La mise en œuvre du grand projet de réseau ferroviaire à l’échelle du continent achoppe sur les égoïsmes nationaux. Malgré les difficultés, plusieurs opérateurs misent à nouveau sur les trains de nuit pour relier les pays européens entre eux.
L’infrastructure ferroviaire dans l’Union Européenne (UE) reflète la structure de peuplement de chaque pays. Les pays densément peuplés où les distances sont faibles, comme la Belgique ou les Pays-Bas, ont tendance à privilégier une grille horaire offrant plus de fréquence plutôt que de se concentrer sur un réseau à grande vitesse. Des pays comme la République Tchèque ou d’autres États d’Europe centrale et orientale ont historiquement mis l’accent sur les transports publics et, par conséquent, sur un réseau ferroviaire plus dense. L’Allemagne, elle, est un mélange des deux systèmes. Dans l’ensemble, la part du transport ferroviaire de passagers n’atteint que 7,8% du transport terrestre dans l’UE (donnée 2017). Il est dominé par le transport national, qui représente plus de 80% du nombre total de passagers.
Le paysage ferroviaire européen épouse aussi parfaitement la devise officielle de l’UE, In varietate concordia (Unie dans la diversité) : aucune politique ferroviaire européenne ne saurait être envisagée sans prendre en compte l’hétérogénéité des situations nationales. En tant qu’entité géographique, l’UE reste un phénomène historique relativement jeune. L’idée d’un « espace ferroviaire européen unique » l’est encore plus.
Alors que l’Europe était largement interconnectée par des trains directs, y compris des trains de nuit longue distance, jusqu’à la fin du XXe siècle, le nombre de liaisons transfrontalières a considérablement diminué ces deux dernières décennies. Les trains transfrontaliers se heurtent en effet à de multiples difficultés, telles que des exigences juridiques différentes selon les États membres, des systèmes de signalisation et d’électrification différents, ainsi que des écartements de voie et des jauges de chargement différents.
Les services ferroviaires sont par ailleurs difficiles à exploiter. Les créneaux de fret doivent être coordonnés avec les trains de passagers ; les entreprises ferroviaires locales et régionales doivent être en mesure de faire fonctionner des trains à longue distance tout en fournissant un service fiable aux usagers quotidiens. Il faut aussi payer des redevances d’accès aux voies, ce qui constitue un désavantage par rapport à l’aérien. À titre d’exemple, lorsque l’Eurostar qui relie Londres à Paris/Bruxelles est entré en service, le Nightstar était également à l’étude. Ce train de nuit à grande vitesse aurait dû relier le nord du Royaume-Uni à l’Europe continentale via Londres. Des wagons avaient déjà été construits, mais ils ont fini au rebut en raison de la concurrence des compagnies aériennes low-cost.
Pour tenter de relever les défis d’un espace européen unifié, l’UE a adopté quatre paquets législatifs ferroviaires, créé l’Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer (ERA) en 2004, et développé le système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS). L’ERTMS intervient également dans le cadre des réseaux transeuropéens de transport (RTE-T). L’un des éléments-clés de la politique de l’UE en matière de RTE-T consiste à développer un réseau ferroviaire central et complet à l’échelle du continent, qui devrait être mis en place avec l’aide d’instruments financiers tels que Connecting Europe Facility. Le financement de l’infrastructure ferroviaire par l’UE est axé sur les besoins du transport transfrontalier et l’élimination des goulets d’étranglements.
Mais les financements à disposition ne sont pas à la hauteur des besoins : la préférence donnée à certains grands projets coûteux, tels que le tunnel ferroviaire Lyon-Turin, laisse peu d’argent pour d’autres projets. En outre, les États membres ont tendance à privilégier les projets grâce auxquels ils pensent qu’ils amélioreront leur réseau national. Selon la Cour des comptes européenne, bien que considérables, les montants alloués au cofinancement des infrastructures n’ont pas permis d’améliorer significativement le réseau ferroviaire européen. Autrement dit, l’UE peine à faire émerger des projets en ligne avec l’intérêt commun et qui permettraient de renforcer les connexions transfrontalières.
En dehors du réseau RTE-T et, par conséquent avec un accès limité aux financements de l’UE, de nombreux projets transfrontaliers existent à petite échelle. La plupart du temps, il ne manque que quelques kilomètres d’infrastructure. Mais ces projets sont ralentis par les divergences d’intérêts au niveau national. Le pont sur le Rhin a été détruit entre Colmar (France) et Fribourg (Allemagne). Des discussions sont toujours en cours pour savoir qui doit financer sa reconstruction, dont l’intérêt pour tous est évidente. En raison de ces difficultés, le réseau ferroviaire européen reste un patchwork troué de lacunes aux frontières nationales, alors même que 40% du territoire de l’UE est constitué de régions frontalières où vivent un tiers de la population.
Une autre tendance fait sentir ses effets : la libéralisation du marché ferroviaire. L’ouverture de la concurrence a poussé de nombreuses compagnies nationales à pénétrer le marché d’autres États membres. À travers sa filiale Arriva, Deutsche Bahn a par exemple remporté plusieurs appels d’offres pour l’exploitation de trains régionaux dans 13 pays de l’UE et au Royaume-Uni.
Les trains de nuit, quant à eux, ont longtemps été considérés trop coûteux à exploiter. Le matériel roulant n’est utilisé qu’une seule fois par jour, il transporte moins de passagers qu’un train diurne et doit répondre aux spécifications techniques des différents réseaux. Mais ÖBB, la compagnie ferroviaire autrichienne, a estimé que la remise en route du réseau du Nightjet avait du potentiel. D’autre compagnies lui ont emboîté le pas, et, à partir de 2022, la plupart des pays européens seront à nouveau reliés par des trains de nuit.
La remise en route des trains de nuits donne une idée des contraintes à surmonter. S’il est facile de supprimer une correspondance, tout rétablissement est complexe. Il faut adapter le matériel roulant ou le construire à neuf, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, prend du temps. Et une voie ferrée n’est pas disponible aussi facilement pour un train qu’une autoroute pour un bus. 2021 avait été décrété année européenne du rail. Le Connecting Europe Express qui a sillonné le continent pour en faire la promotion, était en fait composé de trois trains. Les locomotives ont dû plusieurs fois être changées en raison du manque d’interopérabilité des systèmes nationaux. C’est dire, s’il reste du chemin à parcourir avant de connecter toute l’Europe par le train.
Sources :
Investigate Europe (2021), Derailed – The desolate state of European railways, https://bit.ly/3GAAcVb | European Parliament (2022), Fact Sheets on the European Union: Rail transport, https://bit.ly/3NKol9l | VagonWEB, https://bit.ly/3PSeaBw | Seat 61, https://bit.ly/3anBerq | European Union Agency for Railways, https://bit.ly/3PWvfu8