladimir a alors publié sur Instagram Stories des photos de ce changement de look radical. Certains ont réagi et Vladi a engagé des conversations, notamment avec une fille dont il a découvert qu’elle vivait de l’autre côté du pâté de maison.
Bons amis depuis le lycée à Bucarest, Vladi et Cătălina ont décidé l’an dernier d’étudier ensemble à l’université de Cluj-Napoca. Mais ils ont appris, deux semaines avant le début des cours, que le premier semestre se déroulerait en ligne en raison de la pandémie (ce qui sera également le cas lors du second semestre, d’ailleurs). Vladi ayant déjà commencé à payer la location de son appartement à Cluj-Napoca, il a décidé d’y rester, tandis que Catalina, étudiante en journalisme, est retournée à Bucarest alors qu’elle avait envisagé au début de loger sur le campus. "Nous avions prévu de rester ensemble à Cluj depuis le début. C’était bizarre [d’être séparés]", explique-t-elle.
En Roumanie, chaque université a pu choisir librement d’enseigner en présentiel ou en distanciel. La plupart ont préféré cette dernière option, ce qui a eu au moins le mérite d’un peu de cohérence par rapport aux écoles, qui ont constamment alterné entre l’enseignement traditionnel et celui en ligne, au gré de l’évolution du contexte épidémiologique. Mais cela a révélé également les failles profondes du système.
L’un des problèmes réside dans le fait que les campus manquent de chambres. Chaque année, environ 100 000 étudiants choisissent ce mode de résidence, plus économique que la location d’un appartement et plus propice aux relations sociales. Or, les mesures de distanciation sociale dictées par le Covid-19 ont entraîné une baisse considérable des chambres disponibles. Parmi les 6 700 chambres que compte le campus de l’université "Babeș Bolyai", par exemple, 1 800 ont pu être attribuées seulement, essentiellement à des étudiants de maîtrise, de doctorat et étrangers. Les étudiants qui avaient loué leur appartement avant la décision d’enseigner à distance ont perdu les deux mois de loyer payés à l’avance. Nombre d’entre eux ont décidé de retourner chez leurs parents.
“Tout le monde dit que ce sont les plus belles années de votre vie, que l’on va vivre des aventures formidables. Mais on est forcément déçu quand ce n’est pas le cas, d’autant plus que ce n’est pas notre faute”
Cătălina
Ce n’est qu’en février dernier que Cătălina a réussi à trouver une chambre sur le campus. Au début, cependant, elle n’avait pas le cœur à la décorer, à fixer des affiches au mur ou à disposer les meubles à son goût. Ce n’était pour elle qu’un endroit provisoire où elle pouvait simplement dormir avant de rentrer chez ses parents à Bucarest, à six heures de là en voiture ou, pire encore, à douze heures en train. "Je n’étais jamais entièrement ici, ni entièrement là-bas", souligne-t-elle. Un sentiment de solitude l’étreignait et elle ne parvenait pas à se sentir chez elle. Elle avait pourtant bien entendu parler de la vraie "vie d’étudiant" de la bouche des anciens...
"Tout le monde dit que ce sont les plus belles années de votre vie, que l’on va vivre des aventures formidables. Mais on est forcément déçu quand ce n’est pas le cas, d’autant plus que ce n’est pas notre faute", déplore Cătălina. Quant à Vladi, sa vie s’est résumée à regarder un écran dans un sentiment de solitude : "c’est comme si j’avais acheté des cours en ligne et que je les faisais défiler en arrière-plan, ou comme si j’écoutais un podcast. Voilà comment s’est passée ma première année à l’université".
Force est de constater que certains professeurs n’ont pas vraiment réussi à adapter leur méthode d’enseignement à distance. Vladi, par exemple, avait entendu parler d’une enseignante qui avait l’habitude d’apporter des friandises et proposait des cours interactifs et dynamiques. Mais elle se limitait en fait à lire le contenu de diapositives sur Zoom et le tout était bouclé en 20 minutes, précise-t-il. Cătălina, pour sa part, espérait réaliser de vrais reportages. Mais elle a dû se contenter de rédiger des infos en s’inspirant de la télévision ou de vidéos sur YouTube. "Je me suis limitée à interviewer des gens au centre commercial et à écrire un article sur l’inondation de nos chambres après des pluies intenses", regrette-t-elle.
Selon une enquête publiée au début de la pandémie, 59 % des étudiants estimaient que les cours en ligne étaient "pires" ou "bien pires" que ceux en présentiel. Les raisons invoquées étaient l’absence d’interaction sociale, l’impossibilité d’avoir accès aux bibliothèques et l’obligation de travailler davantage seul. 49 % avaient du mal à joindre le personnel de l’université pour régler des problèmes administratifs, tandis que 46 % expliquaient que la communication avec les professeurs était devenue plus difficile.
“C’est comme si j’avais acheté des cours en ligne et que je les faisais défiler en arrière-plan, ou comme si j’écoutais un podcast. Voilà comment s’est passée ma première année à l’université”.
Vladi
Par ailleurs, les cours en distanciel ont également mis en lumière des abus commis par certains professeurs, déclenchant un débat public autour de leur obligation de rendre des comptes au sein du système éducatif roumain. Ainsi, une professeure de l’université de Bucarest a été licenciée après la diffusion de vidéos la montrant en train d’insulter, d’humilier et de harceler ses étudiants. De même, une enquête a été ouverte à l’Université de médecine et de pharmacie de Bucarest après qu’une de ses professeures a été surprise en train de crier sur ses étudiants et de les rabaisser pendant des cours en ligne. Dans les deux cas, d’anciens étudiants ont commencé à prendre la parole pour dénoncer ces abus, qui duraient en fait depuis des années.
Tout cela démontre une fois de plus que les étudiants n'ont pratiquement pas voix au chapitre en Roumanie, que ce soit à l’université ou dans l’enseignement inférieur. Il ressort d’une autre enquête, menée entre 2018 et 2020 par le ministère des Sports et de la Jeunesse, que les jeunes ont de moins en moins confiance dans les institutions de l’État, ainsi que dans les personnes en général. "La moitié des étudiants est d’avis qu’il vaut mieux ne pas faire confiance à autrui et que personne ne se soucie vraiment des gens qui les entourent", selon cette enquête. Il s’agit d’un cercle vicieux qui rend les individus peu enclins à s’engager en tant que citoyens ou à essayer de changer les choses.
Cătălina s’est sentie frustrée de ne pas avoir la mainmise sur le déroulé des événements et de ne jamais avoir été consultée à ce sujet. L’an dernier, au terme de ses études secondaires, elle n’a eu aucun mot à dire sur la façon dont les autorités ont organisé les examens au niveau national. Elle et Vladi font désormais partie d’une génération qui n’a pas vraiment terminé l’année scolaire. puis s’est retrouvée face à cette "année bizarre", pour paraphraser Vladimir, qui ajoute : "nous n’avons pas pu finir le cycle qui devait s’ouvrir sur une nouvelle étape".
Cette génération a ressenti un sentiment de perte totalement inédit jusqu’alors. D’après la psychologue Diana Lup, "ce sentiment bouleverse d’abord notre quotidien, puis nous rappelle à chaque instant tout ce que l’on a perdu". La génération de Vladi et Cătălina n’a connu aucune transition vers la vie d’étudiant : "où sont ces moments qui permettent de tourner la page et de commencer un nouveau chapitre ?"
Vladi aspire à faire tout ce dont les anciens avaient tendance à se plaindre, comme suivre les cours de professeurs ennuyeux dès huit heures du matin, mais dans une véritable salle de classe. "On s’imaginait faire la fête, rencontrer plein de gens, mais rien de tout cela n'est arrivé. Cette année nous laisse un goût d’inachevé".
Traduit par : Pascal Roy