Après avoir longtemps misé sur l’accélération, l’Europe questionne désormais son rapport à la vitesse. Les grands projets sont de plus en plus contestés par les sociétés qui ont compris que la vitesse n’était pas synonyme de gain de temps. Bien au contraire.
En matière de mobilité, l’Europe a cessé d’être le lieu central du développement de projets misant sur la vitesse. De l’Hyperloop au tourisme spatial, ce sont les États-Unis qui occupent le devant de la scène. À l’autre bout du monde, les pays asiatiques portent leurs efforts sur la grande vitesse ferroviaire. Le Japon avait été un précurseur en inaugurant le Shinkansen en 1964. La Chine est aujourd’hui à la pointe, avec le réseau de trains à grande vitesse le plus étendu au monde. Et dans ces deux pays, des projets de trains à sustentation magnétique sont envisagés, à l’image de celui qui est entré en service dans les années 2000 à Shanghai.
Pourtant, c’est bien l’Europe qui a accéléré le monde en perçant les grands canaux de Suez (1869) et de Panama (1914), achevés par les États-Unis. C’est elle aussi qui a vu naître les principaux systèmes de transport de l’ère industrielle, qui ont contribué à accroître la connexion du monde. Mais ses relations avec la vitesse sont aujourd’hui plus ambigües.
Ainsi, les projets porteurs d’accélération sur le continent ont tendance à être de plus en plus contestés. Les liaisons à grande vitesse se heurtent à des oppositions se focalisant sur les effets environnementaux, comme pour la ligne Lyon – Turin, ou remettant en cause leur pertinence globale. C’est le cas du projet de la ligne ferroviaire à grande vitesse HS2 censée relier Londres aux villes du nord de l’Angleterre, qui est critiqué dans de nombreux cercles pour des raisons économiques autant qu’écologiques. Les projets d’extension des aéroports sont eux aussi contestés, y compris par la justice dans le cas de la troisième piste d’Heathrow près de Londres, quand ils ne sont pas tout simplement abandonnés, comme le quatrième terminal de Roissy à Paris. Les aléas de l’aéroport de Berlin-Brandenburg illustrent plus globalement le mal-être des projets aéroportuaires européens, et le rapport à la vitesse est de plus en plus questionné dans les sociétés européennes.
À mesure que montait cette crispation, de multiples propositions, fondées sur un ralentissement du voyage, ont émergé en Europe. Depuis quelques années, les trains de nuit bénéficient d’un regain d’intérêt, notamment dans la partie occidentale de l’Europe où ces services étaient en voie de disparition. Dans les villes, d’autres moteurs de ralentissement sont identifiables comme l’intérêt porté au vélo ou celui porté aux secteurs piétonniers, voire à la piétonnisation massive de la ville sur le modèle de Pontevedra en Espagne. Cette tendance est à relier à d’autres dynamiques transversales, qui, elles, ne sont pas ancrées dans les mobilités. C’est en particulier le cas des mouvements slow nés en Italie dans les années 1990 autour de l’alimentation avant de s’étendre à d’autres thématiques en prenant l’escargot pour symbole, véritable contre-pied de la vitesse.
L’Europe entretient donc une relation ambivalente avec la vitesse. Elle a pourtant longtemps misé dessus, s’engouffrant dans de multiples projets guidés par la recherche d’une vitesse accélérée. Le Concorde franco-britannique a fini par incarner l’idée qu’une vitesse élevée démocratisée n’était pas accessible en raison de nombreux facteurs limitant, au premier rang desquels la consommation de ressources énergétiques et les effets environnementaux. Perçues différemment, les vitesses ont aussi atteint des formes de saturation en ville, du fait d’une congestion automobile qui sévit lourdement d’Athènes à Dublin en passant par Paris ou Varsovie.
Plus globalement, la limite atteinte par les vitesses interurbaines comme urbaines vient démentir la croyance qui associe vitesse et gain de temps. Cette idée avait d’ailleurs été remise en question dès les années 1970 par des travaux d’experts. La vitesse est un facteur d’accroissement des distances parcourues et non de réduction des temps de déplacement. Ce faisant, elle peut élargir le champ des possibles des individus, mais cette accélération s’accompagne d’une reconfiguration des territoires connue sous le terme de « métropolisation ».
D’une part, l’accélération de la vitesse interurbaine produit une concentration dans les pôles urbains principaux, au détriment du reste du territoire qui se vide peu à peu de ses activités et de ses populations. D’autre part, la concentration dans les agglomérations provoque une congestion urbaine et l’augmentation des prix du foncier qui alimentent une dilatation de l’espace urbain, favorisée par l’automobile. La reconfiguration du territoire sous l’effet de la vitesse ne se traduit pas, en moyenne, par des gains de temps pour les individus.
La vitesse est aussi un facteur de dissociation de la société, alors même que la démocratisation de l’automobile promettait une plus grande cohérence et la possibilité, pour le plus grand nombre, d’accéder à des conditions de logement confortables. Le train accéléré a pu être lui aussi un facteur de ségrégation, lorsqu’il s’est avéré que ses prix contrariaient les espoirs collectifs placés en lui. L’avion est, quant à lui, le moyen de transport le plus discriminant sur le plan social tout en étant le plus rapide. Cette réalité est régie par les lois de la physique : la vitesse suppose une consommation accrue d’énergie, donc un coût supplémentaire, que tous les groupes sociaux ne peuvent assumer. Cette tension est d’autant plus visible à l’heure où les prix du carburant sont sous pression.
Enfin, l’accélération des systèmes de transport produit aussi une accélération globale de la société qui se traduit par une sensation généralisée de manque de temps, face au rythme des déplacements, à celui des événements et des changements. Notre aptitude à vivre dans un monde accéléré est interrogée, quand nos capacités cognitives et notre enveloppe corporelle ne suivent finalement plus ce rythme intenable. Avec des fibres optiques à la vitesse de la lumière, le numérique prend le relais des déplacements physiques dans nombre de configurations de travail, de loisirs ou plus largement sociales. Il est en quelque sorte l’aboutissement de cette accélération.
L’Europe semble aujourd’hui hésiter. La ville dense qui y est fantasmée reste en réalité dépendante de la voiture qui ne va pas si vite. Les vitesses maximales autorisées sont abaissées en ville, mais elles restent très élevées sur les réseaux autoroutiers, voire illimitées en Allemagne, un pays symptomatique des contradictions qui persistent. La France aussi tâtonne comme l’ont montré les récents atermoiements sur la limitation des vitesses routières à 80 km/h ou le refus de débattre du passage à 110 km/h sur autoroute. La vitesse cristallise les choix que nous devons faire pour préserver l’environnement. En discuter sereinement serait déjà une première étape.
Sources :
Illich, I. (1975), Énergie et Équité, Paris, Le Seuil | Urry, J. (2005), Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ?, Paris, Armand Colin | Demoli, Y. & Subtil, J. (2019), « Boarding Classes. Mesurer la démocratisation du transport aérien en France (1974-2008) », Sociologie, vol. 10, n° 2, p. 131-151, https://bit.ly/3PTrCVL | Rosa, H. (2010), Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte