Union européenne et climat : leader un jour, leader toujours ?

Décryptage

« Une énergie propre pour tous les Européens ». Voilà l’ambition portée par l’Union européenne pour sa stratégie énergie-climat pour l’horizon 2030. Mais derrière ce titre accrocheur, que contient réellement ce nouveau paquet législatif ? Quels sont les enjeux pour sa mise en œuvre ? Et sera-t-il à la hauteur de l’urgence climatique ? Une mise au point.

Un paquet législatif aux contours complexes

Décembre 2018 a marqué l’accord politique sur la stratégie énergie-climat pour 2030, exactement 10 ans après l’adoption du paquet législatif pour 2020. Il aura fallu pas moins de 5 ans pour préparer et négocier cet important corpus législatif, qui doit décider de l’avenir de la transition énergétique en Europe.

Et pour cause : ce « paquet hivernal » comporte au total 8 textes législatifs interdépendants, dont les quatre premiers ont été publiés au journal officiel de l’UE en 2018, les quatre autres devant être formellement publiés en mai 2019 :

Bien que ne faisant pas officiellement partie de ce corpus législatif, on peut également y intégrer la refonte de la directive relative au système d’échange de quotas d’émissions (EU ETS) adoptée en mars 2018, qui vise à renforcer ce mécanisme afin de disposer d’un signal prix plus fort pour les industriels et producteurs d’énergie soumis à ce dispositif.

Un niveau d’ambition en hausse mais encore insuffisant

La définition des objectifs stratégiques fixés pour la transition énergétique de l’UE a occupé une place centrale dans les négociations avec les Etats membres et le Parlement européen. Ces objectifs reprennent l’approche du premier paquet pour 2020, structurée autour du triptyque climat, énergies renouvelables, efficacité énergétique, comme représenté sur le graphique ci-dessous.

La première proposition de la Commission européenne visait initialement des objectifs bien plus modestes (27 % d’énergies renouvelables et 27 % d’amélioration de l’efficacité énergétique en 2030), ne nécessitant que peu d’efforts politiques additionnels. En 2018, le Parlement européen, soutenu par une coalition des pays les plus ambitieux, a néanmoins proposé une stratégie nettement plus ambitieuse : 35 % d’énergies renouvelables dans la consommation finale brute et 35 % d’efficacité énergétique pour atteindre une réduction des émissions de gaz à effet de serre de -45 % par rapport à 1990, en vue de préserver le rôle de l’UE en tant que leader de l’action climatique internationale et de proposer une stratégie cohérente avec l’accord de Paris de 2015. Les objectifs retenus représentent par conséquent un compromis entre ces deux positions.

Quelles obligations pour les Etats membres ?

Mais au-delà des chiffres, des changements importants ont été introduits, en ce qui concerne la définition d’objectifs contraignants au niveau de chaque Etat membre. Dans la stratégie 2020, ces objectifs nationaux existaient pour chacun des trois domaines (GES, renouvelables, efficacité). Pour 2030, cette contrainte n’existe plus que pour les émissions de gaz à effet de serre,[i] tandis que les objectifs pour les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique ne sont définis qu’à l’échelle… de l’Union européenne dans son ensemble. Afin d’impliquer au maximum les Etats membres, le nouveau règlement sur la gouvernance de l’Union de l’énergie prévoit que ceux-ci transmettent à la Commission des « plans nationaux climat-énergie », détaillant les objectifs et mesures qu’ils comptent mettre en œuvre d’ici 2030. La Commission doit ensuite vérifier si la somme des engagements nationaux est suffisante pour atteindre l’objectif européen, et le cas échéant encourager les Etats à renforcer leurs stratégies. Par ailleurs, la possibilité d’une révision des objectifs (uniquement à la hausse) est prévue pour 2023.

 

L’efficacité énergétique, une priorité aux contours flous

Un deuxième point d’attention concerne l’objectif d’efficacité énergétique. Alors que les objectifs relatifs aux réductions d’émissions de GES et aux énergies renouvelables sont plus facilement quantifiables, l’objectif en matière d’efficacité énergétique est défini en comparaison à un scénario de référence « business as usual ». Or le scénario en question a été publié en 2007, et ne tient pas compte des effets de la crise économique sur la consommation d’énergie. En prenant comme référence des scénarios tendanciels plus récents, l’objectif initial de -27 % équivaut de fait… à des économies d’énergies réelles de seulement 12 % ![ii] Et puisqu’on n’est pas à un paradoxe près : dans sa propre étude d’impact, la Commission européenne indique que le potentiel d’efficacité énergétique « économiquement viable » plaiderait plutôt pour un objectif de -40 %.[iii] Enfin, même si la Commission entretient le flou sur ce sujet, l’objectif 2030 est à priori non contraignant juridiquement. De quoi nourrir bien des suspicions quant à la volonté réelle de l’Union de l’énergie de donner « la priorité à l’efficacité énergétique ».[iv]

La neutralité climatique, nouvel horizon pour l’action climatique de l’UE

Afin de respecter l’objectif de l’accord de Paris visant à limiter le réchauffement climatique à un niveau de 1,5°C d’ici la fin du siècle, l’ensemble des pays doivent accélérer leurs efforts. Pour l’Europe, cela signifie d’atteindre la neutralité climat (zéro émissions nettes de GES) d’ici 2050 au plus tard.[v] En novembre 2018, la Commission européenne a publié plusieurs scénarios prospectifs dessinant des trajectoires possibles pour atteindre cet objectif.[vi] Mais les dirigeants des pays membres peinent pour l’instant à s’accorder officiellement sur cet objectif ambitieux, en dépit du nombre croissant de pays ayant déjà pris cet engagement à l’échelle nationale.[vii] L’atteinte de la neutralité pourrait également impliquer un renforcement de l’action à l’horizon 2030. En octobre 2018, les parlementaires européens ont ainsi voté une résolution indiquant qu’un rehaussement de l’objectif climat 2030 à -55 % par rapport à 1990 serait nécessaire pour se placer sur une trajectoire compatible avec l’accord de Paris.[viii] Tandis que les ONG mettent en avant un objectif encore plus ambitieux, à -65 %.[ix] Et l’objectif actuel de -40 % semble déjà être dépassé dans les faits :  la mise en œuvre du paquet pour l’énergie propre pourrait diminuer les émissions de plus de 45 % en 2030, et de -50 % si les différents pays concrétisent leurs plans de sortie du charbon.[x]

Une légitimité nouvelle pour l’énergie citoyenne

La reconnaissance du rôle clé des citoyens constitue une avancée réelle du paquet pour l’énergie propre. D’abord inscrit comme simple slogan dans le texte fondateur de l’Union de l’énergie, cet engagement a pris des contours plus précis dans le paquet législatif.[xi] La directive pour les ENR de 2018 donne ainsi naissance aux « Communautés d’énergies renouvelables ».[xii] Et elle oblige en outre les Etats membres à communiquer à la Commission l’ensemble des mesures qu’elle compte mettre en œuvre pour favoriser leur développement, incluant une évaluation de leur potentiel, l’élimination des obstacles réglementaires, un accès facilité aux financements et la possibilité de leurs réserver des mécanismes de soutien spécifiques.

Partant d’une définition similaire, la directive sur le marché électrique introduit également les « communautés énergétiques citoyennes », et leur ouvre le droit de gérer les réseaux de distribution d’énergie.[xiii] Il semblerait ainsi que les instances européennes aient finalement compris que le succès de la transition énergétique dépend avant tout de l’implication de l’ensemble des citoyens.

Inscrire l’action climatique au cœur du projet européen

Sur le plan économique, les analyses récentes de la Commission européenne démontrent que l’atteinte de la neutralité carbone permettrait de créer des millions d’emplois et d’orienter l’Europe sur le chemin d’un modèle bien plus innovant, sobre en énergie et valorisant pleinement le potentiel de l’économie circulaire et du partage. Cela ne sera pas simple pour autant, et on a souvent du mal à saisir l’ampleur des transformations requises. Si la politique climatique était jusque-là intimément liée au secteur de l’énergie, l’objectif de la neutralité carbone appelle à décloisonner celle-ci, pour en faire l’axe stratégie transversal à tous les secteurs politiques. A commencer par la réorientation du modèle agricole et une vision beaucoup plus ambitieuse pour le paquet sur la mobilité propre, actuellement en discussion. Mais également en intégrant bien davantage la question de la justice sociale et de l’équité dans l’élaboration des politiques climatiques.

A l’heure du Brexit et de la montée des courants nationalistes partout en Europe, l’urgence climatique peut parfois apparaître comme « un problème de plus » pour une Union en quête de sens. Mais face à l’alternative - difficilement concevable - consistant à accepter un réchauffement climatique incontrôlé et un effritement progressif du projet européen, la transition vers la neutralité climatique représente avant tout une opportunité pour renouveler le projet sociétal qui est au cœur de la construction européenne. Partout en Europe, les manifestations toujours plus importantes en faveur d’une politique climatique plus ambitieuse montrent qu’il s’agit bien d’une priorité aux yeux des citoyens.

On ne peut qu’espérer que cet engouement se traduira également dans les élections européennes de mai 2019, afin de donner à la transition écologique et énergétique toute sa place au sein du projet européen

 

 

Notes


[i] L’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre global pour 2030 (-40 % par rapport à 1990) se décompose comme pour 2020 en un objectif européen pour l’ensemble des secteurs soumis au mécanisme d’échange de quotas d’émissions (EU ETS), à hauteur de -43 % (par rapport à 2005) et un objectif de -30 % (par rapport à 2005) pour les secteurs non soumis à l’EU ETS. Cet objectif de -30 % pour les secteurs non soumis à l’EU ETS est ensuite traduit en objectifs nationaux contraignants selon des règles de partage de l’effort (déterminés en fonction du PIB par habitant et du potentiel de réduction d’émissions de chaque pays).

[iv] Le principe de « priorité à l’efficacité énergétique » (ou « energy efficiency first » dans la version anglaise) constitue pourtant l’un des cinq piliers stratégiques de l’Union de l’énergie.

[v] La neutralité climat (parfois également appelée « neutralité carbone ») vise à créer un équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine et leur absorption via les puits de carbone naturels (forêts, sols, océans) et les technologiques de captage et stockage de CO2. Pour une analyse détaillée des enjeux, voir IDDRI (2018) : « La neutralité carbone, défis d’une ambition planétaire ».

[vi] Les documents de cette nouvelle stratégie climat à l’horizon 2050 sont disponibles ici.

[vii] En novembre 2018, une coalition de dix Etats-membres (Danemark, Finlande, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Slovénie, Espagne et Suède) avait écrit une lettre au commissaire européen pour l’énergie Miguel Arias Cañete visant à pousser la Commission européenne à s’engager clairement pour l’objectif de neutralité climat en 2050. Néanmoins, lors du sommet du Conseil européen du 22 mars 2019, certains pays (dont l’Allemagne, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque) se sont opposés à s’engager publiquement pour cet objectif. La France s’est déjà engagée pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050, qui constitue le point de référence de la nouvelle stratégie nationale bas carbone, publiée en 2018. L’objectif doit être inscrit juridiquement au travers de la « loi énergie », prévue pour juin 2019. De même, l’objectif de neutralité climat apparaît dans un draft du projet de loi climat qui doit être présenté prochainement au parlement allemand.  

[ix] Voir la lettre de CAN-Europe envoyée aux ministres de l’énergie et de l’environnement des Etats membres en février 2019 : http://www.caneurope.org/publications/letters-to-policy-makers/1736-let…

[xi] Communication sur l’Union de l’énergie de 2015 (COM(2015) 80 final) : « notre vision est celle d’une Union de l'énergie focalisée sur le citoyen –dans laquelle ce dernier prend à son compte la transition énergétique, tire avantage des nouvelles technologies pour réduire sa facture et prend une part active au marché – et qui permette aussi de protéger les consommateurs les plus vulnérables. »

[xii] La définition des communautés d’énergie renouvelable est fondée sur quatre critères :

  • une adhésion libre et volontaire des membres (citoyens, autorités locales et PME) ;

  • une maîtrise de la gouvernance des projets par les acteurs résidant à proximité

  • une finalité qui ne peut pas être uniquement lucrative

  • la mise en œuvre d’activités liées à l’énergie. Outre la production d’énergie renouvelable, ces communautés peuvent également devenir fournisseur d’énergie, réaliser des projets d’efficacité énergétique ou encore développer des services de mobilité propre.

Pour plus d’informations, voir la directive (EU) 2018/2001.

[xiii] Il appartient néanmoins aux Etats membres de décider d’ouvrir effectivement cette possibilité aux communautés citoyennes d’énergie. Soucieuse de conserver le monopole public d’Enedis et des entreprises locales de distribution, la France a ainsi déjà annoncé qu’elle ne comptait pas transposer cette option.