Les médias et l’extrême droite entretiennent une relation complexe, à la fois tumultueuse et mutuellement avantageuse. Le chercheur spécialiste de l’extrême droite Cas Mudde nous fait part de quelques suggestions sur la meilleure manière d’informer le public en évitant de tomber dans la paresse, la manipulation ou la complicité.
En dépit des apparences, la relation entre l’extrême droite et la presse oscille en réalité entre l’amour et la haine. En effet, la première n’a que le mot “fake news” (“fausses informations”) – ou son équivalent allemand, “Lügenpresse” (“presse mensongère”) – à la bouche quand il est question de parler de la seconde, qui de son côté s’amuse à publier de nombreux articles sur les “dangers” des radicaux. Mais derrière cette guerre se cache un lien hautement symbiotique dont les deux camps profitent à l’unisson.
Le cas des Etats-Unis illustre parfaitement cette dynamique. Lorsque Donald Trump s’est présenté aux élections présidentielles, les médias américains lui ont offert l’équivalent de près de 4,6 milliards de dollars (4,24 milliards d’euros) de couverture médiatique, une dette dont Trump s’est généreusement acquitté en attirant une audience record. À titre d’exemple, les abonnements numériques du New York Times et du Washington Post ont plus que triplé durant son mandat.
Ayant ouvertement critiqué la couverture médiatique de l’extrême droite, je suis souvent interrogé sur la démarche que les médias devraient réellement adopter. C’est un sujet complexe, et ce pour plusieurs raisons. J’ai tout d’abord constaté un décalage entre la façon dont les journalistes et lecteurs perçoivent les médias, c’est-à-dire comme des gardiens de la démocratie, et ce qu’ils sont réellement : des entreprises au fonctionnement axé sur le profit, et non pas sur la politique ou sur la défense de la démocratie. Si ceci explique la relation symbiotique qu’ils entretiennent avec l’extrême droite, cela ne signifie pas que la situation ne peut pas changer.
Une approche critique
Pour le dire simplement, la couverture médiatique de l’extrême droite devrait à la fois se distinguer et ressembler à celle d’autres entités politiques. Autrement dit, une approche qui ne se contente pas de couvrir l’actualité, mais l’analyse d’un œil critique, ne peut que s’avérer bénéfique, à la fois pour les lecteurs et plus généralement pour la démocratie. Critiquer ne signifie pas être hostile ou biaisé, mais simplement sceptique. Les acteurs de la scène politique ont tout intérêt à tenter d’influencer les organisations qui rapportent leurs faits et gestes, et, au vu de son image négative, c’est particulièrement le cas pour l’extrême droite, qui devrait donc être examinée de façon encore plus critique.
Autre différence, l’extrême droite (et pas seulement Trump) raffole des théories du complot et des mensonges éhontés. De plus, elle dénigre systématiquement certaines institutions et valeurs qui constituent le socle légal et normatif de nos Etats.
De nombreux médias et journalistes tâchent de se construire une image “politiquement neutre”, ou encore “juste et équitable”, comme le prétend assez ironiquement Fox News (chaîne de télévision américaine conservatrice, à la couverture médiatique très controversée). Même si l’on suppose qu’une véritable neutralité est possible, elle ne devrait pas constituer un objectif pour une presse dont l’indépendance, qui repose entièrement sur les principes de la démocratie libérale, est actuellement menacée par l’extrême droite, comme le montrent les exemples de la Hongrie, l'Inde, et la Pologne du parti Droit et Justice (PiS) (anciennement au pouvoir, défait lors des précédentes élections législatives). De plus, “’équité” ne signifie pas produire le même nombre d’articles “négatifs” pour chaque candidat, compte tenu du fait que – pour reprendre l’exemple américain – l’un d’entre eux a été mis en examen à quatre reprises pour un total de 91 chefs d’accusation, et l’autre est (lui aussi) vieux.
Comment procéder ?
Alors, comment assurer une couverture médiatique critique de l’extrême droite ? Premièrement, les journalistes ne devraient pas prendre les arguments des radicaux au pied de la lettre. Ils ne devraient pas simplement vérifier les propos controversés ou opportunistes, mais poser des questions supplémentaires après coup. Ensuite, il convient de ne plus donner l’opportunité aux acteurs de l’extrême droite de répandre leurs idées (dans des op-eds, par exemple). Les médias ne devraient pas non plus exagérer l’importance de l’extrême droite ou lui accorder plus d’attention qu’aux autres mouvements, que ce soit pour attirer plus de lecteurs ou légitimer leurs informations.
Il s’agit en dernier lieu d’éviter les cadres de référence et la terminologie de l’extrême droite, même lorsque ceux-ci ont déjà été adoptés par d’autres, comme des politiciens conventionnels par exemple. Concrètement, cela ne signifie pas que les médias devraient s’abstenir de traiter la question de la criminalité dans les zones où la population issue de la migration est importante, mais plutôt qu’ils devraient approcher la situation d’un œil critique, c’est-à-dire ne pas simplement supposer que le taux de criminalité découle de leur culture et non pas de leur marginalisation socio-économique. Les termes comme “criminalité migratoire”, qui proviennent de l’extrême droite et lui permettent de s’attirer le soutien des électeurs, sont évidemment à bannir.
Tout ceci suppose une bonne connaissance de l’extrême droite, autrement dit de ses cadres de référence, ses organisations, stratégies, symboles et acteurs majeurs, ainsi que du danger qu’elle représente pour la démocratie libérale, tant en théorie qu’en pratique. Pourtant, la généreuse couverture médiatique accordée à l’extrême droite est souvent marquée par des caricatures et des idées reçues archaïques, comme celle de l’homme blanc, peu instruit, marginalisé à la fois sur le plan social économique, et délaissé par la société. Physiquement, il se manifeste encore et toujours sous la forme d’un skinhead au crâne rasé, braillant d’un air enragé, et arborant ouvertement des symboles d’extrême droite comme la croix celtique ou la croix gammée.
Ce stéréotype, déjà dépassé dans les années 1980, n’a absolument rien à voir avec le partisan d’extrême droite d’aujourd’hui, qui ressemble davantage à monsieur tout-le-monde. Par ailleurs, l’extrême droite est souvent représentée comme une entité à part, qui se distingue de la politique traditionnelle et la remet en question – même si ce courant n’est aujourd’hui presque plus considéré comme marginal.
Il est maintenant grand temps que les médias mettent à jour leur conception du rôle que l’extrême droite et eux-mêmes ont à jouer au sein des démocraties modernes. En règle générale, la presse fait preuve d’un certain criticisme, et parfois même d’une franche hostilité envers l’extrême droite lorsqu’elle se situe à la périphérie de la scène politique, mais se montre beaucoup plus favorable envers elle lorsqu’elle y prend une place plus conséquente. Plus que jamais, nous avons désespérément besoin de médias qui comprennent et reconnaissent la menace que constitue l’extrême droite pour la démocratie libérale, et qui abordent cette question de manière informée et critique.
Les opinions et points de vues énoncés dans cet article ne reflètent pas nécessairement ceux de la fondation Heinrich-Böll.
Lire l'article original sur Aftonbladet | traduit par Yasmine Lahrache, Voxeurop