Cette note donne un coup de projecteur sur trois cas emblématiques où l’activisme écologique a été confronté aux forces de l’ordre et au système judiciaire en France :
1/ les actions contre les méga-bassines à Sainte-Soline
2/ les luttes contre le chantier de l’A69
3/ les actions de décrochage des tableaux d’Emmanuel Macron.
Sainte-Soline, un puissant révélateur des atteintes aux libertés publiques
Le 29 octobre 2022, des milliers de manifestant·e·s convergeaient vers le site de Sainte-Soline dans le marais poitevin pour s’opposer à la construction d’une « méga-bassine » - bassin de stockage massif d’eau pour l’irrigation agricole, celui de Sainte-Soline pouvant contenir jusqu’à 628 000 m3, soit 250 piscines olympiques.
Les affrontements avec les forces de l’ordre ont fait plusieurs dizaines de blessés de part et d’autre. En mars 2023, Sainte-Soline a été le théâtre de nouveaux heurts, avec plusieurs centaines de manifestant·e·s et une quarantaine de gendarmes blessés. Les organisateur·ices des manifestations poursuivi·e·s en justice ont été condamné·e·s en janvier 2024 à des peines de prison avec sursis, des amendes et surtout une interdiction de paraître sur les sites ou dans le département des Deux-Sèvres où se déroulent les chantiers. Ces condamnations n’ont pas entamé le succès du mouvement, elles l’ont même alimenté. Plus de 160 000 personnes avaient signé un texte fin avril 2024 pour soutenir les Soulèvements de la Terre sur le site de l’organisation, et de nouvelles manifestations sont prévues en juillet 2024 avant l’ouverture des Jeux Olympiques.
La question des libertés publiques a été d’emblée omniprésente. Dans la foulée du rassemblement du 29 octobre 2022, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, n’avait pas hésité à déclarer que « les modes opératoires des opposants aux bassines relevaient de l’écoterrorisme », assumant une posture de criminalisation des activistes. Le terme, qui n’a pas de portée juridique, était utilisé à dessein avec deux objectifs : marquer une ligne politique répressive et rejeter la responsabilité de la répression sur les actions des militant·e·s écologistes.
En mars 2023, le ministre annonçait cette fois la dissolution des Soulèvements de la Terre. Mais dès le mois d’août, celle-ci était suspendue en référé, puis annulée par le Conseil d’Etat en novembre, au motif « qu’elle n’était pas une mesure adaptée et proportionnée ». La bataille juridique a donc été perdue par le gouvernement, mais il s’en est fallu d’un cheveu. Le rapporteur en charge du dossier avait en effet suivi le ministère de l’Intérieur et préconisé la dissolution, plaidant que les Soulèvements de la Terre se situaient hors de la désobéissance civile et portaient des provocations à la violence visant les biens. Les juges de la section du contentieux du Conseil d’Etat – une formation prestigieuse et expérimentée de la haute juridiction -- ont ensuite choisi collectivement de ne pas suivre ce rapporteur, ce qui est peu fréquent. Il s’agit bien d’une décision témoignant de l’importance des garanties offertes par le juge des libertés publiques aux associations et aux citoyens.
Le débat ne s’est pas limité à la sphère judiciaire. France Nature Environnement, la plus importante ONG environnementale française, a porté plainte en mars 2024 auprès du rapporteur spécial de l’Organisation des nations unies (ONU) sur les défenseur·euse·s de l’environnement, dénonçant le fait que « depuis Sainte-Soline, le gouvernement n’a eu de cesse de criminaliser les défenseurs de la nature et d’étouffer la démocratie environnementale, dans une logique de contrôle et de répression de la société civile ». Le rapporteur spécial de l’ONU lui-même a multiplié les alertes, écrivant : "En France (...) comme ailleurs, la répression contre les militants du climat augmente", et dénonçant le manque de protection légale et juridique des militants écologistes qui agissent "pour le bien de tous."
Si l’on s’arrête sur le contenu des revendications portées à Sainte-Soline – refus d’une agriculture productiviste qui détruit la biodiversité et conduit à privatiser l’eau –, les réponses du gouvernement au mouvement des agriculteur·ice·s fin 2023/début 2024 offrent un contraste saisissant. En janvier 2024, les barrages des agriculteur·ices, les destructions de bâtiments publics ou les menaces de bloquer l’entrée dans Paris ont été accueillis avec la plus grande indulgence. En réponse, le gouvernement a présenté des mesures régressives pour la biodiversité et augmenté les garanties juridiques en cas de contestation de certains ouvrages entrainant des nuisances. En juillet 2023, juste après la dissolution des Soulèvements de la Terre, le journaliste du Monde, Stéphane Foucart écrivait justement, après avoir détaillé une liste des violences commises par certains agriculteurs appartenant à la FNSEA que « l’un des enjeux des luttes environnementales était de faire valoir que la violence revêt bien des formes et que celles-ci sont inégalement perçues par la société ». Il ajoutait que paradoxalement les violences qui défendent des intérêts privés peuvent apparaître comme légitimes, tandis que celles qui visent à lutter contre l’accaparement ou la destruction de biens communs comme l’eau ou la biodiversité peuvent « apparaître insupportables ».
Il y a donc bien un avant et un après Sainte-Soline pour l’activisme écologique en France. Le succès du mouvement des Soulèvements de la Terre, qui ne se dément pas, témoigne d’une mobilisation qui combine l’urgence écologique, la défense d’un patrimoine local - le marais poitevin - et d’un bien commun - l’eau - à la volonté de préserver les libertés. Mais cette mobilisation se heurte à une attitude hostile des pouvoirs publics sommés par des intérêts puissants de choisir leur camp. Au moment du Salon de l’agriculture, la possibilité d’un débat avec le Président de la République, où les Soulèvements de la terre auraient été conviés, avait été violemment rejetée par la FNSEA et utilisée comme prétexte pour faire monter les enchères auprès du gouvernement et exiger de nouvelles concessions, d’ailleurs accordées rapidement.
Le chantier de l’autoroute A 69, le risque d’affrontements violents à venir
Avec un projet datant de 1994, déclaré d’utilité publique en 2018, le chantier de l’autoroute Toulouse-Castres a commencé en 2022. La mobilisation des organisations écologistes ne s’est jamais démentie, associant recours juridiques, pétitions et manifestations pour dénoncer l’abattage d’arbres centenaires et la disparition des terres agricoles - la superficie totale de l’emprise définitive représente 420 hectares, dont 316 hectares de surfaces agricoles. Le projet a suscité des réserves au sein même d’instances officielles : pour le Conseil national de protection de la nature, la construction de l’autoroute Toulouse-Castres ne présentait pas « d’intérêt public majeur », et l’Autorité environnementale a noté que « les impacts sanitaires, les consommations d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre ont été sous-estimés » et considéré « que l’analyse des variantes n’a pris en compte que le mode routier sans exploration suffisante de solutions de substitution raisonnables moins carbonées et moins consommatrices d’espace ». Un projet alternatif de réaménagement de la route nationale 126 porté par des associations a été élaboré avec l’aide de plusieurs collectivités territoriales.
Un collectif d’organisations a dénoncé ces dernières semaines les difficultés de ravitaillement des « écureuils » (militant·e·s perchés sur des arbres pour marquer leur refus de la coupe massive d’arbres dans le cadre de ce projet) du fait du blocus des gendarmes, et a déposé deux plaintes pour mesures provisoires auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CNDH), qui n’ont pas eu d’effet à ce jour. L’évacuation de la ZAD en février/mars 2024 a donné lieu à des affrontements violents entre les forces de l’ordre et les militants ainsi qu’au dépôt d’une plainte au tribunal judiciaire de Toulouse pour mise en danger de la vie d’autrui.
Michel Forst, rapporteur spécial de l’ONU, s’est rendu sur place en février 2024 et a demandé au gouvernement français de prendre des mesures immédiates pour assurer la protection des activistes, réclamant une enquête et des sanctions sur le comportement des forces de l’ordre. Sur place, les tensions ne cessent de s’accroitre. En mars, Christophe Ramond, le président socialiste du Conseil départemental du Tarn, n’hésitait pas à dénoncer « les terroristes verts » qui auraient transformé ce territoire en « zone de non-droit ». Pointant des risques d’affrontements violents, une quarantaine d’ONG (dont Alternatiba, Oxfam, Greenpeace, Youth for climate) ont appelé le gouvernement à prendre ses responsabilités en suspendant les travaux.
Les décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron devant la justice, des résultats contrastés
À partir de février 2019, des militant·e·s écologistes rattaché·e·s au mouvement Action non-violente COP21 (ANV-COP21)[1] vont décrocher 149 des portraits officiels d’Emmanuel Macron dans des mairies de toute la France. Ces portraits seront ensuite sortis symboliquement lors d’événements illustrant les dérèglements climatiques et les colères sociales, par exemple à l’Assemblée des assemblées des Gilets jaunes, avec des enfants lyonnais qui respirent un air chargé en particules fines, sur un site naturel près d’Orléans menacé par un projet de pont autoroutier, dans les cortèges du 1er mai…Ces actions culminent avec la marche des portraits pendant le sommet du G7 à Bayonne en août 2019, où des portraits d’Emmanuel Macron, que les forces de l’ordre recherchent dans toute la France, ressurgissent, tête en bas.
Les militant·e·s engagé·e·s dans ces actions ont été systématiquement déféré·e·s devant les tribunaux. Des procès se sont tenus sur tout le territoire. Certains sont toujours en cours. Les décrocheurs y ont invoqué leur désobéissance civile, en arguant de l’état de nécessité, celle d’agir devant un danger urgent et imminent que constitue le réchauffement climatique, revendiquant également leur liberté d’expression. Dans plusieurs affaires, les juges les ont suivis et ont décidé d’une relaxe, reconnaissant soit l’état de nécessité, soit la liberté d’expression[2]. Ailleurs, des amendes ont été prononcées. Mais en cas de décision favorable aux décrocheurs, le parquet a très généralement fait appel.
Cette situation a conduit la Cour de Cassation, la Cour suprême de l’ordre judiciaire, à statuer à deux reprises sur le sujet. En septembre 2021, si elle n’a pas reconnu l’état de nécessité, elle a affirmé que les décrochages relevaient de la liberté d’expression et a cassé la condamnation, en estimant qu’elle portait une atteinte disproportionnée à cette liberté d’expression. En mai 2022, en revanche, elle a débouté des activistes qui s’étaient pourvus après une condamnation à quelques centaines d’euros d’amendes avec sursis par plusieurs cours d’appel. Elle a jugé alors que ces condamnations ne portaient pas atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression.
Si globalement les procès ont conduit à des peines légères, voire symboliques, le fait que la Cour de Cassation ait choisi de ne pas reconnaître l’état de nécessité invoqué par les décrocheurs et s’en soit tenue strictement à la liberté d’expression est significatif. Dans un contexte où les infractions commises au nom de la désobéissance civile sont difficiles à juger car elles ne renvoient pas à un terme juridique, le juge dispose donc d’un pouvoir d’appréciation important. Les interprétations restant ouvertes, cela peut mener à des accusations et des sanctions aléatoires.
On constate aujourd’hui en France une augmentation notable des moyens et actions des forces de l’ordre contre les combats et les militant·e·s écologistes. La mobilisation croissante de la justice et du droit, contre les militant·e·s à l’initiative des pouvoirs publics, mais aussi en défense de leur action grâce à la multiplication des recours portés par les collectifs militants, est également patente. L’usage du droit, central dans l’histoire des mouvements écologistes, est confirmé dans la période.
Le procès représente un lieu où défendre le bien-fondé des engagements, une manière de les faire connaître et de les amplifier. Les débats juridiques autour de l’activisme écologique ont ainsi une forte résonance sociale et politique. C’est aujourd’hui un terrain où se jouent des enjeux de libertés publiques fondamentaux. Le contenu des actions écologiques, la prise en compte de l’urgence et de la nécessité à agir, posent des questions souvent inédites au juge. La volonté des pouvoirs publics de criminaliser les actions des militant·e·s écologistes met aussi l’autorité judiciaire au défi de son indépendance, dans un contexte de forte conflictualité sociale et de montée des menaces extérieures.
[1] Ce mouvement constitue la branche « résistance » de l’association Alternatiba et revendique le recours à la désobéissance civile.
[2] Ainsi le tribunal correctionnel de Lyon relaxant des décrocheurs a estimé que « Face au défaut de respect par l’État d’objectifs pouvant être perçus comme minimaux dans un domaine vital, le mode d’expression des citoyens en pays démocratique ne peut se réduire aux suffrages exprimés lors des échéances électorales, mais doit inventer d’autres formes de participation dans le cadre d’un devoir de vigilance critique. »