Le manque d’anticipation du vieillissement du parc nucléaire français et les difficultés financières d’EDF ont réduit les marges de sûreté face au risque d’accident grave.
La question de la sûreté nucléaire se pose en des termes plus compliqués aujourd’hui qu’il y a trente ans, lorsque la France avait commencé à développer l’EPR, en prévision du renouvellement de ses centrales, jeunes à l’époque.
Sur le plan technique, l’EPR reste dans la continuité des générations précédentes.[1] Son apport consiste en des dispositifs de sûreté renforcés pour d’abord éviter l’accident et ensuite y faire face s’il survient, en intégrant les leçons des expériences passées en France et à l’étranger. La principale menace, la fusion du cœur du réacteur, le percement de la cuve qui le contient et la dispersion de son contenu (comme à Fukushima) est ainsi bien mieux traitée. Il en va de même de la protection du combustible usé entreposé sous eau dans les piscines de refroidissement, un autre maillon faible des centrales actuelles et qui n’avait pas non plus résisté à Fukushima.
Les mésaventures de l'EPR
L’EPR de Flamanville, dont le chantier a été lancé en 2005, devait ainsi préparer la construction puis la mise en service à partir des années 2020 d’une nouvelle série de réacteurs pour commencer à remplacer les réacteurs actuels. Leurs éléments non remplaçables, la cuve notamment, ont en effet été conçus pour une quarantaine d’années de fonctionnement, un âge qu’ils atteignent aujourd’hui. Sur les 56 réacteurs actuels, 46 ont été mis en service entre 1978 et 1988 : la France est désormais au pied d’une falaise d’investissements.
Les énormes retards très vite accumulés sur le chantier de l’EPR ont conduit dès 2009 EDF à changer de stratégie : prolonger la durée de vie du parc actuel de 40 à 50, voire 60 ans, le temps que de nouveaux réacteurs puissent être construits. Compte tenu de la réalité des délais, ils seront opérationnels au mieux à partir de 2035, et encore, à condition qu’une décision soit prise rapidement après 2022. EDF veut construire six nouveaux EPR dans un premier temps, puis d’autres ensuite, de telle sorte que la part du nucléaire dans le mix électrique de la France se maintienne à 50 % (contre 70,6 % en 2019).
Les déboires de l’EPR de Flamanville ont entraîné une révision à la baisse des performances attendues du nucléaire neuf face au risque d’accident
Les déboires de l’EPR de Flamanville, dont la mise en service a déjà été décalée d’une dizaine d’années, entraîne un double problème de sûreté. D’une part, cette dérive a entraîné une révision à la baisse des performances attendues du nucléaire neuf face au risque d’accident. D’autre part, elle conduit au prolongement inquiétant du nucléaire ancien.
Une perte de la culture de sûreté
En France, les promesses du « nouveau » nucléaire ont d’abord été écornées en ce qui concerne le réacteur de Flamanville lui-même. Les multiples retards et surcoûts associés sont en large part liés à des opérations non conformes traduisant une perte de la culture de sûreté. Certaines ont été découvertes par hasard, comme la fragilité de la fixation du pont de manutention du combustible surplombant la cuve du réacteur. D’autres ont traîné à être signalées à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) voire ont été dissimulées. C’est le cas des défauts du couvercle et du fond de la cuve, qui fragilise la résistance de l’acier aux chocs thermiques, ou encore de soudures sur les circuits d’eau sortant du réacteur, dont la réalisation ne respecte pas le cahier des charges. Ces problèmes graves ont été traités ou doivent l’être. Sauf l’écart au référentiel de sûreté du fond de cuve, qui ne pourra jamais être résolu, cette partie logée dans un puits de béton étant inaccessible. Si l’ASN a jugé cette pièce, après une longue et difficile instruction, « bonne pour le service », elle n’en présente pas moins une sûreté moindre par rapport à ce qui était attendu.
Les promesses du nucléaire neuf ne vont pas non plus être tenues en ce qui concerne les EPR en projet. Même si on les construit en série, leurs coûts seront trop élevés par rapport aux énergies renouvelables. Aussi, la conception de l’EPR 2 a-t-elle été « simplifiée » par rapport à Flamanville. Ce réacteur aura une enceinte de confinement à simple et non double paroi. Au lieu de quatre systèmes de défense redondants en cas de panne de refroidissement du réacteur, l’EPR2 en comportera trois. Cela reste toujours mieux que les vieux modèles, mais c’est un recul par rapport à ce que l’on pourrait attendre de la sûreté d’un réacteur du XXIe siècle. EDF veut par ailleurs obtenir de l’ASN la reconduction du principe « d’exclusion de rupture » que l’autorité avait accepté à Flamanville pour la réalisation des fameuses soudures. Cela consiste, pour l’exploitant, à démontrer que le niveau de sûreté de tel ou tel élément est si élevé qu’il n’est pas nécessaire de prévoir des parades en cas de rupture, ce qui représente bien sûr une importante économie. Or c’est précisément un point sur lequel EDF a failli avec son premier EPR. L’ASN doit trancher ce sujet cet été.
Une fragilité accrue
Le retard sur le nucléaire neuf a parallèlement conduit EDF à demander à l’ASN une nouvelle autorisation décennale[2] pour exploiter les réacteurs ayant atteint ou en passe d’atteindre le seuil des quarante ans. Est à ce stade concerné le parc le plus ancien, celui des 32 réacteurs de 900 MW de puissance qui ont déjà atteint cet âge ou y seront d’ici à 2027. Le principe de cette prolongation a été accepté le 23 février dernier par l’ASN, après une longue phase d’instruction, mais les autorisations seront données réacteur par réacteur, au regard du respect d’un important cahier des charges pour remettre ces vieilles centrales à niveau, non seulement par rapport à leurs normes d’origine, mais par rapport à des exigences de sécurité qui se sont élevées au fil du temps, et particulièrement depuis Fukushima. L’objectif est de se rapprocher du niveau de sûreté d’un EPR. Malgré les travaux très importants qui sont programmés, ce ne sera cependant pas le cas.
Malgré les travaux très importants programmés sur les réacteurs anciens, l’objectif de se rapprocher du niveau de sûreté d’un EPR ne pourra être atteint
Il n’est évidemment pas prévu de doubler l’enceinte de confinement de ces vieux réacteurs. Leurs piscines ne seront pas « bunkerisées » et l’ajout d’un système de récupération du magma radioactif en cas de fusion du cœur et de percement du fond de cuve sera moins efficace qu’un dispositif qui aurait été prévu à l’origine. Par ailleurs, la prolongation du fonctionnement des cuves, élément non remplaçable, accroît leur fragilité. Plus elles sont vieilles, plus les radiations modifient la structure de l’acier qui devient plus sujet à un risque de fracture en cas de choc thermique, par exemple au cas où il faudrait refroidir d’urgence le réacteur dans une situation de panne de refroidissement. Et ce phénomène semble évoluer beaucoup plus rapidement qu’on ne l’a calculé au moment où ces cuves ont été construites[3].
Ainsi, même en renforçant les éléments physiques et une culture de la sûreté qui laisse à désirer, si l’on en juge par le nombre important d’incidents graves rapportés par l’ASN[4], la prolongation des réacteurs représente une prise de risque accrue. Et ce d’autant plus qu’EDF est incapable, sur un plan financier et industriel, de réaliser tous ces travaux au moment où ils devront l’être, en raison du trop grand nombre de réacteurs concernés sur un laps de temps trop court.
Inquiétant étalement dans le temps
Cette réalité économique a conduit l’ASN à consentir un étalement des travaux qui va se traduire par des décalages qui atteindront plus de huit années pour 20 réacteurs sur 32 entre leur 40e année de fonctionnement et l’achèvement complet des travaux d’amélioration. Soit une prise de risque supplémentaire considérable, comme l’a dénoncé un rapport de Global Chance à l’attention du parlement[5]. Et encore faudra-t-il qu’EDF respecte ce calendrier, ce qui est tout sauf acquis.
L’actuelle programmation pluriannuelle de l’énergie, publiée en 2020, prévoit qu’en 2035, 44 réacteurs auront plus de 40 ans, dont 15 plus de 50 ans. Ce choix risqué – qui reste à valider au cas par cas par l’ASN – le sera encore plus si en 2035, la France devait encore prolonger son vieux parc, faute de capacités de production non fossiles pour prendre la relève. Ce qui arrivera fatalement si elle ne prend pas à très brève échéance (très vite après la présidentielle) une décision stratégique : construire de nouveaux réacteurs ou y renoncer et accélérer sur les renouvelables.
De plus en plus de réacteurs très âgés
Nombre de réacteurs ayant 40 ans de mise en service ou plus sur la période 2020-2035*
[1] Il s’agit d’un réacteur à eau pressurisée (REP).
[2] En France, l’autorisation de fonctionnement d’un réacteur est donnée pour dix ans, période renouvelable au terme d’une « visite décennale ».