Asile ? Détour par l'Albanie

Analyse

Giorgia Meloni a signé un accord avec l'Albanie au nom de l'Italie : dans certaines conditions, les réfugié·e·s recueilli·e·s en mer par un navire italien seront placés dans des camps sur le territoire albanais, où leurs demandes d'asile seront traitées. 

Ein ein Foto von meloni und rama mit einem unterschriebenen Abkommen in ihren Händen

Le plan “Albanie”

Le plan est à peu près le suivant : supposons qu’une embarcation de migrant·e·s, quelque part entre l’Afrique du Nord et la Sicile, soit sauvée du naufrage en haute mer par un navire de la marine italienne. Ce navire fera alors route vers le port de Shëngjin, dans le nord de l’Albanie, où les migrant·e·s seront débarqué·e·s et conduit·e·s dans un centre d’accueil. Mais pas tous·tes. Les personnes considérées comme particulièrement vulnérables, comme les mineur·e·s, les femmes enceintes, les personnes handicapées, les personnes âgées, les victimes de torture, de trafic d’êtres humains ou de violences sexuelles, resteront à bord et seront escortées en Italie. Les autres seront transportées en bus sur une route qui reste à construire, jusqu’à un camp clôturé et surveillé (qui reste également à construire), afin d’y soumettre leurs demandes d’asile dans le cadre d’une procédure accélérée. Là, les procédures à la frontière seront appliquées, car l’accord stipule que ledit camp, bien que situé en Albanie, devra être considéré comme une "zone de transit et de frontière" italienne. La procédure ne pourra excéder 28 jours, en incluant le dépôt d’un recours contre un éventuel refus d’asile et l’attente de la décision judiciaire accordant ou refusant l’effet suspensif du recours[1].

Si le.la demandeur·e d’asile, après un entretien en ligne, obtient une protection juridique de la part des autorités italiennes basées à Rome, ou si sa demande de recours avec effet suspensif est acceptée par la commission judiciaire également basée à Rome, il sera transféré par bateau vers l’Italie où il obtiendra un permis de séjour temporaire. En cas de réponse négative, il sera transféré vers le futur centre de Gjadër, situé à proximité et administré par les autorités italiennes. Il y sera détenu en attente de son expulsion pendant une période pouvant aller jusqu’à 18 mois. Les modalités de renvoi vers le pays d’origine n’ont pas été clarifiées, mais dans la plupart des cas, un transfert vers un aéroport italien sera nécessaire pour des raisons logistiques.

"Solidarité internationale"

Le protocole signé le 6 novembre 2023 à Tirana par Giorgia Meloni et son homologue albanais Edi Rama fait référence au traité d’amitié de 1995 entre les deux pays. Il affiche un objectif de coopération bilatérale, notamment en ce qui concerne la lutte contre l’immigration illégale et la protection des droits humains. Le préambule du protocole mentionne l’intention de l’Albanie d’adhérer à l’Union européenne, mais ne précise pas le fait qu’en cas d’adhésion, l’Albanie ne serait plus un "pays tiers" et que l’accord perdrait alors sa raison d’être.

Pourquoi l’Albanie cède-t-elle sa souveraineté à l’Italie sur deux territoires et tolère-t-elle une sorte d’enclave sur son propre sol ? D’une part, et principalement, le gouvernement albanais s’attend à un soutien fort et "solidaire" de l’Italie dans les négociations d’adhésion. D’autre part, près d’un milliard d’euros devraient être injectés dans le pays au cours des prochaines années, car tous les coûts seront pris en charge par l’Italie. Les investissements dans les infrastructures déficientes du nord albanais jouent également un rôle, de même que les missions de centaines de fonctionnaires italien·ne·s, de juges, d’avocat·e·s, de journalistes, de représentant·e·s d’ONG et de personnels de sécurité qui devraient stimuler le tourisme d’affaires.

Un modèle de référence ?

Le gouvernement de droite italien, au pouvoir depuis un an et demi, n’a fait aucun progrès dans le domaine de la migration et de l’asile, loin des objectifs qu’il s’était fixés. En dépit de six nouveaux décrets migratoires, l’année 2023 a enregistré les chiffres les plus élevés depuis 2016, avec 157 000 réfugié·e·s de la mer et 180 000 personnes fuyant l’Ukraine. Alors que les systèmes d’accueil[2] s’effondrent, les mesures de "blocus naval", de "ports fermés", d’expulsion rapide et massive vers les pays d’origine, et les accords avec des pays tiers comme la Tunisie et la Libye, annoncés par Giorgia Meloni, se sont révélés inapplicables.

L’accord conclu avec l’Albanie consiste à rediriger les demandeur·se·s d’asile vers un pays tiers, à externaliser les procédures d’asile et l’accueil matériel, et à "soulager" l’Italie en transférant la charge vers un pays voisin. Il constitue un nouveau mécanisme en phase avec la stratégie d’éloignement des migrant·e·s menée par l’UE[3]. L’accord avec l’Albanie doit être mis en œuvre juste à temps pour la campagne des élections européennes de juin 2024.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a salué une "initiative importante (…), un exemple de réflexion originale”[4]. Selon Ylva Johansson, commissaire européenne aux affaires intérieures, "le droit européen n’est pas applicable en dehors du territoire de l’UE", mais l’Italie agit dans le respect du droit de l’UE, puisqu’elle entend appliquer la législation italienne, qui est conforme à la législation européenne[5].

Terrain glissant

Le transfert dans un pays tiers de demandeur·se·s d’asile intercepté·e·s ou secouru·e·s en haute mer avant qu’ils ne pénètrent dans un territoire sous juridiction européenne n’a encore jamais eu lieu. Depuis la signature du protocole, plusieurs études ont tenté de clarifier le cadre juridique de cette situation[6]. En effet, l’Italie appliquera sa propre législation sur le territoire d’un autre État, en respectant les normes juridiques européennes en matière d’asile et d’immigration, normes qui ne sont pas en vigueur hors de l’UE. La directive européenne sur les procédures d’asile ne prévoit pas l’éventualité de demandes d’asile en haute mer. En outre, le traité de Lisbonne fixe des limites aux accords internationaux conclus par les États membres avec des pays tiers. La loi entérinant l’accord conclu avec l’Albanie, adoptée par le Parlement italien en février 2024, dispose que la législation européenne doit être appliquée "dans la mesure où elle est compatible" avec la mise en œuvre de l’accord[7]. Plusieurs tribunaux nationaux et européens devront préciser ce que signifie cette formule inhabituelle, quelles normes seront applicables et lesquelles ne le seront pas. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) a déjà fait remarquer qu’une telle application sélective du droit comporte un risque d’inégalité de traitement et de discrimination[8].

En Albanie, 30 député·e·s des partis d’opposition ont saisi la Cour constitutionnelle pour savoir si un tel transfert de souveraineté, même partiel, était compatible avec la Constitution. Le Parlement albanais a soumis la ratification du protocole à la décision des juges. Le 29 janvier 2024, la Cour a conclu, par cinq voix contre quatre, que le protocole ne portait pas atteinte à l’intégrité territoriale, étant donné qu’aucune nouvelle frontière n’était tracée. En outre, le droit albanais serait appliqué dans les centres, parallèlement au droit italien. Le Parlement de Tirana a donc ratifié le protocole le 22 février.

Les points obscurs

L’accord a été vivement critiqué par les partis d’opposition à Rome et à Tirana, par des organisations internationales telles que le UNHCR, par des organisations de défense des droits humains et des droits des réfugié·e·s[9], dans la littérature universitaire et, surtout, par l’Église catholique italienne[10].

Selon le droit maritime international, les naufragé·e·s doivent être acheminé·e·s vers le port sûr le plus proche. L’accord entre Rome et Tirana enfreint cette règle, puisqu’il contraint le navire de sauvetage à rallier un port du nord de l’Albanie éloigné de plusieurs jours en mer. Le report du débarquement affecte encore plus les personnes particulièrement vulnérables, qui doivent d’abord être transportées vers le port de Shëngjin, puis vers un port italien.

Reste à savoir comment sera évaluée la vulnérabilité des personnes. Cette procédure devra nécessairement se dérouler à bord. L’évaluation de la vulnérabilité des femmes enceintes et des personnes âgées ou malades semble relativement simple. En revanche, l’appréciation de la minorité ou du statut de victime (de trafic d’êtres humains, de torture, ou de violence sexuelle) s’annonce difficile, voire impossible, en haute mer. Lors du débat parlementaire, le gouvernement italien a précisé que la vulnérabilité pourrait être ultérieurement établie dans les camps albanais et conduirait au transfert vers l’Italie.

Il convient de noter que la mise en œuvre de l’accord donnera lieu à un trafic maritime intense entre l’Albanie et l’Italie. Contrairement à l’accord entre la Grande-Bretagne et le Rwanda, ou au modèle australien d’externalisation vers les micro-États du Pacifique, aucun demandeur·se d’asile ne devrait séjourner longtemps en Albanie. Indépendamment de leur statut juridique, toutes les personnes seront tôt ou tard transférées vers l’Italie, que ce soit avec un droit de séjour ou en vue d’une expulsion vers leur pays d’origine.

En tout état de cause, les camps albanais seront des centres fermés, équipés de dispositifs techniques et de mesures de contrainte pour empêcher toute évasion, conformément aux conditions posées par l’Albanie. La rétention systématique de migrant·e·s au seul motif de leur demande d’asile est interdite par la législation européenne. Même les procédures à la frontière prescrivent un examen de chaque cas pour déterminer si une alternative à la rétention est possible. Mais une fois encore, la question se pose de savoir si le droit européen sera applicable. La CURIA pourra-t-elle être saisie le cas échéant ? Quoi qu’il en soit, les règles de la Convention européenne des droits de l’homme devront être respectées, tout comme la jurisprudence de la Cour de Strasbourg[11].

Une autre préoccupation concerne les droits et les garanties procédurales des demandeur·se·s d’asile. Le droit à un entretien personnel, à un conseil juridique gratuit, à l’aide d’un interprète pourra-t-il être respecté ? L’accès de l’UNHCR et des ONG aux camps albanais sera-t-il permis ? Une communication à distance avec les services compétents de Rome pourra-t-elle offrir les mêmes garanties qu’une interaction physique ?

Gestion des migrations ou stratégie électorale ?

Rien ne s’oppose aux idées neuves, aux plans novateurs et aux accords inédits dans la gestion européenne des migrations qui est au point mort. En promouvant le “fresh thinking”, Ursula von der Leyen attire l’attention sur la nécessité d’une réflexion nouvelle. Mais les nouveaux modèles doivent répondre à au moins deux objectifs : ils doivent respecter les principes fondamentaux des droits humains et du droit international des réfugié·e·s, et ils doivent être efficaces, c’est-à-dire capables de réaliser ce qu’ils promettent.

Lors de la signature du protocole, Giorgia Meloni a annoncé que 39 000 demandeur·se·s d’asile seraient placés en Albanie chaque année. Cette prévision se fonde sur la clause du traité qui prévoit un maximum de 3000 personnes présentes simultanément dans les camps, et une durée de séjour de 28 jours maximum. Ce calcul repose sur l’hypothèse qu’après quatre semaines, toutes les personnes acheminées en Albanie seront transférées en Italie. Mais ce raisonnement ne tient pas compte du fait que la plupart des demandeur·se·s d’asile reçoivent une réponse négative et un ordre d’expulsion, car ils proviennent de "pays d’origine sûrs". Ils restent donc longuement en rétention dans l’attente de leur expulsion, rendant ainsi le turn-over impossible. Par rapport au nombre total de demandes d’asile en Italie, le nombre de personnes concernées par l’accord devrait s’avérer très faible. Le coût total de leur prise en charge en Albanie sera plusieurs fois supérieur à celui des centres d’accueil en Italie.

Ce calcul étant évident, l’intérêt politique se concentre apparemment sur l’effet dissuasif escompté : “si vous osez traverser la mer, vous finirez dans des camps en Albanie !”. Par ailleurs, il s’agit de défendre une solution "simple et innovante" au "problème des réfugié·e·s" à des fins électorales. En ce qui concerne les élections européennes de juin 2024, il sera toutefois difficile de présenter des résultats concrets : la construction des installations portuaires, des routes et des camps n’a pas commencé à l’heure où nous écrivons ces lignes.

Un accord bientôt imité ?

Il est frappant de constater que les États membres de l’UE expriment d’un côté leur satisfaction d’être parvenus, après des années de négociations, à réformer le régime d’asile européen commun, mais qu’ils envisagent en même temps, au niveau national, d’externaliser les procédures d’asile vers des pays tiers. En signant un accord avec l’Albanie, l’Italie a ouvert la voie. En Allemagne, lors de la conférence du 6 mars 2024, les dirigeant·e·s des Länder et le chancelier Olaf Scholz ont décidé d’étudier, avant le 20 juin, la faisabilité de la décentralisation des demandes d’asile dans des pays tiers afin d’élaborer des propositions en ce sens. Le modèle albanais fera certainement l’objet d’une attention particulière lors de cette évaluation, dans la perspective d’une éventuelle transposition à d’autres pays candidats à l’adhésion européenne classés comme "pays d’origine sûrs".

Dans cette conception de nouvelles politiques d’asile, il serait souhaitable d’envisager non seulement l’externalisation, mais aussi son contraire, à savoir l’établissement ou l’extension des possibilités d’entrée sûre et légale dans l’UE. Ces "procédures d’entrée protégées"[12] nécessitent elles aussi un examen préalable de la demande d’asile dans des pays tiers, par les consulats des États membres ou les délégations de l’UE, selon les conditions d’octroi de visa d’entrée. Ces procédures ne requièrent pas d’accord particulier avec des pays tiers, puisque ces derniers ne sont pas impliqués dans la procédure.