À la recherche de négociateurs - Le débat autour du nouveau pacte sur la migration et l'asile est dans l’impasse

Analyse

Dans ce troisième article consacré au suivi des débats autour du nouveau pacte sur la migration et l'asile, présenté il y a plus d’un an par la Commission européenne, nous nous pencherons sur la stagnation des négociations au niveau politique et législatif dans le contexte d’une hausse sensible du nombre de demandeurs d’asile au sein de l'Union européenne. La crise afghane rend encore plus criante l’absence d’action homogène et coordonnée des États membres, alors que les demandeurs d'asile sont renvoyés chez eux et que les Afghans déplacés ou évacués sont accueillis sur le territoire européen. Les élections en Allemagne du 26 septembre et l’incertitude quant aux orientations du futur gouvernement fédéral pèseront sur les débats autour du nouveau pacte au cours des prochains mois. Enfin, nous présenterons la position des principaux partis politiques allemands à cet égard. 

 

Commission européenne Bruxelles

1. Renversement de tendance : augmentation du nombre de demandeurs d’asile et d’arrivées de bateaux

Le nombre de demandeurs d’asile avait diminué considérablement lors du premier semestre 2020 en raison des mesures prises pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Mais la tendance s’est inversée entre avril et juin 2021, avec l’arrivée de plus de 100 000 demandes d'asile dans les États membres. Cela représente le double de demandes vis-à-vis de la même période en 2020 et une hausse de près de 10 % par rapport au premier trimestre 2021. L’augmentation la plus notable concerne les demandeurs d’asile afghans : deux fois plus qu’en 2020 et 30 % de plus qu’au cours du premier trimestre 2021. Deux tiers de l’ensemble des demandes d’asile de l’UE ont été effectuées en Allemagne, en France et en Espagne. 

Entre janvier et septembre 2021, le nombre d’arrivées de bateaux en Italie a doublé par rapport à la même période en 2020. 46 000 personnes ont débarqué, soit six fois plus qu’en 2019. 

Or, les migrants et les réfugiés n’ont pas constitué une priorité politique et n’ont pas fait la une des médias pendant cette période - à l’exception de ceux en provenance d’Afghanistan. Et la question de la migration n’a pas vraiment été abordée lors de la campagne aux élections en Allemagne, ce qui n’était pas le cas il y a quatre ans.

 

2. Les négociations autour du nouveau pacte sont au point mort  

Vu le contexte, il n’est pas étonnant que la négociation sur les volets législatifs du nouveau pacte n’ait pas vraiment avancé. Dans une interview à EurActiv[1], Margaritis Schinas, vice-président de la Commission européenne, s’est montré peu optimiste quant à la possibilité d’obtenir des résultats concrets avant l’élection présidentielle française au printemps 2022. « Je pense qu’il sera très difficile d’obtenir un accord final au cours des prochains mois. Mais, dès que les élections françaises seront terminées, je crois avec optimisme que nous entrerons dans un processus de convergence rapide menant à un accord final », a-t-il affirmé tout en soulignant que « cet accord s’inscrit dans la dynamique politique actuelle ».

Cette déclaration omet de mentionner la persistance de divergences profondes entre les États membres. L’Italie, en particulier, s’inquiète de l’absence d’accord sur la relocalisation des migrants et des demandeurs d’asile secourus dans le canal de Sicile. La ministre italienne de l’Intérieur, Luciana Lamorgese, a déclaré que l’Italie attend des États membres des « signes concrets de solidarité » en matière de relocalisation[2]. Dans l’attente de l’adoption du pacte européen sur la migration et l'asile, « l’Italie, confrontée à une hausse des flux migratoires par la mer en raison de la grave crise politique et économique qui touche des pays comme la Tunisie et la Libye, attend des États membres des signes concrets de solidarité en matière de relocalisation des migrants au cours des prochains mois ». Lors de la deuxième réunion, cette année, des pays du « Med-5 » (Chypre, Grèce, Italie, Malte, Espagne), qui s’est tenue fin septembre à Malaga, Luciana Lamorgese a affirmé que « certaines des propositions du nouveau pacte de l’Union européenne sur la migration et l’asile ne sont pas acceptables pour l’Italie ni pour d’autres pays méditerranéens ». Le ministre grec de l’Intérieur, Notis Pitarakis, est même allé plus loin en remettant en question, d’une certaine façon, la nécessité d’un nouveau pacte : « Le nouveau pacte européen sur la migration et l’asile n’est pas une condition préalable à l’action », a-t-il déclaré aux journalistes, ajoutant que « nous pouvons obtenir de meilleurs résultats en matière de protection des frontières et de retour sur la base du cadre juridique existant ».

Suite à la prise de pouvoir des talibans à Kaboul le 15 août dernier, les États membres ont pris des mesures divergentes, voire contradictoires, non seulement pour évacuer le personnel afghan employé auprès des forces militaires, diplomatiques et civiles occidentales, mais aussi concernant le retour forcé des demandeurs d’asile afghans déboutés. Le 10 août, six États membres[3] ont déclaré vouloir poursuivre leur politique de retour forcé vers l’Afghanistan. Certains d’entre eux, dont l’Allemagne, sont revenus sur leur décision depuis. 

Le 29 septembre, la Commission européenne a publié un rapport détaillé sur la migration et l’asile[4]. Il indique qu’un an après la présentation du nouveau pacte, « des progrès satisfaisants ont été accomplis sur le plan technique, mais l’accord politique sur certains éléments clés est encore loin d’être atteint ». La Commission souligne toutefois qu’un accord politique est intervenu en mai sur la nouvelle directive « carte bleue » visant à favoriser l’immigration de travailleurs dotés de compétences élevées. Le Parlement européen et le Conseil se sont accordés en principe sur la proposition de transformer le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) en une véritable Agence de l'Union européenne pour l'asile (EAU). Fin 2021, il est prévu que le Parlement et le Conseil fournissent un mandat officiel de négociation de la proposition de règlement relatif à la gestion de l'asile et de la migration (RGAM) et à la procédure de filtrage de ressortissants de pays tiers aux frontières extérieures de l’Union. La Commission a également annoncé la présentation d’une proposition de modification du Code frontières Schengen. Non prévue à l’origine dans le nouveau pacte, cette mesure est demandée avec insistance par la France. 

Le 4 octobre, la présidence slovène du Conseil a présenté une proposition de « compromis » sur le RGAM, en reconnaissant que ce dernier n’aborde pas de nombreux sujets d’intérêt pour les États membres. Cette proposition devrait être examinée à un stade ultérieur. En ce sens, le Conseil suggère un certain nombre de modifications purement techniques à la proposition de la Commission, à deux exceptions près. En ce qui concerne la prise en charge des retours, les personnes faisant l'objet d'une décision de retour devraient « rester à la disposition » de l’État membre bénéficiaire pendant la période de prise en charge. Autrement dit, elles seraient privées de leur liberté de mouvement et seraient placées en détention pendant une période maximale de huit mois. Concernant la relocalisation des demandeurs d’asile dans un autre État membre, le contrôle de sécurité ne serait pas confié seulement à l’État bénéficiaire, mais également à l’État d'accueil. Les conséquences de cette double procédure expliquent entre autres l’échec de l’exercice de relocalisation depuis la Grèce et l’Italie entre 2015 et 2017.  

 

3. Critiques à l’égard de l'approche globale du nouveau pacte  

Une étude sur les propositions législatives du nouveau pacte, commandée par le Parlement européen à l’initiative de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), remet en question l'approche globale du nouveau pacte. Publiée en juillet 2021[5], cette étude affirme que la distinction est de moins en moins claire entre les politiques d’asile, de gestion des frontières extérieures et de retour, ce qui va à l’encontre de la division constitutionnelle de l’UE entre ces différents domaines. En outre, la proposition de nouveau pacte ne tient pas compte du fait que ces matières sont traitées par des autorités compétentes dans la plupart des États membres, et que les décisions relatives à l’asile et au retour sont confiées à différents organismes administratifs. « Le pacte renforce la tendance actuelle à la criminalisation et au contrôle policier de la mobilité des demandeurs d’asile, des réfugiés et des migrants vers et au sein de l’UE ». D’après l’étude, le pacte constitue un grand pas en arrière concernant le principe de solidarité au sein de l'UE, y comprispar rapport à la proposition de la Commission de modifier le règlement de Dublin en 2016. « La responsabilité des États situés en première ligne n’est pas seulement maintenue. Elle est surtout renforcée »

La proposition de règlement sur les situations de crise et les cas de force majeure démontre « l’absence de sécurité juridique » et devrait être retirée. Les procédures de filtrage préalable « empêchent les demandeurs d’asile d’avoir accès à la justice, d'exercer leurs droits procéduraux et de disposer de droits de recours viables ». Les procédures accélérées aux frontières qui s’appliquent aux demandeurs d’asile provenant d’un pays présentant, à l’échelle de l’UE, un taux de reconnaissance moyen inférieur à 20 % « sont contraires aux principes de proportionnalité et de non-discrimination en raison de la nationalité ». Elles devraient donc être supprimées. Les procédures de filtrage préalable risquent d’entraîner des détentions de facto, ce qui est « le pire des cas possibles » en raison de l’absence de garanties procédurales pour les détenus. « De fait, le pacte prévoit et encourage indirectement la détention »

Si les législateurs de l’UE décidaient de suivre les recommandations émises à la fin de l’étude, la plupart des propositions législatives du nouveau pacte devraient être abandonnées ou révisées en profondeur...

 

4.  Que faut-il attendre du futur gouvernement allemand ?

L’Allemagne figure parmi les quelques États membres qui ont vu d’un très bon œil l’élaboration du nouveau pacte, hormis quelques petites réserves. Cependant, cela pourrait changer sous le nouveau gouvernement qui sera formé suite aux élections du 26 septembre. Nous allons analyser les propositions de trois partis – les sociaux-démocrates du SPD, les Verts de Bündnis 90/Die Grünen et les libéraux du FDP – à l’égard du principe de solidarité et des voies légales pour les ressortissants de pays tiers, deux questions abordées dans leur programme électoral. 

Les trois partis plaident pour une réforme du système de Dublin et une répartition équitable des demandeurs d'asile entre les États membres. Le programme du SPD ne fournit aucun détail en la matière. Les Verts souhaitent confier à la future Agence de l'Union européenne pour l'asile la mission de désigner les États membres responsables de l'examen d'une demande d'asile, sur la base d’une clé de répartition. Dans un premier temps, la relocalisation devrait être proposée volontairement par les gouvernements, les régions et les municipalités, avec le soutien financier de l’UE. Les États membres non désignés dans la répartition seraient tenus de contribuer au coût global de l’opération. Cette approche ne serait pas compatible avec les procédures aux frontières, à l’exception du filtrage préalable déjà prévu dans la législation actuelle. Le FDP va encore plus loin. Il suggère une répartition obligatoire des demandeurs d'asile, sauf s’ils n’ont aucune perspective d’obtenir un permis de séjour dans l’un des États membres. Si dans un avenir proche aucun accord n’était trouvé à l’échelle européenne, l’Allemagne et d’autres pays « volontaires » devraient prendre les devants. Une réduction des contributions financières de l’UE serait imposée aux États ne participant pas à l’effort de répartition et les fonds économisés devraient être utilisés pour soutenir le système de relocalisation.

Ici aussi, les trois partis s'accordent sur le besoin d’aménager des voies légales permettant d’accéder à l’Union de façon ordonnée et planifiée. Ils préconisent notamment d’augmenter considérablement le nombre de sites de réinstallation des réfugiés et de délivrer des visas humanitaires. En ce sens, le SPD propose d’établir des liens avec les acteurs locaux et les municipalités européennes. Les Verts souhaitent que l’Allemagne lance une coalition mondiale sur la réinstallation des réfugiés, en établissant tout d’abord des partenariats avec les États-Unis et le Canada sur la base des critères de l'UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) en matière de besoins de réinstallation. Ce parti souhaite également étendre le regroupement familial aux frères et sœurs et garantir l'égalité des droits pour les réfugiés et les bénéficiaires d'une protection subsidiaire. Le FDP suggère l’introduction de demandes de protection auprès des représentations diplomatiques d’États membres dans des pays tiers, assorties à des mesures de réinstallation et à la délivrance de visas humanitaires, afin de transférer les réfugiés de façon ordonnée vers un État membre et de mettre fin aux activités des passeurs. 

Au moment de rédiger ces lignes, il semble probable que l’Allemagne sera bientôt gouvernée par une coalition constituée du SPD, des Verts et du FDP. Il est donc raisonnable d’envisager que l’Allemagne, au sein du Conseil, optera pour renégocier des éléments essentiels des propositions législatives du nouveau pacte et se rapprochera des positions des pays du « Med-5 ». Il convient de rappeler que c’est l’Allemagne qui, outre le fait d’être le premier pays d’immigration européen, a reçu le plus grand nombre de demandeurs d’asile de l’Union de façon ininterrompue au cours des dernières décennies. Lors des prochains mois, le travail de plaidoyer de la société civile et des municipalités d’Allemagne revêtira une importance particulière.  

5. La marche à suivre  

Le processus de négociation des propositions législatives du nouveau pacte s’avère fastidieux. C’est le cas même pour les propositions transmises par la Commission, qui font déjà l’objet d’un accord politique. Cette dernière estime d’ailleurs que l’approche globale des questions de migration et d’asile nécessitera l’adoption de l’ensemble des mesures législatives plus ou moins en même temps, en raison également des nombreuses références mutuelles entre les deux textes. Il apparaît cependant que le Conseil n’est pas le seul à être à la traîne. En effet, ce n’est que le 20 octobre que le rapporteur de la commission LIBE du Parlement européen, Tomas Tobé (Suède), a présenté son projet de rapport sur la proposition de RGAM. Nous reviendrons ultérieurement sur les amendements proposés par le rapporteur. 

Et pendant ce temps, les problèmes migratoires se multiplient, surtout aux frontières extérieures de l’Union. Mentionnons les crises récentes en Biélorussie et aux frontières avec la Pologne et la Lituanie, l’augmentation considérable de personnes traversant la Manche pour tenter de se rendre au Royaume-Uni, les violations graves et permanentes des droits humains des réfugiés et des migrants en Libye, ainsi que leur refoulement par la soi-disant « garde côtière libyenne ». Citons également les clôtures érigées à certains endroits le long des frontières extérieures et « la peur de l’arrivée massive » de réfugiés afghans. Tout cela montre combien il est urgent d’apporter une réponse européenne commune qui se fonde sur les obligations découlant des traités internationaux et de l’UE et sur les principes humanitaires.

 

[3] Autriche, Belgique, Danemark, Allemagne, Grèce et Pays-Bas

[4] Commission européenne, communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 29/9/2021, COM (2021) 590 final

[5] « The European Legislative Proposals in the New Pact on Migration and Asylum », disponible sur   https://portal.ieu-monitoring.com/editorial/ep-study-the-eu-commissions…