Marianne et Michel se font la tête

François Mitterrand et Helmut Kohl en Octobre 1987
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Siegesdenkmal der Schlacht um Verdun

 

Nous remercions le Green European Journal pour la traduction française de cet article. Retrouvez l'article en ligne et le numéro du Green European Journal dans lequel il a été publié ici.

Depuis les origines, le « moteur franco-allemand » a une place particulière dans la construction européenne. C’est sa cohésion politique et sa solidarité dans les moments de crise qui ont fortement contribué à « l’esprit européen ». Mais quand le couple va mal, c’est toute la famille européenne qui trinque.

Aujourd’hui la force est devenue faiblesse. L’absence de solidarité entre Paris et Berlin nourrit l’impuissance de l’UE face aux crises cumulées. Des déséquilibres de l’Eurozone aux menaces sur la démocratie, en passant par l’accueil des réfugiés, le futur de l’Europe dépend aussi du rétablissement d’une réelle solidarité franco-allemande.

Figure imposée de toute déclaration de politique européenne des deux côtés du Rhin, le couple franco-allemand a longtemps été une réalité fondamentale et incontournable de la construction européenne. Comme son nom l’indique, et comme dans toute relation diplomatique bilatérale, il s’agit d’abord d’une relation humaine, intime et durable. Et si certains malentendus peuvent passer inaperçus, il y a des signes de tensions qui ne trompent pas. Quand un Premier Ministre français, tout pétri de certitudes hexagonales vient au printemps 2016 à Munich faire la leçon à la Chancelière allemande sur les réfugiés au lieu de lui apporter sa solidarité, quand les milieux politiques et médiatiques allemands accablent ouvertement de leur mépris les rigidités sociales et économiques françaises au lieu de chercher à aider la France à les surmonter… les symptômes de la crise conjugale deviennent évidents.

Et c'est toute la famille européenne qui trinque.

Car le « moteur franco-allemand » a une place particulière dans la construction européenne. Depuis les origines, la Marianne française et le Michel allemand se sont rapprochés, se sont apprivoisés mutuellement et ont entamé ensemble la construction de cette maison commune qu’on appelle l’Europe.

Calcul ou pas, lorsque François Mitterrand saisit la main du chancelier Kohl le 22 septembre 1984 à  l’ossuaire de Douaumont, à Verdun, l’émotion politique qui se dégage de cette image témoigne du chemin parcouru depuis la fin de la guerre. Le choc moral de « l’étrange défaite » de 1940, les hontes de la collaboration, l’amertume du vaincu final de compter un autre vaincu pour maître et occupant sont dépassés. L’échec en 1954 de la Communauté européenne de défense par crainte du réarmement allemand est effacé neuf ans plus tard par la conclusion, le 22 janvier 1963, du traité de l’Élysée entre de Gaulle et Adenauer. Depuis, présidents français et chanceliers allemands perpétuent cette tradition de montrer à la face de l’Europe et du monde qu’on peut s’être livré trois guerres en l’espace d’une vie humaine (1870-1940), dont deux ayant entraîné une déflagration mondiale, et devenir les plus proches partenaires.

Mais réconciliation et coopération reposent aussi sur une autre donnée que le volontarisme fraternel : le déséquilibre entre les deux anciennes puissances.

L’atrophie volontaire et imposée de la puissance politique allemande contraste fortement dans cette période avec la politique de grandeur gaullienne. L’une joue modestement les petits pays sans ambition internationale et sans autre horizon que celui de son « miracle » économique. Tandis que l’autre surjoue la Grande Nation à l’avenir aussi glorieux que le passé, malgré la décolonisation et les limites bientôt évidentes de son modèle économique.

Ce déséquilibre se joue en outre dans une Communauté européenne plutôt restreinte, limitée à six puis douze pays, les autres étant tous plus petits que l’Allemagne et la France, ou moins en mesure de revendiquer le leadership. C’est donc naturellement que se met en place un « moteur » franco-allemand. Entre une France qui défend sans vergogne ses intérêts et parle en son nom et une Allemagne qui hésite à faire de même pour d’évidentes raisons historiques, préférant parler au nom des autres membres de la CEE, tout accord prend vite la couleur d’un intérêt général européen. Avec des hauts des bas, dans une Europe qui apprend à grandir de ses crises, la force et la solidarité politique du couple franco-allemand en font un des facteurs les plus sûrs de la construction d’une Europe unie.

Mariage de raison et crises passionnels

Pour Marianne et Michel c’est peut être un mariage de raison, agrémenté de moments heureux, mais c’est  une union solide et le chemin parcouru en témoigne. Les liens au quotidien sont forts. D’ailleurs, même au plus fort des crises, comme aujourd’hui, la gestion des affaires courantes entre Paris, Berlin et Bruxelles inciterait à croire que tout va très bien. Les administrations se connaissent, se pratiquent, se comprennent et respectent. Mais malgré les apparences politiques, malgré une coopération jamais relâchée, malgré les exhortations des uns et des autres, le couple franco-allemand n’est plus un moteur. Cette relation un peu sèche et technocratique, prisonnière des rituels et vidée de son contenu politique n’a plus ni souffle ni la passion nécessaire pour faire face aux grandes crises qui menacent l’UE dans son existence. Car le défi du Brexit, la pression des réfugiés, les déséquilibres de la zone euro et enfin la montée des fameuses « démocraties illibérales » au coeur de l’Europe et tous renforcés par la panne du fameux « moteur » de l’Europe.

Cet affaiblissement inquiétant peut se mesurer à une simple comparaison historique. Le dernier grand test de solidarité et de solidité du couple remonte à 89-92. La chute du rideau de fer en 1989 puis la réunification allemande le 3 octobre 1990 bouleversent les équilibres de la communauté européenne et surprennent des Européens qui n’avaient pas bien mesuré que la sortie de la guerre froide était aussi une rentrée dans l’histoire qui inquiète ses voisins…

Mais la force du couple franco-allemand permet justement à l’Europe des années 1990 de trouver un chemin commun avec une Allemagne unifiée. Le prix pour l’Allemagne en sera le sacrifice de sa monnaie. Icône religieuse de la puissance reconquise, symbole de la domination douce de l’Europe, le Deutsche Mark était déjà le pivot de la politique de la réunification, surtout en dans l’ancienne Allemagne de l’Est, bien plus encore que la Grundgesetz et l’état de droit. Imposé par le Chancelier Kohl à une opinion publique allemande rétive, inquiète de ses divergences économiques avec ceux qu’on surnomme déjà « le Club Med » avec un mépris anticipant les pires moments du débat actuel, ce sacrifice du Deutsche Mark, est un geste européen d’une grande classe et la marque historique du leadership conjoint franco-allemand.

Ironie de l’histoire, au lieu de mettre fin à la domination de la Deutsche Mark et d’une politique monétaire décidée seulement par des Allemands, la monnaie unique a encore plus fortement contribué au succès économique de l’Allemagne après, et au décrochage avec le reste de la zone Euro et de l’UE, comme le décrivait Ulrich Beck dans son essai l’Europe allemande.

Le moment décisif dans l’affaiblissement du couple se trouve exactement dans la réponse à la grande crise financière ouverte en 2008 par l’effondrement du système bancaire américain, et l’empilement catastrophique des crises économique, sociale et politique. Seule et sans respect pour ses partenaires, en particulier la France d’un Nicolas Sarkozy qui n’avait jamais ni compris ni accepté l’importance du couple, l’Allemagne d’Angela Merkel abuse de sa position dominante pour imposer à l’UE une double décision catastrophique. D’une part que les solutions à la crise des dettes soient nationales et d’autre part qu’elles respectent strictement les règles communes édictées au moment de l’Union économique et monétaire. Autrement dit chacun est invité à grimper dans l’arbre de son choix pour échapper au feu, mais on souhaite bonne chance à ceux qui n’ont ni l’habileté des singes ni les ailes des oiseaux.

Orgueil allemand et préjugés français

Ce refus d’une solution européenne (par exemple les fameux euro-bonds pour mutualiser les risques de la dette) alors que la monnaie unique rend européen chaque problème national rompt avec l’esprit même de la communauté européenne puisqu’il remet en cause l’égalité des Etats Membres entre eux. Le traitement technocratique et déshumanisé du volet grec de la crise viendra souligner ce recul de l’esprit européen.

Les conséquences de cette décision tragique sont visibles aujourd’hui partout en Europe. Mais c’est en outre une terrible rupture dans la relation franco-allemande. Qui nourrit l’incompréhension mutuelle. En Allemagne, le gouvernement Merkel/Schäuble refuse de prendre en compte les rigidités engendrées par le modèle politique français : comment le Président français, ce monarque républicain directement choisi par le peuple, pourrait-il accepter de venir mendier à Berlin une solidarité qui n’est plus naturelle ? Il n’y a pas de honte d’aider Paris à sauver la face.

En France, où la pression de l’extrême droite est de plus en plus forte, les conséquences de cette  mésentente n’en finissent plus de se faire sentir. Une sorte de nouvelle version de «l’Allemagne paiera » vient faire souffler un vent des années 1930 sur une opinion publique peu habituée à l’autocritique. Pire la défiance culturelle et politique semble regagner en pertinence. Livrée à elle-même, sans repères ni histoire européenne, abîmée dans une compétition économique qui avantage plus l’Allemagne, perdue dans une UE trop élargie à son goût, qui a fait de Berlin et Francfort les nouveaux centres, la classe politique française ne comprend plus le Franco-Allemand. Comme elle ne comprend plus l’Europe.

Pour illustrer le retour ce d’une la défiance historique, malgré la concurrence d’extrême droite, on ne fait pas mieux que les rodomontades cultivées de Jean-Luc Mélenchon. De ses excellentes lectures, mêlant Ulrich Beck, Wolfgang Streeck et Guillaume Duval, l’apprenti bonaparte de la gauche française souverainiste a bien retenu que les politiques économiques ordo-libérales de la chancelière allemande sont nocives à la solidarité européenne. Mais il ne s’embarrasse pas de nuances et pour les besoins de sa cause, excite les bas-instincts nationaux contre « l’Allemagne » et « les retraités allemands », cumulant  tous les clichés culturalistes germanophobes pour mieux célébrer les autres clichés culturalistes d’un génie et d’un style français méconnus, méprisés et maltraités par le partenaire allemand.

De Marine Le Pen à Frauke Petry, de part et d’autre du Rhin, c’est cependant la pression de mouvements d’extrêmes-droites nationalistes et anti-européennes qui réduit encore plus la capacité des gouvernements à sortir des faux-semblants pour reconnaître qu’il y a bien un problème de solidarité européenne en général et franco-allemande en particulier – et y apporter des réponses.

La mobilisation aurait pourtant pu se faire sur un sujet extérieur, un défi lancé au projet d’intégration politique de l’Europe, que Paris et Berlin prétendent partager. Mais même la menace d’un Brexit ne semble pas sortir le couple franco-allemand de sa torpeur résigné de spectateur passif. Où est l’appel des 27, mené par les fondateurs de cette Europe politique en danger mortel ? Où est l’appel aux Britanniques de rester en Europe et de participer à l’union politique ? Où sont les initiatives pour faire en sorte que s’il quitte l’UE, le Royaume Désuni le fasse seul ? Où sont les nouvelles initiatives Lamers-Schäuble ?

Raison européenne et sentiments franco-allemands

Qu’on le veuille ou non, le Royaume Uni est une des pièces essentielles de l’édifice Europe. Son départ aurait entre autres conséquences de renforcer encore les mouvements de droites nationalistes et d’extrême-droite qui appellent à la fin de l’UE. De Marine le Pen à Viktor Orbán, de Jaroslaw Kaczy ski aux succès du FPÖ en Autriche, la revendication croissante de régimes ou de mouvements de « démocratie illibérale » est encore un sujet majeur et une menace existentielle pour l’UE – mais le couple franco-allemand regarde embarrassé et relativement passif. Mais au lieu de prendre la mesure européenne de la menace et d’y apporter une réponse musclée, au lieu de répondre à l’influence croissante de Moscou, en France et en Allemagne on préfère s’en tenir à une gestion nationale du problème : comme pour la dette, chacun son problème domestique de néo-fascistes.

L’absurdité tragique de cette passivité c’est que ces crises se nourrissent l’une l’autre. Réfugiés,  Populismes, Brexit et crise de l’Euro se nourrissent de l’affaiblissement du moteur franco-allemand. Désunis, Paris et Berlin peinent à faire émerger une politique étrangère et de sécurité commune. Pire, la faiblesse interne du couple devient la faiblesse externe de l’UE. Avant d’être un marchandage sordide entre une UE aux abois et la Turquie autoritaire du président Erdogan, l’accord sur les réfugiés a été d’abord un deal cynique au sein du couple franco-allemand. En échange de son absence totale de solidarité avec l’Allemagne sur la question des réfugiés, Paris laissait ainsi Berlin sous-traiter à Ankara le sale boulot. Le refus obstiné de la France, soi-disant patrie des droits de l’homme, de prendres a part du fardeau dans la tragédie des réfugiés et des migrants est le parfait miroir de la surdité allemande aux appels à la solidarité dans les premières phases de la crise de l’Euro.

Pourtant, quand ils le souhaitent, ils savent mobiliser tout le poids de l’UE pour peser sur tous ces partenaires adeptes du rapport de force un peu brute, de Riyad à Moscou en passant par Téhéran ou Ankara. La gestion de la crise en Ukraine et le « format Normandie [8] » montrent, que c’est possible – et comment. Alors que le conflit en Ukraine de l’est était en train de devenir un guerre civile, avec finalement surtout un tout autre chiffre des réfugiés venant en Europe et tous les effets catastrophiques de la déstabilisation totale d’un pays qui est directement à la frontière de l’Union Européenne, Merkel et Hollande sont parvenus à le contenir de façon notable tout en réunissant l’Europe autour des sanctions contre la Russie de Poutine.

Le conflit est loin d’être résolu bien sûr mais cet exemple souligne que l’UE pourrait être à la hauteur des grandes crises qui la menacent, si le couple franco-allemand fonctionnait à nouveau comme un moteur et non comme un frein. Pour cela, il faudrait rallumer le feu de la passion politique dans un couple vieilli et usé par le quotidien de la gestion administrative et technocratique. C’est une question de qualité du personnel politique bien sûr mais aussi d’incarnation (cette vieille idée d’un ministre franco-allemand siégeant dans les deux gouvernements), et surtout d’investissement de la société civile. La coopération franco-allemande des années 1950 et 1960 se nourrissait des jumelages entre villes, de l’apprentissage de la langue de l’autre, des échanges de la jeunesse et d’une envie de dépasser les frontières culturelles et politiques. Aujourd’hui français et allemands parlent de moins en moins leurs langues respectives. Ils communiquent de plus en plus en anglais.

A l’heure où la libre circulation sans frontière est menacée, le couple historique respire la lassitude, le malentendu et l’agacement.

La force et la solidarité du couple franco-allemand a mené l’Europe très loin sur le chemin de l’intégration politique. Mais aujourd’hui, il est devenu un véritable poids-mort pour l’Europe. A moins qu’il ne retrouve la foi et l’engagement des origines – et s’engage de nouveau à sauver l’Europe de la décomposition qui menace.