Se faire entendre, oui, mais à quel prix ?

Entretien

La désinformation lié au genre sur Internet réduit les femmes au silence dans l’espace public. Nina Jankowicz, spécialiste de la désinformation et de la démocratisation, décrit la menace et propose d’éventuelles mesures de protection à mettre en place.

Dialogue entre Nina Jankowicz, Claudia Rothe et Georg McCutcheon

Georg McCutcheon (GM) : Vos recherches sont axées sur la désinformation lié au genre. Pour de nombreux·euses lecteur·rice·s, il pourrait s’agir au départ d’un terme relativement flou, qu’ils ou elles rangeraient grosso modo entre le harcèlement en ligne et la violence fondée sur le genre. Quelles sont les caractéristiques spécifiques de la désinformation sur le genre ?

Nina Jankowicz (NJ) : Tout d’abord, je pense qu’il est primordial de rappeler qu’une désinformation efficace exploite généralement les divisions sociales préexistantes. J’ai commencé à étudier la désinformation sur le genre dans le cadre de mes travaux sur la désinformation russe. En effet, je rencontrais régulièrement des femmes dans des pays comme la Géorgie et l’Ukraine qui ont été touchées par la désinformation russe, quelle soit très sexualisée et/ou basée sur le genre. Le but premier de cette désinformation était d’empêcher les femmes de participer à la vie publique.

J’ai pu continuer à analyser ce phénomène dans le contexte des élections américaines de 2020, avec le soutien du Wilson Center, et les conclusions de cette étude ont été publiées dans un rapport intitulé « Malign Creativity :How Gender, Sex, and Lies are Weaponized Against Women Online » (Les dangers de la créativité : comment le genre, le sexe et le mensonge sont devenus-ils des armes contre les femmes en ligne). Durant nos recherches, nous nous sommes aperçus que la désinformation sur le genre n’était autre qu’une sous-catégorie du harcèlement en ligne ou de la violence en ligne fondée sur le genre qui s’appuie essentiellement sur de fausses informations avec une intention malveillante pour réduire les femmes au silence et pour les tenir à l’écart de la vie publique. En général, ces fausses idées sont alimentées par des stéréotypes sexistes. Pendant la campagne présidentielle américaine, par exemple, l’affirmation selon laquelle la vice-présidente Kamala Harris aurait obtenu une « promotion canapé » a fait le tour du monde. On n’accuserait jamais un homme d’une telle chose.

Dans l’ensemble, nos recherches révèlent trois tendances générales de la désinformation sur le genre : des propos sexualisés, comme ceux que je viens de mentionner concernant la vice-présidente Kamala Harris, des discours transphobes qui affirment que les femmes au pouvoir sont secrètement transgenres, et des discours racistes qui prétendent, par exemple, que Kamala Harris n’est pas noire. Nous avons notamment constaté que, du fait de leur identité intersectionnelle, les femmes racisées, queers ou handicapées, sont exposées aux insultes et à la désinformation sur le genre de manière disproportionnée par rapport à leurs homologues blanches, hétérosexuelles et non handicapées.

GM : Pourquoi les femmes sont-elles très souvent la cible de la désinformation et quelle est l’intention sous-jacente ? Selon vous, qui sont les principaux responsables de la diffusion systématique de la désinformation sur le genre ?

NJ : Bien sûr, la misogynie et la misogynie en ligne ne se sont pas propres à la Russie, à l’Iran et à la Chine. C’est la raison de son efficacité. En effet, la misogynie est malheureusement encore très répandue dans le discours public de nombreux pays. Je pense qu’il existe une peur profondément ancrée chez les hommes. Certains pensent que les femmes sont en train d’envahir l’espace qu’ils ont longtemps occupé eux-mêmes. La conséquence immédiate de la désinformation sur le genre est la réduction des femmes au silence et leur exclusion de la vie publique. Si nous examinions de plus près les campagnes de désinformation sur le genre, nous constaterions des effets dramatiques sur la participation politique des femmes, et ce parmi tous les groupes d’électeur⸱ice⸱s et toutes les tranches d’âge. Lorsque Kamala Harris a prêté serment en tant que première femme vice-présidente des États-Unis, ce fut sans aucun doute un moment décisif pour de nombreuses femmes aux États-Unis. Mais lorsqu’on analyse les réactions à ses Tweets et les discussions à son sujet sur Internet, le premier réflexe en tant que femme est de ne pas vouloir être exposée à cela. Dès lors, un constat s’impose : que se passe-t-il lorsque je cherche à me faire entendre ? Que se passe-t-il si je participe à la vie publique ? Serai-je exposée aux mêmes discours ? Nous voyons donc que l’impact de ce type de désinformation va bien au-delà de la violence ressentie par la cible de ces abus, parce que ce phénomène a également des conséquences considérables sur la participation démocratique et politique des femmes en général.

Les attaques dirigées contre notre fertilité ou notre statut parental, notre âge, notre apparence et notre santé mentale sont plus virulentes que celles dirigées contre les hommes, mais pour une raison ou une autre, il est acceptable de s’en prendre aux femmes de cette manière. Lorsque j’étais enceinte, les hommes faisaient des remarques désobligeantes sur mon poids et mon acné ; deux phénomènes tout à fait normaux pendant la grossesse. Je pense que c’est un réflexe pour beaucoup de gens. Les journalistes et les responsables politiques tendent eux aussi à utiliser ces clichés dévalorisants lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes concernés. Je prends un autre exemple qui remonte à l’investiture du président américain en 2020. C’était une journée extrêmement froide ce jour-là et nous avons passé un temps considérable à discuter des manteaux que portaient les femmes présentes. Le sénateur Bernie Sanders, quant à lui, est apparu dans sa célèbre parka et ses moufles, légèrement décoiffé. Il est devenu un mème Internet et a même enflammé la toile. Cependant, si une femme s’était présentée dans cet accoutrement, elle aurait été raillée, quelle que soit sa position politique.

Cette dissymétrie de traitement est fréquemment exploitée par les acteurs étrangers, mais très franchement, certaines figures nationales légitimes ne se gênent pas pour le faire. En Allemagne, nous avons bien vu comment Annalena Baerbock est devenue la cible des discours sexistes lors des dernières élections, et nous assisterons au même scénario lors des élections de mi-mandat américaines de 2022. Cette tendance ne s’observe pas seulement chez les influenceur·euse·s en ligne en marge de la politique, mais également chez nos propres élu·e·s politiques. Le président Donald Trump était très friand, comme on le sait, des expressions sexistes désobligeantes pour décrire les journalistes et les opposant·e·s politiques. Nous constatons que des membres du Congrès américain s’adonnent encore à cette pratique aujourd’hui. J’ai moi-même été la cible de ce genre d’attaques de la part de membres du Congrès. Cet exemple est à mon avis très problématique, car cela laisse entendre que ce genre de choses est acceptable en politique.

Claudia Rothe (CR) : Cet entretien est publié dans un dossier sur la liberté de la presse et des médias en Europe. Comment décririez-vous la menace particulière à laquelle sont confrontées les femmes et les minorités sexuelles dans le secteur du journalisme et dans les autres métiers des médias, en particulier dans le cas d’une identité intersectionnelle ? Que faut-il faire pour les protéger contre ces menaces ?

NJ : De par la nature de leur profession, les journalistes sont souvent en première ligne de ces conflits. Au Brésil, par exemple, une Étude de Reporters sans frontières a révélé que huit femmes journalistes sur dix ont modifié leur couverture médiatique pour se protéger des attaques. Notons que ces attaques ne sont pas uniquement perpétrées en ligne, mais également dans le monde réel. Dans une profession où l’Internet occupe une place aussi prépondérante, la frontière entre ce qu’il se passe « en ligne » et « hors ligne » s’estompe rapidement.

Les femmes qui travaillent dans le journalisme doivent faire souvent face à la divulgation de leurs données à caractère personnel, adresse et numéro de téléphone compris. Les journalistes sont d’ailleurs souvent victimes de « swatting »[1]. Il s’agit d’un canular téléphonique qui consiste à essayer de piéger des services de police et à déclencher une intervention d’urgence sous de faux prétextes. Cela représente une première menace pour les personnes concernées. À cela s’ajoutent les menaces de violence proférées sur Internet et je peux vous dire que, par expérience personnelle, on se demande si cela vaut vraiment la peine de poursuivre son travail. Peu importe qu’il s’agisse d’articles qui dérangent ou qui fâchent un parti d’opposition ou un groupe politique extrémiste. Cela nous amène à repenser l’engagement. De nombreuses femmes qui participent à la vie publique, notamment des journalistes, réfléchiront alors à deux fois avant de couvrir un sujet en particulier. C’est une restriction de la liberté de la presse et de la liberté d’expression.

En ce qui concerne les mesures de protection, on constate que les rédactions s’intéressent de plus en plus à la sécurité de leurs reporters, en particulier des femmes et des personnes qui subissent de multiples discriminations, mais cela ne suffit toujours pas. Le contrat de journaliste devrait stipuler que la rédaction est tenue de lui venir en aide si celui-ci ou celle-ci subit des menaces à la suite de son reportage par exemple, ou s’il ou elle est contraint·e de déménager ou encore s’il ou elle a besoin d’aide en matière de sécurité au travail et de sécurité informatique. Cela devrait être la norme et ce n’est malheureusement pas encore le cas. Il est de la plus haute importance d’améliorer la protection des pigistes, qui jouent un rôle de premier plan dans le secteur des médias, mais qui, très souvent, ne bénéficient pas des mêmes droits que les reporters salarié·e·s. Cela vaut pour toute institution qui délègue sa représentation dans la sphère publique.

CR : Dans votre livre, vous vous inspirez notamment de l’exemple de Kamala Harris et de votre propre expérience pour donner des conseils aux femmes et aux minorités sexuelles afin qu’elles puissent faire face au harcèlement, aux abus et à la désinformation en ligne. Quelles sont les principales mesures à mettre en œuvre pour se protéger en ligne ?

NJ : C’est un problème complexe. Les solutions que je propose dans ce livre ne sont pas une panacée, mais elles permettent de protéger son espace en ligne afin de se faire entendre. Pour moi, c’est tout ce qui compte. Le harcèlement que j’ai subi, notamment lorsque j’étais au gouvernement, a été particulièrement difficile à vivre, d’autant plus que je n’avais pas le droit de répondre. J’avais l’impression d’être simplement à la merci de mes détracteurs. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles j’ai quitté le gouvernement, car on ne m’a pas permis de me défendre.

La chose la plus importante et la plus fondamentale que vous puissiez faire pour protéger votre vie privée et vos données personnelles est d’opter pour une double authentification et de choisir des mots de passe complexes pour tous vos appareils et comptes.

Deuxièmement, vous devez être conscient·e que les trolls sur Internet cherchent à monopoliser votre attention, car cela renforce leur message. N’oubliez pas que vous avez la possibilité de bloquer ou de mettre en sourdine ces personnes. Bien que le fait de signaler un compte n’aboutisse pas toujours, cela permet néanmoins aux plateformes de collecter des informations importantes sur les personnes concernées et sur leurs activités en ligne.

Troisièmement, il est important de pouvoir s’appuyer sur une communauté. La première fois que j’ai subi du harcèlement en ligne, j’ai été choquée que des personnes proches de moi, dont mon mari et ma mère, ne comprennent pas. Certain·e·s de mes ami·e·s m’ont même dit : « Il suffit de couper Internet, de ne pas lire les commentaires et d’ignorer les trolls ». Mais lorsqu’on effectue ses recherches et ses travaux personnels en ligne, c’est particulièrement difficile. Heureusement, j’ai pu compter sur une communauté d’auteures dont je parle dans mon livre, et beaucoup d’entre elles étaient déjà passées par là. Internet est un lieu épouvantable, mais on peut y trouver de véritables amitiés et des réseaux de soutien, que ce soient des confrères et des consœurs ou d’autres personnes dont on admire le travail. Soyez actif et active sur Internet en tant que personne non impliquée : Si vous voyez quelqu’un se faire harceler, signalez ce comportement (si vous le pouvez, sans alimenter le troll) et bloquez cette personne.

GM : Enfin, nous souhaitons mettre l’accent sur la responsabilité institutionnelle. Que pensez-vous du cadre législatif existant pour traiter ces problèmes et avez-vous des recommandations pour une prise en considération efficace de la dimension de genre de la désinformation dans la législation, en particulier en ce qui concerne les plateformes de réseaux sociaux ?

NJ : Tout d’abord, très peu de démocraties occidentales disposent de lois efficaces contre les discours de haine, en particulier en ligne. L’Allemagne a fait quelques tentatives, mais je dirais que, même si elle est sur la bonne voie, ces tentatives ont une portée limitée. Le régulateur australien e-Safety est un exemple intéressant. L’Australie a mis en place des lois strictes concernant la diffusion d’images sans autorisation, les contenus illégaux, les contenus ciblant les enfants, mais aussi en ce qui concerne le harcèlement en ligne et la diffamation, toute infraction étant passible d’une lourde amende. La volonté politique de faire appliquer ces lois semble exister, ce qui est un facteur déterminant. A mon avis, Cela revient à obtenir une injonction contre l’instigateur principal, lorsqu’on se retrouve dans la rue, entouré par des centaines de personnes qui se mettent à nous insulter. Sur Internet, il n’existe pas de telle protection, même si les effets sont perceptibles dans la vie réelle.

Je ne pense pas qu’il faille nécessairement traiter la désinformation sur le genre comme une sous-catégorie du phénomène plus vaste que sont les violences sexistes en ligne. Néanmoins, nous devons en parler, tout comme nous l’avons fait avec la problématique du harcèlement sexuel sur le lieu de travail. Je souhaite que toute nouvelle législation ait une incidence réelle sur les harceleurs en ligne et les diffamateurs. Je souhaiterais également renforcer la surveillance des plateformes et voir celles-ci investir dans des modérateurs·ices de contenu disposant de l’expertise nécessaire pour élaborer des orientations qui soient ensuite effectivement appliquées.

Toutes les grandes plateformes ont déjà pris des mesures contre la diffusion des discours haineux, y compris des discours sexistes ; elles ne sont simplement pas appliquées. Cela est probablement dû en partie à un manque de volonté politique, ou bien au fait que le contenu émotionnel et haineux diffusé en ligne incite les gens à revenir. De ce fait, ces discours font partie intégrante du modèle commercial. Le manque d’expertise peut également expliquer cette lacune. Dans les différents groupes de discussion que j’ai organisés, j’ai entendu à plusieurs reprises que des femmes à l’identité intersectionnelle ou non avaient signalé des insultes, mais que les plateformes n’étaient pas intervenues, car très souvent les personnes de l’autre côté de l’écran ne les considéraient pas comme des insultes ou des discours de haine. Sans contexte ni compréhension de la culture actuelle des mèmes, l’image d’une boîte d’œufs vide censée suggérer la stérilité, par exemple, pourrait ne pas être considérée comme une publication à caractère misogyne lors de la procédure de vérification.

CR et GM : Merci beaucoup pour cet entretien !

 

[1] Anglicisme: canular malveillant qui consiste à faire intervenir des unités spéciales de la police (le SWAT aux Etats-Unis).


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