Entre invisibilisation et surexposition face aux pesticides, la situation des territoires ultramarins français est inquiétante.
En 2017, l’ONG Générations futures publiait son « Glyph’Awards » ; le palmarès des départements français les plus consommateurs de glyphosate par hectare de surface agricole utile. La Réunion et la Martinique pointaient respectivement aux deuxième et troisième places, venant rappeler avec force que les territoires ultramarins sont particulièrement exposés aux pesticides. Prenant acte de ces enjeux, des membres de l’Observatoire Terre-Monde ont entrepris un tour d’horizon de ce que l’on sait de l’usage des pesticides dans les territoires ultramarins et les premiers résultats de cette enquête présentent des faits préoccupants. Premièrement, il existe une sous-production de données concernant ces territoires, qu’il s’agisse des questions relatives aux usages ou à la santé humaine et environnementale.
Deuxièmement, certains de ces territoires sont dans des situations de surexposition à des pesticides dangereux, comme l’atteste le classement des Glyph’Awards ou la récurrence des suicides via l’ingestion de Paraquat en Guyane, où il est pourtant interdit depuis 2007. Troisièmement, il existe un décalage juridique dans les normes appliquées entre l’Union européenne, la France hexagonale, les Départements et Régions d’Outre-mer (DROM) et les Collectivités d’Outre-mer (COM), rendant par exemple possible l’utilisation de pesticides interdits en Europe depuis plusieurs années en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie Française.
L’affaire du chlordécone (CLD) constitue aujourd’hui l’exemple le plus frappant de la surexposition des territoires ultramarins aux pesticides. Cette molécule organochlorée a été utilisée officiellement de 1972 à 1993 (avec des utilisations illégales bien après) dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe. Elle fût autorisée aux Antilles à une époque où les organochlorés étaient en cours de retrait dans l'Hexagone, et que les alertes concernant sa toxicité (perturbateur endocrinien et cancérigène) étaient connues. Elle n’a jamais été utilisée dans l'Hexagone. Cet usage a entraîné une contamination des Antilles qui est durable (allant de plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles selon les sols), généralisée à l’ensemble des écosystèmes antillais (les terres, les aquifères, les milieux marins, les animaux humains et non humains) et délétère. À ce jour, il a été démontré que le CLD réduit les périodes de grossesse, ralentit le développement cognitif, visuel et moteur des enfants et augmente les chances de survenue et de récidive des cancers de la prostate. Plus de 90% de la population antillaise est contaminée. Par ailleurs, des zones côtières entières sont aujourd’hui interdites à la pêche et des terres ne peuvent plus produire de cultures saines de légumes racines.
Depuis 2006, des associations et collectifs locaux ont porté plainte entre autres pour « crime d’empoisonnement » et pour « mise en danger d’autrui » pointant la responsabilité tant des services de l’État ayant autorisé la molécule que des responsables de la filière de la banane (appartenant principalement au groupe socio-racial des Blancs-Créoles). Ces derniers, suite à l’interdiction de vente et de production de la molécule aux États-Unis dès 1975, ont racheté, organisé la production et vendu eux-mêmes le produit en connaissance de cause.
Après 16 ans d’instruction, le tribunal judiciaire de Paris a rendu une ordonnance de non-lieu en janvier 2023. Tout en reconnaissant l’existence de la pollution et de ses conséquences sanitaires et sociales, les juges ont estimé qu’il n’y avait aucune personne physique ou morale responsable de l’empoisonnement des Antillais. Cette décision suscite beaucoup de colère chez les Antillais qui y voient la poursuite d’un traitement discriminatoire hérité de l’époque coloniale ainsi qu’une justice inique, qui envoie en prison des militants anti-chlordécone, mais n’inquiète pas les responsables de la pollution.
Si l’affaire du chlordécone illustre avec force les écarts juridiques et d’exposition liés à l’usage des pesticides dans les territoires ultramarins, ces mêmes logiques de dérogation perdurent encore aujourd’hui et plus particulièrement dans les COM. La mise en œuvre et l’effectivité de la Charte de l’environnement de 2004 (qui a valeur constitutionnelle), énonçant le droit de chacun à vivre dans un environnement sain, peuvent ici être mises en doute. Tout comme les principes de prévention et de précaution, ainsi que l’obligation de vigilance environnementale (voir les articles 1 et 2 de la Charte de l'Environnement).
Par ailleurs, il existe d’autres inégalités sur le plan juridique, notamment à l’égard du droit à l’information et, plus largement, de la démocratie environnementale (voir l'article 7 de la Charte de l'Environnement, la Convention européenne des droits de l’Homme et la Convention d'Aarhus). La production de données quant à la présence et à l’usage des pesticides est disparate. Par exemple, alors qu’un ensemble de données scientifiques existe sur la pollution des sols en France hexagonale, il s’avère plus difficile d’en trouver concernant les Outre-mer. À l’exception des Antilles, où une cartographie de la pollution des sols est en cours de réalisation, mais ne concerne qu’une seule molécule : le chlordécone. Dans la carte Adonis d’utilisation des pesticides en France, les territoires ultramarins sont tous absents des calculs. Le même constat peut être fait à propos de la mesure des pesticides dans l’air : initiée en 2002 en France hexagonale, ce n’est que depuis 2020 que l’on dispose des premières données, concernant les DROM uniquement.
Cette logique de législation à géométrie variable n’est pas propre à la France. Elle existe également dans d’autres pays, anciennement colonisés ou à travers leurs “territoires non souverains”. C’est le cas pour le Nemagon (DBCP), un pesticide interdit en 1979 aux Etats-Unis, mais dont l’écoulement des stocks a été autorisé jusqu’en 1983 en Amérique du Sud et aux Antilles. Prendre la mesure de l’usage des pesticides et de leurs effets sanitaires et environnementaux dans les territoires ultramarins n’est en définitive pas si simple. Qu’il s’agisse des enjeux liés à la production de données, aux écarts législatifs, à la surexposition des populations et des écosystèmes, ou à la reconnaissance des maladies professionnelles des individus ayant été en contact avec ces produits dans ces territoires, de nombreuses zones d’ombre persistent. Face à ces situations de production d’ignorance – c’est-à-dire que l’absence de données et de connaissances ne résulte pas d’une impasse scientifique mais constitue le résultat de choix politiques – une généralisation des recherches sur les enjeux liés à l’usage des pesticides dans les territoires ultramarins apparaît indispensable.
Sources :
p.58 et p.59 : Générations futures, Glyph’Awards, 2017, https://cutt.ly/N86Wxet ; M. Ferdinand, E. Molinié, « Des pesticides dans les outre-mer français », Ecologie et politique n°63, 2021. https://cutt.ly/z86EhuB ; S.Letchimy, J. Benin, « Rapport d’enquête parlementaire concernant l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat », Assemblée nationale, 2019, tome 1. https://cutt.ly/486Rt75 ; W. Sanchez et al, « Chlordécone et biodiversité antillaise : une contamination aux effets encore trop méconnus », The Conversation, 2022. https://cutt.ly/e86Rv4c ; Carte Adonis d’utilisation des pesticides en France, Solagro, 2020 https://cutt.ly/886RMMW ; F. Marlière, « Résultats de la campagne nationale exploratoire de mesure des résidus de pesticides dans l’air ambiant », 2020, https://cutt.ly/Z86YAHo ; Avis de l’Anses du 17 janvier 2014, saisine n°2013-SA-0236, https://cutt.ly/P86YMze ; K. Lorand et I. Hamot, « Asulox, un herbicide retiré mais toujours utilisé en Martinique », RCI, 2018. https://cutt.ly/u86Y5lO ; M. Ferdinand, « L’interdiction de l’épandage aérien en France : des contestations locales aux Antilles à l’interdiction nationale » (2009-2014), 2018. https://cutt.ly/M86UfZX.