Au fil des siècles, le temps accordé par l’individu à ses trajets et leur nombre sont restés relativement stables. Mais la distance en kilomètres parcourus a, elle, explosé avec la diffusion de l’automobile. La société en paye aujourd’hui le prix.
Les déplacements humains ont longtemps été régis par la vitesse du pas et limités majoritairement à des trajets très locaux. Il y a deux siècles, marche et cheval prédominaient encore en France. L’eau a depuis coulé sous les ponts, mais deux caractéristiques de nos mobilités sont restées relativement stables. Le nombre de déplacements par personne est toujours de l’ordre de 3 à 4 trajets par jour (un aller-retour comptant pour 2 trajets).
Les temps de déplacement sont eux aussi restés relativement stables. Ils avoisinent en moyenne une heure par jour et par personne, comme c’est d’ailleurs le cas dans différents types de sociétés et de pays du monde. Les motifs de déplacement principaux n’ont pas beaucoup évolué non plus : travail, études, achats, démarches administratives, visites à la famille ou aux amis, loisirs. Les départs en vacances pour des trajets à plus longue distance entrent dans cette dernière catégorie. Ce sont eux qui ont le plus augmenté ces dernières décennies en France.
Si les temps et le nombre de trajets sont restés relativement stables, le nombre de kilomètres parcourus, au contraire, a explosé. Il y a deux siècles, un individu parcourait en moyenne 4 à 5 km par jour. Il en parcourt aujourd’hui 50 km, si l’on intègre à la moyenne les trajets du quotidien et les trajets longue distance. Cette évolution a été favorisée par l’accessibilité croissante des modes de transport rapides, qui permettent de faire davantage de kilomètres en des temps proches d’une heure. Ainsi, au cours des deux siècles écoulés, la vitesse des déplacements a été multipliée par un facteur compris entre 10 et 12. Dans le même temps, la distance moyenne des trajets a, elle aussi, été multipliée entre 10 et 12 fois. Ces évolutions sont à l’origine de l’allongement des distances domicile-travail, de l’étalement urbain ou encore du développement des voyages à longue distance.
L’augmentation de la vitesse moyenne des déplacements peut être séquencée en trois étapes. La première étape est celle de la sortie de la vitesse du pas, par l’accélération du transport attelé. Cette première forte accélération peut paraître anecdotique aujourd’hui, mais elle était extrêmement forte pour l’époque. Elle a donné aux populations l’envie de découvrir des destinations lointaines et de se lancer dans une quête de la vitesse. Pour de faibles gains de vitesse en valeur absolue, les transports attelés ont fait gagner plusieurs jours de trajet pour des déplacements de quelques centaines de kilomètres. Par exemple, le trajet entre Paris et Bordeaux qui prenait 14 jours en 1765, ne durait plus qu’un jour et demi en 1843. La malle-poste, le service le plus rapide, fait décoller la vitesse d’environ 2 km/h de moyenne à quasiment 16 km/h !
Dans un deuxième temps, l’accélération a résulté de l’invention et du perfectionnement de nouveaux modes de transport et de véhicules de plus en plus rapides : le transport ferroviaire à partir du début du XIXe siècle, le vélo puis la voiture à la fin du même siècle, l’avion développé et amélioré lors de la première moitié du XXe siècle, puis le TGV à partir de 1981 en France. Autrement dit, les modes rapides toujours utilisés aujourd’hui se sont développés il y a plusieurs décennies voire des siècles. Depuis, peu de progrès en termes d’accélération ont été réalisés.
En revanche, la troisième séquence à partir des années 1950, a vu ces modes rapides se diffuser largement, ce qui a favorisé une forte augmentation de la vitesse moyenne des mobilités et du nombre de kilomètres parcourus en France. La hausse absolue du volume de kilomètres parcourus tient à la fois à l’allongement des distances parcourues par personne, mais aussi à la hausse de la population française, passée de 45 millions d’habitants en 1960 à près de 67 millions aujourd’hui.
La hausse des revenus et du pouvoir d’achat a facilité l’accessibilité de la population aux modes de transport rapides, notamment à l’automobile qui représente les deux tiers de notre mobilité, en nombre de trajets, en kilomètres parcourus, ainsi qu’en temps de déplacement. Le développement de la voiture a lui-même été rendu possible par la facilité à s’approvisionner en pétrole, une énergie abondante et peu chère, de même que par les progrès mécaniques qui ont permis de réduire la consommation de carburant et donc les coûts d’utilisation. Les politiques publiques axées sur la construction d’infrastructures de transport rapide et les stratégies d’aménagement du territoire ont également encouragé ces évolutions. Le territoire a été façonné par la voiture, ce qui a facilité l’étalement et la dispersion de l’habitat et des activités, qui ont poussé en retour l’utilisation de la voiture.
Ainsi, c’est tout un système automobile qui s’est mis en place et dont la France reste fortement dépendante, en raison du poids des habitudes et des pratiques sociales de mobilité, de l’aménagement ou encore de l’activité économique. Aujourd’hui, il reste difficile de réduire l’usage de la voiture, malgré les multiples nuisances qu’elle engendre en lien avec notre hypermobilité : forte consommation d’espace et congestion, insécurité, consommation de ressources, émissions de CO2 et de polluants, sédentarité, etc.
Si l’accès à l’automobile, à la vitesse et aux longs trajets, s’est largement diffusé au sein de la population, d’importantes inégalités sociales et territoriales subsistent. Les populations les plus aisées accèdent aisément aux modes et aux déplacements de longue distance (loisirs, visite, tourisme, etc.), tandis qu’une partie de la population éprouve des difficultés d’accès et de financement pour sa mobilité du quotidien. Les disparités territoriales sont importantes : les zones peu denses restent dépendantes de la voiture et vulnérables aux fluctuations du prix du carburant, comme l’a montré la crise des « gilets jaunes » fin 2018 en France.
La possibilité de couvrir de plus grandes distances plus rapidement, a amené une liberté de déplacement et permis de rallier des destinations plus lointaines. Mais elle n’est pas sans coût pour l’usager (financier, temps de transport, etc.) et pour la société (pollutions diverses, congestion, coûts pour les finances publiques, etc.). Alors que le tournant du millénaire a été marqué par une saturation des kilomètres parcourus en France, la question est aujourd’hui de savoir dans quelle direction la société souhaiterait et pourrait désormais aller. Qui sait si nous serons plus ou moins mobiles en 2050 qu’aujourd’hui ?
Sources :
Bigo, A. (2020), Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement, Thèse, 340 pages, https://bit.ly/3LXYXeR