Nonna Mayer, politologue- « Une campagne peu ordinaire »

Interview

La politologue Nonna Mayer observe et analyse depuis des années les élections en France. Directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po, Nonna Mayer est notamment spécialiste des partis d’extrême droite. Ses recherches portent également sur la transformation du racisme et de l’antisémitisme en France.  

Photo de Nonna Mayer, Politologue

Quels ont été les grands changements du paysage politique de ces dernières années?

La déstructuration du champ politique français est très ancienne, elle remonte à Maastricht en 1992. C'est à ce moment-là que, pour la première fois, l'enjeu européen écrase le clivage gauche/droite. Au lieu d'avoir la gauche contre la droite, il y a les centres droits et centres gauche qui s’expriment pour l'Europe et les deux extrêmes, le Parti communiste et le Front National, qui se positionnent contre l'Europe, pour des raisons diamétralement opposées : l’extrême droite par mécanisme identitaire et rejet des immigré.e.s et l’extrême gauche contre une Europe du grand capital. Ce clivage se reproduit lors du vote sur le traité constitutionnel en 2005. Mais c’est en 2017, que pour la première fois, il structure une élection nationale. Macron avec un discours « je veux la gauche et la droite », est alors élu avec une conjonction d'éléctrices et d'électeurs de centre droit et de centre gauche. Et Marine Le Pen postulait : « ni gauche, ni droite ».

Macron a essayé d’incarner cette idée du dépassement et de l’Europe. La force d’Emmanuel Macron était de jouer sur cette opposition avec Marine Le Pen : « Moi, c'est l'ouverture et elle, le repli. Moi, c'est l'Europe, elle, c'est le rejet de l'Europe. ». Aujourd’hui, il aimerait beaucoup que Marine Le Pen, ou même Éric Zemmour, son adversaire, soit au second tour de la présidentielle parce qu'il la/le battrait encore plus facilement. Beaucoup d'électeurs.rices ne veulent pas choisir entre un Macron et une Marine Le Pen. Cette constellation leur semble frustrante, car elle ne reflète pas les questions d'avenir décisives, comme les thèmes sociaux ou écologiques... La gauche a raté le coche parce que c'est sur des thèmes de gauche que vous pouvez cliver l'électorat : la protection sociale, la précarité, les inégalités. La gauche est divisée sur tout un tas de thèmes, on ne l’entend plus.

 

Êtes-vous surprise par cette campagne ? 

Il y a une chose que personne ne pouvait prévoir, c'était la guerre en Ukraine. Elle a véritablement déstabilisé l'opinion. On savait que ce ne serait pas une campagne présidentielle comme les autres, parce que l’on sort d’une pandémie de Covid-19 et que cela a éprouvé le moral de l'électorat. Cela s’est ressenti aux dernières élections, qui étaient des élections régionales et départementales, avec un taux d'abstention jamais atteint pour ce type d'élection puisqu'on était à deux tiers de personnes abstentionnistes et une proportion qui dépassait les 85 % chez les 18-25 ans.

On sent clairement qu’il n’y a pas un désintérêt pour la politique mais il y a un désamour à l'égard des candidates et des candidats, à l'égard de la politique en place et de la politique politicienne. On sentait que ça allait peser sur la campagne présidentielle, malgré le fait que les élections présidentielles sont de très loin les plus mobilisatrices. Je pense que cet effet mobilisateur de la campagne présidentielle peut être terriblement atténué par les retombées du Covid, les inquiétudes économiques, l'inquiétude à l'égard de l'inflation, les inquiétudes à l'égard du pouvoir d'achat. Et maintenant une véritable angoisse liée au climat de guerre alors que, traditionnellement, la politique internationale n'a aucun poids sur le vote des électeurs.rices.

À bien des égards, nous n'avions pas prévu que cette campagne serait ce qu’elle est aujourd'hui et que l'incertitude du choix des électeurs.rices à moins d'un mois du premier tour soit aussi importante : 30% des sondé.e.s disent qu'ils ne sont pas sûr.e.s d'aller voter. Il y a une très grande marge d'incertitude.

 

Quel était le rôle d’Éric Zemmour lors de cette campagne ?

Éric Zemmour avait beaucoup d'atouts pour lui parce qu'il incarnait la nouveauté et parce qu’au départ, il incarnait une droite extrême, radicale, dure. Plus respectable, entre guillemets, que Marine Le Pen qui reste malgré tout la fille de Jean-Marie Le Pen, cette filiation d'extrême droite avec un père qui répète en boucle que les chambres à gaz sont un détail de la deuxième Guerre Mondiale. Éric Zemmour, au début, n'avait pas cet aura. En plus, il avait pour lui le fait d'être très médiatique, un journaliste du Figaro et de CNews.

Il s'est tiré une balle dans le pied de par la radicalité de ses propos, notamment quand il a commencé à dire que Pétain avait sauvé les Juifs de France. Dans un premier temps, une partie de l’électorat était prêt à voter pour lui sur le thème de la peur, de l'immigration et de l'islam mais à partir de ce moment-là, nombre de personnes se sont dit qu’il allait trop loin. Et surtout, les violences qui ont marqué ses meetings, notamment celui de Villepinte, ont marqué un tournant. Sans oublier sa position et sa proximité à l'égard du pouvoir russe, puisqu'il était perçu en Russie comme un influenceur, comme un pont entre la France et le pouvoir russe. Il a eu du mal à condamner l'agression russe en Ukraine et continue à dire qu’il y a une partie de la responsabilité qui incombe à l'OTAN. Tout cela a graduellement écorné une image qui, au départ, avait pas mal d'atouts. Je pense qu’il a été surestimé. Il ne faut jamais prêter trop d'attention aux sondages, surtout au début.

Par ailleurs, la plupart des sondages aujourd’hui sont réalisés en ligne. La personne est seule face à son ordinateur et sa tablette, elle ne dissimule pas son vote puisqu'elle n'a pas la censure qu'elle pourrait avoir face à quelqu'un et cela libère la parole. Mais une partie de la population n’y est pas présente, notamment les personnes âgées, moins politisées, qui ne participent pas. La « droitisation » pourrait être finalement moindre que l’on ne le pense. Elle est surtout liée à l’abstention et cela va être plus vrai que jamais, et surtout au second tour.

 

Même s'il ne devient pas président, est-ce que Éric Zemmour n’a pas déjà changé la culture politique en France avec des mouvements, tels que « Les femmes avec Zemmour » ou « Les Jeunes avec Zemmour » ?

Ces mouvements étaient quand même très articulés autour de la figure du leader, autour de la figure du chef. Je ne suis pas sûre qu'ils arrivent à s’installer. C'est vrai : j’ai rencontré des étudiant.e.s qui sont allé.e.s suivre ces mouvements et qui ont discuté avec eux. Il y a un enthousiasme. Mais si on regarde le tableau plus large, la France évolue quand même vers plus de tolérance, y compris à l'égard des musulman.e.s, à l'égard des immigré.e.s, avec certes des retours en arrière. Grâce au renouvellement générationnel, à la hausse du niveau d'études, de l'ouverture sur le monde et à la diversité croissante de la société française, la tolérance augmente doucement. Lorsque l‘on regarde l'ensemble de l'électorat et que l’on pose la question : au fond de vous, avez-vous envie qu'un Éric Zemmour soit élu ? Il y a huit pourcent de « oui » et 21% pour Marine Le Pen…

Ce qui distingue les deux camps d'extrême droite, c'est leur composition sociale. Les électeurs.rices de Marine Le Pen ont tendance à venir de milieux ruraux relativement plus pauvres. Éric Zemmour attire un nouvel électorat plutôt aisé, pour lequel Marine Le Pen est presque trop modérée, qui n'a, par exemple, pas participé à l'opposition au "mariage pour tous" et qui n'est pas aussi conservateur en termes de valeurs. Il est également intéressant de noter que Marine Le Pen a réussi à attirer surtout des femmes, qui représentent désormais plus de la moitié de son électorat. Chez Éric Zemmour, c'est le contraire, ce sont des hommes d'âge mûr qui votent pour lui. On le voit donc ici aussi, il n'y a pas de profil d'électeur unique à droite, ce qui rend ces élections si complexes d'un point de vue sociologique. 

 

Existe-t-il un vrai danger pour que la violence verbale de cette campagne se transforme en violence réelle ? Un phénomène qu’on a pu observer en Allemagne, après l’arrivée des migrants en 2015 et les discours violents de l’AfD (parti d’extrême droite) ?

Il y a toujours le risque que ces violences verbales se traduisent en violence réelle. Et Éric Zemmour y contribue. Dans cette optique, il est un peu comme Jean-Marie Le Pen, le père. Il a cette éloquence et possède une capacité d’influence. Lors du meeting de Villepinte, les violences n'étaient pas verbales. C'étaient des violences physiques.

Les réseaux sociaux peuvent produire le meilleur et le pire, on voit très bien cette surenchère. L'important, au fond, en politique, c'est que l'exemple vienne d'en haut. Et de ce point de vue-là, Éric Zemmour introduit un risque.

 

Votre regard sur la gauche ?

 Il y a une multiplicité de candidat.e.s, mais pour l'instant, Jean-Luc Mélenchon n'arrive pas à mobiliser autour de lui. Il peut encore augmenter dans les sondages comme la dernière fois, mais je doute qu'il puisse rattraper Marine Le Pen, quoiqu'on ne puisse jamais dire jamais en politique. Et il y a quand même beaucoup de gens à gauche qui ne lui font pas confiance après ses propos sur la Russie et à cause de son soutien à un certain nombre de leaders autoritaires en Amérique latine. Il y a des gens qui, tout en reconnaissant sa grande intelligence et l'intérêt de beaucoup des thèmes dans son programme, hésitent à voter pour lui.

 

Nonna Mayer recommande pour plus d'informations:

The impact of gender on the Marine Le Pen vote : https://www.cairn-int.info/article-E_RFSP_676_1067--the-impact-of-gender-on-the-marine-le.htm

 

2019 Report on the fight against racism, anti-Semitism and xenophobia: https://www.cncdh.fr/fr/publications/les-essentiels-2019-report-fight-against-racism-anti-semitism-and-xenophobia 

 

2020 Report on the fight against racism:  https://www.cncdh.fr/sites/default/files/the_essentiels_report_on_the_fight_against_racism_2020_-_english.pdf

 

L'immigration en débat : rhétorique et arguments, disputes et polémiques:  https://www.college-de-france.fr/site/francois-heran/course-2021-11-05-10h30.htm