Au XIXe siècle, l’apparition du chemin de fer en Europe bouleverse les rapports au temps et à l’espace. Toujours plus vite, toujours plus loin, il faudra attendre que la domination de l’automobile montre ses limites pour que d’anciennes formes de mobilité reviennent à l’horizon.
L’Europe peut être considérée comme le berceau de la mobilité. En effet, de la navigation à vapeur au chemin de fer en passant par l’omnibus, le métro, la bicyclette et l’automobile, c’est sur ce continent que sont apparus tous les dispositifs qui ont accéléré nos déplacements, à l’exception du tramway et de l’avion qui ont vu le jour aux États-Unis. Cette profusion s’explique par le contexte historique. L’Europe s’est en effet imposée comme le creuset d’une civilisation nouvelle, celle de la vie urbaine industrielle, fondée sur les réseaux et sur le développement de l’urbanisme. Plus largement, l’Europe a joué un rôle moteur dans l’affirmation des libertés politiques et du capitalisme, dont la mobilité est l’un des fers de lance.
L’industrialisation a bouleversé les rapports au temps et à l’espace. Cette évolution était en germe dès le XVIIIe siècle, du fait notamment de l’attention accordée au réseau de navigation intérieure en Grande-Bretagne et au réseau routier en France. Mais c’est surtout à partir des années 1820 que deux systèmes nouveaux ont révolutionné les mobilités.
Le premier, le chemin de fer, s’est imposé à partir de ses origines britanniques : rapidement, son réseau s’est étendu sur le continent, maillant de façon dense les territoires les plus peuplés comme la Belgique. L’essor du chemin de fer relate en filigrane l’histoire industrielle et financière des grandes compagnies dont les activités se déploient au-delà des frontières européennes.
Les premières liaisons ferroviaires servent d’abord à transporter des marchandises et favorisent l’accélération des flux économiques. Puis, progressivement, c’est le voyage en train qui se banalise. La normalisation du travail et l’apparition des loisirs encouragent le développement du tourisme, qui est d’abord réservé aux privilégiés, à l’image du Grand Tour prisé par la jeunesse aristocratique, avant de s’ouvrir au plus grand nombre. Dans cette Europe qui s’unifie, tout en se heurtant à des fragmentations politiques à la veille de 1914, l’Orient est désormais un rêve à la portée d’un train transcontinental comme le Badgadbahn qui dessert l’Empire ottoman. Le train nourrit des visions fantasmées de littoraux et de montagnes, comme en Suisse.
Tout aussi décisif, les transports urbains s’organisent avec les premiers services d’omnibus hippomobiles dans les années 1820. Les villes sont en expansion sous l’effet de la croissance démographique et de l’exode rural, et grâce aux omnibus, puis aux tramways, il devient possible de se déplacer. Dans le modèle urbain européen de la ville circulaire protégée par ses enceintes, des ouvertures parfois spectaculaires s’opèrent, comme à Vienne ou à Barcelone, et de nouveaux quartiers apparaissent. Dans la deuxième partie du XIXe siècle, le mode de vie pendulaire devient la nouvelle norme des grosses agglomérations, en particulier à Londres.
Le tournant du XXe siècle marque un basculement, avec le recours aux énergies fossiles : le pétrole et l’électricité permettent une massification dont le cheval n’était pas capable. Bien après Londres qui l’a inventé en 1863, le métro se déploie à Budapest, Berlin et ailleurs entre 1890 et 1910.
La ville européenne est aussi le lieu privilégié de l’automobile en tant qu’objet et de l’automobilisme en tant que pratique. C’est le cas à Paris. D’abord élitiste, avant 1914, puis bourgeoise, entre 1920 et 1930, l’automobile européenne marque sa différence avec sa cousine états-unienne, qui se démocratise plus vite. Elle devient aussi un objet d’affirmation de la puissance européenne sur la scène internationale, en raison du rôle qu’elle joue dans les colonies. Ce sont aussi les colonies qui lui fournissent ses matières premières (bitume, pétrole, caoutchouc, huiles, etc.).
En s’adaptant à la voiture, l’urbanisme et les infrastructures modernes consacrent la place centrale de la mobilité. Les premières autoroutes sont construites en Italie puis en Allemagne. Après la Seconde Guerre mondiale, l’automobile s’impose comme la principale solution de mobilité dans le contexte de l’extension urbaine en Europe de l’Ouest. Elle se démocratise entre les années 1950 et 1960 avec la diffusion de modèles populaires : Coccinelle, 2 CV, Fiat 500, etc. D’autres solutions de mobilité émergent dans la reconstruction de l’après-guerre : l’Allemagne est la pionnière des centres-villes piétonnisés.
En parallèle, les dispositifs anciens de mobilité perdent du terrain, notamment le vélo, y compris dans les pays qui seront plus tard à l’initiative de sa relance, tels que le Danemark et les Pays-Bas. Aux côtés de l’automobile, le deux-roues motorisé se développe de façon très différenciée, certains pays l’adoptant massivement, notamment l’Italie.
Derrière la large domination de l’automobile, plusieurs modèles urbains européens s’affirment : les mégalopoles Londres et Paris, dotées de puissants réseaux de transports collectifs ; les villes germaniques dotées de réseaux de train suburbain efficaces, mais où l’automobile est aussi très utilisée : les grosses agglomérations du Sud, qui, comme Madrid, s’équipent en métro dans la deuxième moitié du XXe siècle, et les villes de taille modeste, où le tramway a parfois maintenu son rang, quand il n’a pas été démantelé, comme en Suisse.
Les années 1970 ouvrent l’ère des crises urbaines, en bonne partie liées au transport. La recherche de solutions alternatives à la dépendance automobile s’amorce. Malgré la quête d’innovations, les solutions qui s’imposent sont fondées sur la réinvention de systèmes anciens : vélo, tramway, autobus, voire marche à pied. L’automobile est contrainte par les restrictions de vitesse et par le partage de la voirie avec les nouvelles formes de mobilité active.
À l’échelle interurbaine, cette période voit les autoroutes se multiplier, tandis que les réseaux ferroviaires sont relancés par la grande vitesse en France, en Allemagne ou en Espagne. La logique de connexion internationale s’accélère, dans le sillage de la coopération européenne. Plusieurs exploits de génie civil encouragent cette dynamique. C’est le cas du pont de l’Øresund (2000) entre Copenhague et Malmö ou du tunnel de base du Saint-Gothard (2016) en Suisse. Toutefois, cette unification ne va pas sans difficultés du fait de particularités nationales en matière d’écartements ferroviaires ou de normes d’électrification.
Plusieurs moyens de transport emblématiques jalonnent ce panorama historique : l’autobus londonien, le tramway lisboète, la Trabant allemande, le métro parisien, les funiculaires suisses. Cette variété ne doit rien au hasard : l’Europe a inventé une diversité de systèmes pour permettre la mobilité au cœur des modes de vie industriels dont elle est la pionnière.
Sources :
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