La France se distingue des autres grandes démocraties européennes par la médiocrité de son système médiatique et l’installation de l’extrême droite au sein de médias de masse. Depuis quinze ans, le paysage médiatique français s’est radicalement transformé. Si la demande d’information n’a jamais été aussi forte, grâce à la révolution numérique, l’offre globale d’information, elle, n’a jamais été aussi faible, suscitant l’inquiétude grandissante de la profession représentée par ses sociétés de journalistes, syndicats, associations et collectifs.
Une nouvelle structure de propriété
« La clef des libertés civiques d'un peuple est dans la liberté de la presse », disait en 1935 le député Emile Brachard qui défendait alors devant l’Assemblée nationale l’adoption du premier statut professionnel des journalistes. Pourquoi cette référence ? Parce que la situation d’aujourd’hui en France a beaucoup à voir avec celle de l’entre-deux-guerres (1919-1939), qui vit l’apogée de la « presse d’industrie ». Une presse contrôlée et asservie par les grandes fortunes de l’époque, engloutie dans la corruption, et qui allait basculer dans la collaboration.
Emile Brachard, défendant le statut de journaliste, s’en prend vivement à « ces groupes qui contrôlent les journaux, c’est-à-dire à ce capitalisme de la presse » qui méprise le journalisme indépendant et ceux qui le font, les journalistes. Il dénonce les attaques multiples de la loi fondamentale de 1881 sur la liberté de la presse, « ces interventions multiples et variées, toutes tendant à faire fléchir les règles » pour mieux satisfaire les patrons de journaux.
Près d’un siècle plus tard, cette liberté reste à défendre tant que de de nouvelles attaques se multiplient. Et cette liberté se doit d’être élargie tant la loi libérale de 1881 n’a cessé d’être grignotée ces quinze dernières années.
La révolution intervenue ces quinze dernières années est bien la prise de contrôle de l’essentiel du système médiatique privé par des hommes d’affaires. Souvent dépendants de la commande publique, ces « capitaines d’industrie » structurent aujourd’hui le paysage de l’information. La France a en effet cette particularité d’avoir aujourd’hui 90% (ce chiffre renvoit à l’audience globale) des quotidiens nationaux et la totalité des chaînes de télévision privée détenus par sept grands industriels et financiers, dont les intérêts ne sont pas dans les métiers de l’information.
Bouygues (Bâtiment travaux publics) qui contrôle TF1, première chaîne de télévision du pays, et six autres chaînes. Arnault (LVMH, 1er groupe mondial du luxe), propriétaire de deux quotidiens nationaux, d’une radio et de plusieurs magazines. Bolloré (Vivendi) propriétaire d’un empire télévisé (Canal+ et quatre autres chaînes), du premier groupe français de magazines (Prisma), d’une grande radio et de deux hebdomadaires. Niel (téléphonie) qui contrôle Le Groupe Le Monde, des quotidiens régionaux et plusieurs hebdomadaires. Dassault (aviation et armements), propriétaire du Figaro, le grand quotidien conservateur français. Dernier arrivé : Saadé (groupe CMA-CGM, 3e transporteur maritime mondial) qui, outre un quotidien régional et un quotidien économique, vient de racheter à Drahi (télécommunications) ses sept chaînes de télévision et une grande radio.
Ce phénomène de concentration s’est même accéléré au niveau local. Un rapport très officiel publié à l’été 2022 par l’inspection des finances et l’inspection des affaires culturelles[1] considère que « La concentration de la presse est élevée pour la presse quotidienne nationale et très forte pour la presse quotidienne locale ».
Des rédactions qui ont perdu leur indépendance
Une nouvelle crise est en cours : une crise d’indépendance, la plupart de ces grands actionnaires faisant valoir dans leurs médias leurs intérêts et positions politiques. Cette concentration de l’information aux mains de quelques milliardaires ou la naissance d’une « presse d’industrie » s’est accompagnée, depuis ces dernières années, de reprises en mains violentes des rédactions. Dans un système d’information en crise et structurellement déficitaire, les médias rachetés par les industriels et financiers sont d’abord utilisés comme leviers d’influence. Ces propriétaires de médias achètent de la protection, ils ne pensent pas développement, prise de risque, innovations.
Des directeurs de la rédaction ont ces derniers mois été limogés par leur actionnaire en désaccord avec des choix éditoriaux. Ce fut le cas d’Hervé Gattegno, directeur du Journal du Dimanche et de Paris-Match, renvoyé par Lagardère et Bolloré. De Nicolas Barré, directeur de la rédaction du quotidien économique Les Echos, écarté par Bernard Arnault, cette crise dure maintenant depuis près d’un an. La mise à pied d’Aurélien Viers, directeur de rédaction de La Provence pour une Une jugée « ambiguë » qui avait déplu à la direction du titre, réintégré quelques jours plus tard.
Les atteintes à l‘indépendance des rédactions se répètent. A chaque fois, les consciences se réveillent, puis se rendorment, et rien ne change… Cet affaissement de l’indépendance donc de la qualité de l’information est une explication majeure du gouffre de défiance qui s’est créé entre l’opinion publique et les médias.
L’extrême droite au cœur de médias de masse
Vincent Bolloré est un industriel devenu en quinze ans magnat des médias. Lui ne cache pas vouloir imposer à ses rédactions un agenda idéologique d’extrême droite au service du « combat de civilisation » qu’il entend mener. Il a ainsi fait promouvoir par sa chaîne d’information en continu CNews la candidature à l’élection présidentielle de 2022 de l’essayiste d’extrême-droite Eric Zemmour, multi-condamné pour incitation à la haine raciale.
Vincent Bolloré purge aussi les rédactions des médias qu’il rachète. La quasi-totalité des journalistes d’I-Télé devenue CNews après son rachat a quitté la chaîne. Quatre-vingt-dix salariés d’Europe-1, grande radio généraliste, ont démissionné à la suite de son rachat par Bolloré. Peu avant, censure, suppression d’émissions et limogeages avaient marqué la reprise par l’industriel de la télévision payante Canal+.
On peut également citer le cas de l’Hebdomadaire Le Journal du Dimanche, qui va de crise en crise. Ce titre a même vu pour la première fois de son histoire sa rédaction se mettre en grève quatre semaines d’affilée, en juin 2023, pour dire son refus de la nomination par l’actionnaire Vincent Bolloré comme directeur de la rédaction d’un journaliste d’extrême droite Geoffroy Lejeune, peu avant limogé pour ses positions ultras de la direction de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, propriété de l’homme d’affaires Safa.
Enfin, on pourrait penser que l’audiovisuel public demeure puissant et reste épargné de cet accaparement par les puissances économiques. Il n’en est rien. La profession se dit inquiète tant il est menacé par les critiques récurrentes du pouvoir exécutif qui, après avoir changé son mode de financement, vient d’annoncer une vaste réforme de réorganisation de ce secteur.
Ainsi le journalisme et l’information se portent très mal. Se met en place un paysage d’information et d’opinion pouvant favoriser lors des prochaines élections l’extrême droite que les sondages donnent comme favorite pour l’élection présidentielle de 2027.
La gabegie d’aides publiques massives
La France a cette autre particularité d’avoir la presse la plus subventionnée en Europe. Au total, l’État consacre plus d’1 milliard d’euros d’aides directes et indirectes à la presse. Sans ces subsides publics, la plupart des titres enregistreraient des pertes très importantes.
A titre d’exemples, Bernard Arnault, malgré les 14 milliards d’euros de bénéfice net du groupe LVMH (premier groupe de luxe mondial) en 2022, a accaparé la plus grosse partie de ces aides publiques en recevant pour Les Echos et Le Parisien plus de 16 millions d’euros en 2021 après 22,5 millions d’euros en 2020. En deux ans, le groupe Le Monde, contrôlé par Xavier Niel, a reçu 18 millions d’euros, le groupe Le Figaro (famille Dassault) plus de 16 millions, Libération (Patrick Drahi via SFR et un fonds de dotation) 14,5 millions, etc.
On peut donc s’interroger légitimement sur les raisons d’un tel soutien de l’Etat à ces grands médias.
Peu innovante, la presse écrite a loupé son virage digital. Ces milliardaires ont détruit de la valeur, fait des plans sociaux, accumulé les pertes, raté la révolution numérique. Ils se sont gardés d’investir pour mieux ouvrir le robinet des aides publiques qui représentent aujourd’hui près du quart de leur chiffre d’affaires. Sans ces subsides publics, la quasi-totalité des titres imprimés seraient en faillite.
Un simple arrangement entre le pouvoir et les gros médias semble tenir de règle du jeu, ouvrant la voie à tous les soupçons de dépendance.
Ce système des aides publiques à la presse – devenues des rentes - est pourtant de longue date critiqué : plusieurs rapports parlementaires, rapports de hauts fonctionnaires remis à l’exécutif, rapport de la Cour des comptes. Sont pointées son inefficacité, les distorsions de concurrence qu’elles provoquent, l’opacité des critères d’attribution et les difficultés ainsi créées pour les nouveaux entrants sur le marché, ou encore son absence de soutien à l’innovation.
En 2022, le Syndicat de la presse d’information indépendante en ligne (SPIIL) s’indignait à son tour d’un tel système. Il organise « une distorsion de concurrence et nuit gravement au pluralisme », estime ce syndicat professionnel qui regroupe plus de 280 titres indépendants, très majoritairement numériques. La presse indépendante est ainsi massivement discriminée. « Cette disproportion est indécente et décourageante pour les nombreux éditeurs indépendants qui œuvrent au pluralisme de l’information », estimait le SPIIL. Un message que le gouvernement ne veut pas entendre.
Offensives judiciaires contre le journalisme indépendant
Ces dernières années ont été marquées également par de multiples offensives judiciaires contre des journalistes. Des procès en cascade ont été intentés par des hommes d’affaires (Vincent Bolloré en tête) à la suite de publications d’enquêtes, obligeant des titres financièrement fragiles à engager de lourds frais d’avocat et de justice. Dénoncées par toute la profession comme des « procédures baillons », ces attaques visent à dissuader les journalistes d’enquêter. Le syndicat national des journalistes (SNJ, majoritaire) a saisi la Défenseure des droits des cas de plusieurs journalistes cibles de violences policières lors des manifestations contre la réforme des retraites.
La loi sur la presse de 1881, texte fondateur de la liberté d’information en France, est régulièrement contournée, au nom du secret des affaires ou pour identifier les sources des journalistes. Des tribunaux de commerce, pourtant non compétents en matière de presse, ont même ordonné des « censures préventives » à la publication d’articles. On pourrait y ajouter le recours à ces mêmes tribunaux pour pourchasser les sources de journalistes, les convocations en septembre 2023 de trois journalistes travaillant dans la presse régionale par l’Inspection générale de la police nationale, « convocations qui ont pour seul but d’intimider, d’épuiser et de faire taire », selon le SNJ.
Tel est le paysage de l’information en France. Une dégradation pas forcément spectaculaire mais continue et à bas bruit, doublée d’une précarisation croissante du métier de journaliste et les multiples atteintes au droit à une information pluraliste et de qualité des citoyennes et des citoyens. Les syndicats de journalistes, les collectifs, les avocats spécialisés en droit de la presse, les associations de défense des libertés publiques, les sociétés de journalistes de nombreux médias tirent la sonnette d’alarme depuis trop longtemps.
La liberté de la presse n’est pas un débat professionnel entre journalistes. Elle concerne d’abord les citoyennes et les citoyens, le respect de leur droit de savoir, leur capacité à se forger connaissances et opinions. Sans une information indépendante, il ne peut y avoir d’authentique délibération démocratique. C’est ce qu’affirment lois et jurisprudences constitutionnelles, charte des droits fondamentaux et Cour européenne des droits de l’Homme.
L’urgence de soutenir la presse indépendante
Pour autant, c’est dans ce paysage sinistré de l’information en France que des dizaines de médias indépendants tentent de produire un journalisme de qualité, indépendant, et de reconstruire une relation avec des publics qui ne font plus confiance et se détournent des médias de masse. Ces médias indépendants inventent de nouveaux formats, s’adaptent aux nouveaux usages et investissent dans le numérique. C’est dans cette galaxie de plusieurs centaines de médias indépendants que s’invente le futur et se reconstruit le journalisme.
Quelques exemples :
Qui invente le modèle d’abonnement à des journaux numériques ? Deux titres indépendants, Mediapart et Arrêt sur images, deux titres qui sont bénéficiaires depuis des années et ne cessent d’investir dans de nouveaux contenus.
Qui invente la radio numérique, de nouveaux modes de récit audio et les podcasts ? Arteradio et France Culture, donc le service public, vite suivis par de nombreux sites indépendants.
Qui reconstruit le lien avec les lecteurs, grâce au participatif que permet le numérique ? Des titres indépendants.
Qui relance un journalisme offensif d’enquête étouffé dans les médias classiques ? Mediapart suivi par beaucoup d’autres, Disclose, StreetPress, Mediacités, Blast aujourd’hui.
Qui invente de nouveaux formats vidéo, en direct ou en replay, émission de plateau ou reportage ou enquête vidéo ? tous ces titres indépendants ayant les moyens de les produire
Qui bouscule les vieux monopoles construits par les quotidiens régionaux et renouvelle l’information locale ? Marsactu à Marseille, site bénéficiaire, Mediacités à Lille, Lyon, Nantes, Toulouse, Le Poulpe à Rouen et en Normandie.
Qui explore de nouveaux champs d’information ? Reporterre, Basta, Orient XXI, La Déferlante, Splann ! sur l’agro-industrie en Bretagne, Radio Parleur.
Cette presse indépendante sert aujourd’hui de laboratoire et d’aiguillon. Elle compte chaque jour des millions de lecteurs, d’auditeurs, de spectateurs. Pas à pas, elle construit un nouvel écosystème d’information. Elle le fait en étant, de fait, interdite bancaire, n’ayant pas accès aux crédits des établissements financiers. Elle le fait en étant massivement discriminée dans l’attribution des aides publiques. Elle le fait dans une concurrence déloyale et faussée par les médias de nos hommes d’affaires milliardaires qui, après avoir accaparé les aides publiques pour en faire une rente, organisent une autre rente, privée cette fois-ci, par des accords secrets avec les Gafam.
Dans ce paysage général, la mission du Fonds pour une presse libre est justement d’aider ces titres indépendants. Le Fonds accorde des aides financières pour des projets éditoriaux innovants et des développements techniques nécessaires à la construction d’un modèle économique pérenne pour cet écosystème de la presse indépendante qui mérite d’existe. Il entend de cette manière remettre le journalisme debout et là où il doit être : au service des citoyennes et citoyens.